Juif, Israélien, colon israélien : de la confusion à l’amalgame
Peut-on identifier les colons israéliens à tous les Israéliens, ou à tous les Juifs ? Peut-on, doit-on faire la différence ?
De très nombreuses déclarations de responsables politiques français, interventions et écrits de journalistes comme d'"experts" invités ici ou là considèrent que l'attaque par le Hamas des militaires et civils présents à proximité de Gaza le 7 octobre 2023 est un acte terroriste et antisémite.
Le caractère terroriste de cette action ne fait guère débat si on lui donne le sens d'une action visant à provoquer la terreur dans la population, comme ont été qualifiées en leur temps des actions de l'Irgoun sioniste dans les années 1930 et 1940, de l'ANC sud-africain, ou du FLN algérien entre autres, et comme doivent être qualifiées les répressions par l'armée française en 1945 de la manifestation indépendantiste de Sétif en Algérie (5 000 à 30 000 morts) ou de Madagascar en 1947 (11 000 à 100 000 morts), ou plus récemment la répression par l'armée israélienne de toute manifestation contre l'occupation des territoires palestiniens (de 10 000 à 11 000 morts de 2000 à 2022). Ce rappel montre que le terrorisme est une méthode assez largement utilisée, à la fois par des mouvements militairement faibles opposés à un État incomparablement plus puissant, et par des États puissants contre des populations qu'ils colonisent. Si l'on s'en tient au nombre de morts, le niveau de férocité est cependant bien plus faible dans le premier cas que dans le second – les puissants ne pardonnant jamais aux faibles de les avoir fait trembler. Quant à la terreur induite, elle dépend aussi du statut des victimes – dominants habitués à imposer leurs vues dans le premier cas, dominés habitués à baisser la tête dans le second cas. Au vu de ces exemples, la qualification de terroriste n'apporte guère au débat, raison sans doute pour laquelle elle n'est pas reconnue par les instances internationales. Elle est par contre très utile pour disqualifier ses opposants, en oubliant l'histoire. C'est même sans doute sa fonction première. Elle n'a donc pas sa place dans une analyse rigoureuse.
Quant au caractère antisémite attribué à l'attaque du Hamas, il l'est par exemple dans un article de Libération du 11 octobre 2023 : « Les 1 200 morts israéliens recensés, dont beaucoup de civils et un grand nombre d’enfants, n’ont pas été tués par haine du pompier pyromane Benyamin Nétanyahou mais par haine des juifs. ». L'antisémitisme, au sens où les occidentaux emploient ce terme, fait référence à la situation européenne, et notamment en Europe de l'Est, où les Juifs étaient depuis des siècles accusés de tous les défauts du monde et d'être responsables de tous les problèmes : de parfaits boucs émissaires. Cet antisémitisme s'est traduit par de l'ostracisme allant jusqu'au meurtre et aux pogroms, culminant avec l'assassinat de millions de Juifs par les nazis. La perception des Juifs ailleurs dans le monde, et notamment dans les pays arabes, était bien différente avant la création d'Israël : celle d'une communauté particulière à côté des autres communautés, sans ostracisme particulier. Il serait tout à fait abusif d'étendre l'antisémitisme européen au monde entier, et tout particulièrement de la part des descendants des antisémites européens.
Mais le 7 octobre, le Hamas, les autres mouvements palestiniens et les citoyens gazaouis qui ont pénétré dans Israël et tué 1200 civils et militaires (dont 43 travailleurs émigrés – 33 Thaïlandais et 10 Népalais, ainsi que 4 Chinois, 4 Philippins), les ont-ils visés parce qu'ils étaient juifs, parce qu'ils étaient israéliens ou parce qu'ils occupaient un territoire palestinien ? La présence parmi les victimes des travailleurs thaïlandais, népalais, chinois ou philippins, ni juifs ni israéliens, sans doute assez reconnaissables, tend à invalider les deux premières hypothèses. D'autant plus que 18 travailleurs émigrés thaïlandais ont été pris en otage et n'ont pas été libérés, bien que leur identité ne puisse être méconnue des ravisseurs (et sans doute aussi 2 Chinois et 2 Philippins, portés disparus). À notre connaissance, les mouvements de résistance palestiniens, dont le Hamas, n'ont jamais attaqué de Juifs qui ne soient pas israéliens ou présents en Israël. Ils ne sont pas non plus héritiers de l'antisémitisme européen. Ils s'en prennent sans aucun doute à des Juifs, mais rien ne permet de dire qu'ils s'en prennent aux Juifs dans leur ensemble pour leur qualité de Juifs.
Mais est aussi généralement qualifiée d'antisémite toute critique de la politique d'Israël. Ainsi alors que le député LFI Louis Boyard affirmait le 7 octobre 2023 « Trop longtemps que la France ferme les yeux sur la colonisation et les exactions en Palestine. Trop longtemps que la France renvoie dos à dos la violence de l’Etat israélien et celle de groupes armés palestiniens », la sénatrice PS Laurence Rossignol lui répondait « Les juifs sont toujours responsables de ce qui leur arrive. C’est une constante du discours antisémite ». Cette dernière affirmation dit en fait que puisque le discours antisémite rend les Juifs responsables de leur malheur, rendre un Juif responsable de ce qui lui arrive fait de vous un antisémite. Autrement dit, un Juif ne peut être accusé d'une quelconque responsabilité dans ce qui lui arrive. Les Juifs jouiraient donc d'une immunité. C'est une forme d'essentialisation des Juifs, groupe de personnes qui auraient une qualité particulière à raison de leur origine, ce qui relève du racisme.
L'antisémitisme est même compris par les soutiens d'Israël comme tout acte non amical impliquant un Juif. Le réalisateur israélien Yoav Shamir donne dans son documentaire sur l'antisémitisme Defamation de 2009 quelques exemples d'actes comptabilisés comme antisémites par la puissante Anti-Defamation League étasunienne, partie du lobby israélien aux États-Unis : quelqu'un qui n'a pas pu avoir un jour de congé pour un jour férié, un professeur qui voulait un jour de congé pour la fête juive des moissons, quelqu'un qui a des problèmes pour prendre des pauses à son travail, un article de journal dont quelqu'un pense qu'il comportait des sous-entendus antisémites...
Le summum a sans doute été atteint par les autorités et les grands médias français à propos des tags sur les murs parisiens d'étoiles de David bleues début novembre 2023, immédiatement considérés comme des actes antisémites, alors que ces étoiles sont l'emblème du judaïsme et d'Israël : le drapeau israélien serait-il antisémite ? Ces inscriptions se sont finalement avérées être plutôt des soutiens à Israël.
Le détail des actes dits antisémites commis en France depuis le 7 octobre est inconnu, ce qui ne permet de les caractériser ni comme des actes réellement antisémites ni comme des actes non antisémites, ni de parler d'une augmentation des actes antisémites ; d'autant plus que le responsable de ces décomptes, le ministère de l'intérieur, s'est livré à une manipulation avérée des étoiles de David bleues parisiennes. Des décomptes aussi peu rigoureux ne permettent aucune conclusion, sauf celle de la volonté de manipuler l'opinion.
La confusion entre Juifs, Israéliens et colons israéliens est très fréquente parmi les sionistes, ce qui leur permet de qualifier d'antisémites tous ceux qui s'opposent au sionisme, à l'occupation de territoires palestiniens par Israël et plus généralement à la politique israélienne. Ce faisant ils associent ces opposants à l'antisémitisme européen et à son apogée, la Shoah. C'est donc une confusion volontaire, intéressée, un amalgame stratégique.
Cet amalgame est dangereux pour les Juifs eux-mêmes car il fait porter à tous les Juifs et donc à chacun d'entre eux la responsabilité de la politique d'Israël, notamment vis-à-vis des Palestiniens. Et, en évacuant toute analyse et toute contestation du sionisme et de la politique suivie par Israël, il ne permet pas de comprendre la situation israélo-palestinienne et donc d'avancer vers des solutions.
Texte composé en coopération avec Robert Joumard au sein de la commission démocratie ATTAC
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