Jeoffrécourt : des combats dans la ville !
Des snipers qui prennent des habitants pour cible, des commandos armés qui investissent les maisons et les commerces pour débusquer des terroristes, des fusillades nourries, des tirs de grenades, des explosions, des nuages de fumée, un char Amx qui surgit au détour d’une rue, des ambulanciers qui évacuent des blessés... Nous sommes bien en France, quelque part en Picardie, et pas pour le tournage d’un film...
Jeoffrécourt (Aisne) a jadis été un hameau d’agriculteurs dont les fermes ont été expropriées à la fin du 19e siècle lors de la création du camp militaire de Sissonne. Devenu un lieudit au cœur des 6 000 ha de zones d’entraînement des soldats de l’Armée française, Jeoffrécourt connaît depuis 2012 une seconde vie sous la forme d’une ville de 5 000 habitants. En l’occurrence une étrange commune dont le nom ne figure pas parmi les 37 357 recensées au 1er janvier 2018. Une ville pourtant bien réelle où, paradoxalement, il n’y a ni maire, ni conseil municipal, ni même le moindre électeur. Une ville qui ne figure sur aucune carte et qui est inconnue des GPS du commerce.
On trouve pourtant là, répartis dans cette étonnante localité et dans un village satellite nommé Beauséjour, une mairie, une école, une bibliothèque, une église, des habitations collectives, des maisons individuelles réparties dans deux lotissements, un hôpital, une gare desservie par une voie ferrée, un supermarché doté de rayons et de caisses, des commerces de proximité, une pharmacie, un terrain de football, une zone d’activité constituée de plusieurs entrepôts, un cimetière et même un... bidonville fait de cabanes et de caravanes. Bref, rien ne manque à Jeoffrécourt. Excepté... des habitants !
Jeoffrécourt est en effet une ville totalement factice. Une agglomération urbaine fantôme née d’un double constat de l’État-Major : la moitié de la population mondiale vit désormais en ville, et la plupart des conflits contemporains se déroulent principalement dans des zones urbaines sous la forme de combats de rue tels que ceux qui se sont déroulés dans l’ex-Yougoslavie, en Afghanistan ou au Moyen-Orient.
Construite pour répondre aux besoins de l’Armée française entre 2008 et 2012, Jeoffrécourt a pour objet de compléter les équipements du camp de Sissone, et notamment les installations interarmes préexistantes du CENZUB (centre d’entraînement aux actions en zone urbaine), elles-mêmes construites entre 2004 et 2006. Objectif : mettre les troupes en situation dans les conditions les plus proches possibles de la réalité des interventions militaires dans un environnement urbain. À cet égard, les tracés des rues ont été pensés pour élargir au maximum le champ des situations possibles : ici des rues de centre-ville étroites, et même sinueuses pour certaines, là des voies plus larges et plus rectilignes de faubourgs contemporains.
C’est tout naturellement l’Armée française qui bénéficie principalement de ces installations uniques en Europe et construites pour faire face aux besoins de plus en plus pointus de l’instruction militaire. Mais pas seulement : soit pour leur propre compte, soit dans le cadre de manœuvres interalliées, l’on peut également voir en action dans les rues de Jeoffrécourt des soldats Allemands, Américains, Belges, Britanniques ou Canadiens venus s’entraîner là pour faire face aux menaces potentielles qui pèsent sur les nations occidentales, mais aussi pour se tenir prêts dans l’optique d’engagements sur les « théâtres d’opérations extérieures » validés par l’Otan. Au total, ce sont chaque année 10 000 soldats qui viennent s’aguerrir au combat urbain dans les infrastructures de Jeoffrécourt.
La « bataille de Rozenkrug »
Des équipements si réalistes que le planning est, affirme-t-on du côté de l’Armée, complet 18 mois à l’avance ! Les Allemands eux-mêmes, qui disposaient pourtant d’un site dédié à ce type de « guerrilla » de rue dans le camp militaire d'Altengrabow (une ancienne base soviétique située à 80 km au sud-ouest de Berlin sur l’emplacement d’un camp de prisonniers de la Wehrmacht, le Stalag XIa) ne tarissent pas d’éloges sur le réalisme de Jeoffrécourt, nettement plus adapté à la formation militaire au combat de rue que l’ex-camp soviétique. Un camp militaire allemand où, faute d’infrastructures suffisantes dans notre pays, avaient dû se déployer durant trois semaines en 2009 d’importantes forces de l’Armée française : 1500 hommes dont des agents des forces spéciales et du renseignement, 150 blindés et véhicules divers, des dizaines d’avions et d’hélicoptères. Objectif de l’exercice, mené conjointement avec la Bundeswehr, la « Bataille de Rozenkrug », autrement dit la reprise à l’ennemi d’une importante localité.
Plus besoin désormais pour l’État-Major de déployer des troupes en Saxe-Anhalt pour former les soldats de l’Armée française au combat de rue ou entretenir leurs compétences : Jeoffrécourt répond parfaitement aux exigences du commandement militaire et aux souhaits des instructeurs. Et cela d’autant mieux que, malgré des tirs évidemment effectués à blanc lors des exercices, les éléments du décor urbain, les véhicules motorisés, et bien entendu les soldats sont équipés de capteurs électroniques qui permettent d’évaluer très précisément si les cibles ont été atteintes et, dans l’affirmative, les dégâts occasionnés sur les matériels et les hommes.
Les personnes intéressées par la ville factice de Jeoffrécourt pourront sans difficulté en trouver des images sur le web. D’autres photographies réalisées par Guillaume Greff ont été éditées en 2013 dans un ouvrage intitulé Dead Cities (Éditions Kaiserin). La vidéo de la visite du ministre Le Drian au Cenzub le 12 septembre 2013 permet également d’avoir un aperçu des infrastructures dédiées au combat de rue dans le camp de Sissonne.
Difficile d’être hostile à ce type d’infrastructures destinées à renforcer et à maintenir les compétences des troupes françaises pouvant être amenées à combattre dans des environnements urbains pour assurer la sauvegarde du territoire et la protection des populations. Beaucoup plus discutable est la mise à niveau de nos soldats dans le combat de rue à des fins de participation à des guerres de nature impérialiste ou visant à servir en OPEX les intérêts commerciaux ou géopolitiques de l’Occident sous couvert d’interventions humanistes. Le maintien de la France dans l’Otan est, à cet égard, un véritable boulet pour les Droits de l’Homme !
Note : Des fouilles archéologiques ont permis de mettre à jour sur le site de Jeoffrécourt d’importants vestiges datant du haut Moyen Âge ; pour en savoir plus : Métropole médiévale
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