L’abandon des Arméniens du Haut-Karabakh
Sous-titre : Bis repetita ou quand les leçons du passé sont ignorées
Pouvait-on s’attendre à autre chose ? La question ne se pose même pas ! A trop vouloir s’affranchir de manière inamicale de la tutelle – certes oppressante – russe le gouvernement arménien a de nouveau ouvert les portes à l’agression azérie contre le Haut-Karabakh (Artsakh pour les Arméniens).
Comme lors de l’automne 2020 et la guerre des 44 jours, Nikol Pachinian a voulu jouer avec la puissance russe en se rapprochant des États-Unis. Les leçons de 2020 n’ont pas suffi ; l’annonce dès sa prise de pouvoir en 2021 de son intention de se rapprocher du camp occidental a fait que Moscou n’a pas empêché l’Azerbaïdjan d’envahir le Haut-Karabakh, invasion qui a conduit à une défaite douloureuse pour l’Arménie et la perte de nombreuses régions et surtout de la liaison entre l’Arménie et l’enclave de l’Artsakh. L’intervention russe a empêché alors la prise totale de l’Artsakh par l’Azerbaïdjan. Cependant, l’abandon par l’Arménie de cette région arménienne depuis des millénaires, était visible et prévisible.
Je pensais sincèrement que la leçon de 2020 aurait suffi au gouvernement arménien : Moscou ne permettrait jamais son encerclement par les États-Unis par le Caucase, ou, du moins, depuis l’Arménie…
Néanmoins, il faut croire que les leçons de géopolitique ne sont pas toujours comprises. Devant la frustration grandissante vis-à-vis de son traditionnel allié russe, en plein conflit, ukrainien, l’Arménie a entamé des exercices militaires conjoints avec les États-Unis. Selon Erevan, ces exercices - Eagle Partner 2023 -, de la mi-septembre 2023, visaient à « augmenter le niveau interopérationnel » des forces américaines et arméniennes participant à des opérations de maintien de la paix ! Une façon détournée pour faire venir l’armée américaine dans le Caucase. Selon Washington, environ 85 soldats américains s’entraîneraient aux côtés de quelque 175 soldats arméniens dans les centres de formation Zar et Armavir, situés près d’Erevan[1].
Ces exercices ont été vus d’un très mauvais œil par Moscou, qui avait convoqué l’ambassadeur d’Arménie en dénonçant des « mesures inamicales ». Le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov, avait souligné que la Russie ne voyait « rien de bon dans les tentatives d’un pays agressif membre de l’Otan de pénétrer dans le Caucase », pré carré de la Russie.
Le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov indiquait de son côté qu’un tel rapprochement entre Erevan et Washington nécessitait une analyse très, très approfondie, tout en martelant que la Russie souhaitait poursuivre « un dialogue étroit avec la partie arménienne ». Mais à Erevan, la frustration règne face au manque de soutien des forces de maintien de la paix russes à l’Arménie dans le conflit l’opposant à l’Azerbaïdjan.
Rappelons que les deux pays rivaux du Caucase se sont livrés deux guerres pour le contrôle de l’enclave montagneuse du Nagorny-Karabakh, qu’ils se disputent depuis des décennies. La dernière, en 2020, s’est soldée par une défaite de l’Arménie, qui a dû céder des territoires à l’Azerbaïdjan dans et autour du Nagorny-Karabakh. Les tensions entre Bakou et Erevan se sont aggravées ces derniers mois, l’Azerbaïdjan bloquant le corridor de Latchine, l’unique route reliant l’Arménie au Nagorny-Karabakh, ce qui a provoqué d’importantes pénuries dans l’enclave[2]. La Russie, qui dispose d’un contingent de soldats de la paix sur place, n’a pas contenu la crise et a été accusée d’inaction à de multiples reprises par l’Arménie. Aux yeux du Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, Moscou était soit « incapable de maintenir le contrôle sur le corridor de Latchine, soit il n’en avait pas la volonté ». Dans une diatribe inédite, il avait même qualifié d’« erreur stratégique » la dépendance d’Erevan en matière sécuritaire à l’égard de la Russie.
Autre nouveauté pour l’Arménie, l’épouse de Nikol Pachinian s’est rendue à Kiev début septembre 2023, pour participer à une rencontre des conjoints de dirigeants, organisée par la femme du président ukrainien Volodimir Zelensky, sur des questions humanitaires.
Les frustrations arméniennes sont compréhensibles, cependant opérer un tel changement d’alliances s’est de nouveau avéré suicidaire pour l’Arménie ; la Russie malgré les difficultés qu’elle connait actuellement n’est pas prête à lâcher le Caucase et elle utilise à fond la menace azérie pour contenir les velléités natoïstes de Pachinian. En outre, la Russie est dépendante de l’Azerbaïdjan pour exporter ses hydrocarbures depuis les sanctions des occidentaux à cause de la crise ukrainienne.
Ainsi, sans la permission de Moscou l’Azerbaïdjan n’aurait pas procédé à cette nouvelle agression pour parachever l’occupation totale de l’Artsakh et éventuellement – plus tard quand l’opportunité se présentera et plus au sud – occuper une partie du Syunik et opérer la jonction physique avec son territoire occidental du Nakhitchevan et avec la Turquie, réalisant ainsi le grand rêve impérial du néo-sultan turc Recep Tayyip Erdogan…
L’offensive militaire azerbaïdjanaise dans l’enclave du Haut-Karabakh est venue quelques jours seulement après les exercices militaires arméno-américains. L’Arménie s’est contenté (mais pouvait-elle faire autre chose) denoncer une « agression à grande échelle ». Le Premier ministre, Nikol Pachinian, avait dénoncé une opération visant le « nettoyage ethnique des Arméniens du Karabakh » et déclaré que l’Arménie n’était « pas engagée dans des actions armées »[3]. Il s’agissait en réalité de la confirmation de l’abandon total du Haut-Karabakh, l’Arménie n’ayant pas les moyens politiques et a fortiori militaires de faire face aux Azéris.
Quant à l’Azerbaïdjan, il avait annoncé, le 19 septembre, avoir lancé une opération militaire, qualifiée d’« antiterroriste », visant les « forces arméniennes » dans la région du Haut-Karabakh. C’est évident que quand on cherche des justifications à quelque action que ce soit on en trouve en pagaille ; en l’occurrence c’est la lutte contre le terrorisme. Naguère, une grande puissance avait utilisé cet argument pour mettre à feu et à sang le Moyen orient qu’elle a déstabilisé et laissé ensuite à son sort…
Au vu du désastre annoncé, Pachinian avait appelé l’ONU et la Russie à « prendre des mesures ». Mais cela n’était-il pas déjà trop tard ? C’est le cas car les autorités du Haut-Karabakh ont accepté dès le 20 du mois un cessez-le-feu léonin en déposant les armes et en annonçant les discussions pour la réintégration de la région dans l’Azerbaïdjan. Le nettoyage ethnique peut commencer…
Dès le début de cette agression, les dés étaient jetés et les condamnations de la part de la « communauté internationale » étaient de pure forme :
- La Russie avait appelé l’Azerbaïdjan et l’Arménie à « mettre fin à l’effusion de sang » dans le Haut-Karabakh et à retourner à « un règlement pacifique ». « Toutes les étapes d’une solution pacifique sont énoncées dans les accords signés en 2020 et 2022 », avait déclaré la porte-parole de la diplomatie russe, Maria Zakharova. Déjà la formulation de cette déclaration en dit long sur la véritable volonté russe : la Russie appelait « l’Arménie et l’Azerbaïdjan » à mettre fin à l’effusion de sang ; mais, me semble-t-il, il n’y avait qu’un agresseur en l’occurrence, agresseur qui souhaite finir le travail génocidaire entamé il y a quelques années et parfaire le nettoyage ethnique de la région du Haut-Karabagh. La Russie mettait l’agresseur et l’agressé sur le même niveau…
- La France avait condamné « avec la plus grande fermeté » le lancement par l’Azerbaïdjan d’une opération militaire dans le Haut-Karabakh et demandé « la convocation d’urgence d’une réunion du Conseil de sécurité des Nations unies ».
- « Les actions militaires de l’Azerbaïdjan doivent cesser immédiatement pour permettre un dialogue véritable entre Bakou et les Arméniens du Karabakh », avait déclaré Charles Michel. « Cette escalade militaire ne doit pas être utilisée comme un prétexte pour forcer l’exil des populations locales », avait également déclaré Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, dans un communiqué.
Toutes ces déclarations de façade ne mentionnent nullement le rôle de l’Azerbaïdjan dans le commerce lucratif du gaz et du pétrole russe – je le répète, officiellement sous embargo occidental – mais qui inonde le marché européen justement par l’intermédiaire des Azéris avec qui Ursula Von der Leyen s’est dépêchée de signer un accord pour remplacer les hydrocarbures russes à cause de l’Ukraine.
Force est de constater que ces condamnations verbales n’ont pas empêché la reddition sans aucune condition et garantie des Arméniens du Haut-Karabakh. Au final les intérêts particuliers des États priment sur le droit international et les droits de l’homme, si chers dans les beaux discours des énarques et des diplomates…
Comble de l’indécence : le ministère azerbaïdjanais de la Défense avait informé de la mise en place de « couloirs humanitaires » et de « points d’accueil » sur la route de Latchine, pour permettre l’évacuation des civils du Karabakh. Cela voudrait dire que les Arméniens du Haut-Karabakh peuvent quitter leur pays ; n’appelle-t-on pas cela un nettoyage ethnique ?
Enfin, comme elles ont fait en Syrie, la Russie et la Turquie (allié et soutien militaire et politique de l’Azerbaïdjan) ont partagé l’espace caucasien. La première tente de maintenir une influence de plus en plus contestée dans son « étranger proche » et la seconde, sous la férule d’Erdogan, a des velléités d’empire.
Et à la fin, abandonnés de tous, les Arméniens du Haut-Karabakh feront une fois encore les frais du jeu géopolitique des grandes puissances mondiales et/ou régionales qui les dépassent. Dans le meilleur des cas ils prendront la route de l’exil…
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