Jusqu’ici tout va bien
"La perversion de la cité commence par la fraude des mots". Platon
Dans « 1984 » George Orwell avait magistralement illustré une utilisation dénaturée du langage pour imposer une vision totalitaire du monde. Dans la novlangue orwellienne (newspeak), la langue est appauvrie, corrompue et in fine littéralement retournée et l’on peut affirmer « War is peace. Freedom is slavery. Ignorance is strength » (La guerre c’est la paix. La liberté c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la liberté »).
Sans aller aussi loin que dans « 1984 », dans nos sociétés occidentales contemporaines, les champs politiques et économiques ont aussi été contaminés par une novlangue qui vide les mots de leur sens. Le premier objectif poursuivi est celui d’une euphémisation du réel. Il s’agit d’adoucir, d’édulcorer, de rendre inoffensif ce qui pourrait heurter, faire mal. Il y’a sans doute une visée quasi magique dans le processus, car on espère qu’en nommant mal la chose, elle perdra de sa dureté. Le langage n’est plus performatif au sens habituel (je dis/nomme quelque chose et en le disant il advient), mais dans un sens paradoxal (je dis/nomme quelque chose et en le disant/nommant mal je neutralise ses effets).
Un bon exemple en est le vocabulaire utilisé pour désigner des politiques sociales et économiques, qui dans l’immense majorité des cas, constituent des régressions pour ceux qu’elles concernent ou en tout cas vont avoir des effets négatifs pour eux : on va ainsi systématiquement parler de « réforme ». Or une « réforme » désigne un changement qui vise à apporter de meilleurs résultats, une amélioration. Mais comme on ne dit pas ici qui sont les gagnants ou les perdants de ladite réforme, il s’agit de la désigner de façon très vague comme quelque chose de positif alors que dans la réalité elle aura des conséquences négatives. De la même façon dans les entreprises les mots « transformation », ou « efficacité » - là aussi connotés positivement – décrivent une réalité plus simple et plus douloureuse : des réductions de moyens et de ressources.
Un autre exemple, mais qui va plus loin dans la prise en otage du langage, est celui du vocabulaire désignant des plans de licenciement collectifs dans les entreprises. On parle en effet de Plan de Sauvegarde de l’Emploi (PSE) alors qu’un PSE s’applique dans les entreprises de « 50 salariés minimum, lorsque le projet de licenciement concerne 10 salariés minimum sur une période de 30 jours consécutifs ». Nous sommes donc assez loin de la sauvegarde de l’emploi et ici on peut clairement s’interroger sur l’intérêt de travestir à ce point la réalité.
Par ailleurs l’utilisation de cette novlangue en diluant le sens des mots, comme si on les affadissait à coup de grandes lampées d’eau froide, en abusant de mots tellement généraux – ceux déjà cités, auxquels on pourrait ajouter adaptabilité, flexibilité, changement, tout un vocabulaire autour du mouvement – que chacun peut y voir le sens qu’il souhaite, permet de neutraliser toute objection. En effet puisqu’aucun sens précis ne peut plus être assigné aux mots il est toujours possible de déjouer une objection, une contradiction, car il suffit de dire à l’autre qu’il n’avait pas bien compris.
Ce mouvement que nous décrivons n’est pas un récent mais il nous semble investir un champ nouveau qui est celui de la catastrophe climatique. Or pour paraphraser Camus et son fameux » Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde ! », mal nommer les choses c’est d’abord s’interdire de les combattre et ensuite de se projeter dans l’action.
Ainsi on a longtemps parlé de « réchauffement climatique », qui est effectivement le phénomène climatique globalement à l’œuvre, c’est à dire celui d’une élévation de la température moyenne à la surface du globe. Mais d’une part cette élévation de température peut être très différente d’un endroit à l’autre, et d’autre part, cela ne dit rien des conséquences de cette élévation. Enfin cette formulation peut presque résonner positivement dans l’esprit de certains qui subissent des climats très froids et qui apprécieraient peut être quelques degrés de plus tout au long de l’année !
Plus récemment – et c’est un progrès - c’est l’expression « dérèglement climatique » qui semble s’imposer. L’expression est sans doute plus juste car elle connote négativement le processus à l’œuvre, en introduisant l’idée de désordre et d’irrégularité. En revanche elle ne dit pas quelle est l’ampleur du risque et la rapidité à laquelle ce dérèglement pourrait avoir des conséquences.
Comme on le voit, la catastrophe climatique, car en fait c’est de cela qu’il s’agit, et c’est ainsi qu’il faudrait la qualifier, est décrite de façon atténuée, non pas qu’elle soit inoffensive, mais elle reste un peu abstraite et lointaine.
Si la catastrophe climatique n’est pas encore désignée comme il le faut, dans le domaine des politiques qu’il faudrait mener pour y faire face nous sommes encore bien plus loin du compte. On parle en effet sans cesse d’adaptation, de « transition écologique » ou de « transition énergétique ». Les ministères en charge de ces questions s’appellent d’ailleurs désormais le « Ministère de la Transition Ecologique et de la Cohésion des Territoires » et le « Ministère de la Transition Energétique ».
Ici la novlangue bat son plein…en effet la transition c’est le passage, un changement le plus souvent graduel et sans trop de problèmes. C’est l’idée d’un processus maîtrisé, presque indolore, et surtout la continuation des politiques en place, leur adaptation mais en aucun cas leur remise en cause. Or il apparaît désormais assez évident - Christian Béchu, le Ministre de la Transition Ecologique évoque même publiquement un réchauffement de 4° pour la France - que la lutte, si elle se veut sérieuse, contre la catastrophe climatique ne pourra pas se faire sans une remise en cause totale du paradigme techno-économique actuel. Il ne faudra pas des voitures électriques à la place de voitures thermiques mais beaucoup moins de voitures. Il ne faudra pas recycler massivement les produits que nous consommons mais consommer beaucoup moins. Il ne faudra pas diminuer notre consommation de viande mais peut être devenir végétariens. Et on pourrait multiplier les exemples…Dès lors ce n’est pas de transition que l’on a besoin, mais de révolution, et même si on osait une redondance, d’une révolution radicale, et nous aurions alors un « Ministère de la Révolution Ecologique Radicale » pour traiter sérieusement du sujet. Parler de transition c’est soit vouloir masquer les problèmes, maintenir nos concitoyens dans une espèce de douceur illusoire, soit, et c’est plus grave, tout simplement ne pas vouloir vraiment, frontalement, s’attaque au problème.
En refusant de nommer les choses nous sommes comme dans l’anecdote du film La Haine avec ce personnage qui chute et qui se dit à chaque étage que tout va bien. Hélas tout ne va pas bien et le sol se rapproche.
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