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L’accompagnatrice

 18H00, Ludivine range les dossiers dans son bureau, coupe l’ordinateur et éteint la lumière en sortant. En arrivant sur le parking, elle croise son chef de service.

- Hé Lulu, tu as vu ma nouvelle caisse, Audi A4 136 chevaux !… 

Elle sourit, monte dans son véhicule et démarre. Elle sait qui lui faudra quinze à vingt minutes pour atteindre la clinique.

     Elle traverse le couloir où flottent des vapeurs médicamenteuses et s’arrête devant le bureau de garde. Les infirmières vaquent à la préparation des soins. 

- Ah ! Bonsoir, contente de te voir là Lulu. Il faudrait aller voir Madame Ormeaux car elle est au plus mal mais avant, si tu pouvais passer chez Monsieur Perez, parce que là vraiment on n’en peut plus. Il est rentré cette semaine et il est insupportable le bonhomme. Merci et bon courage. 

 Pour les avoir côtoyé pendant des années, Ludivine connaît bien ces femmes, leur stress, leur dévouement et leur fatigue. Elle a toujours pensé que si un Eden existait quelque part, il faudrait leur donner un billet en première classe direct pour ce paradis.

   Elle frappe à la porte de la chambre 208 et une voix bourrue lui intime d’entrer.

 - Bonjour, je m’appelle Ludivine et je viens passer un moment avec vous, enfin si vous le désirez.

- Qui êtes vous ? Je n’ai rien demandé et j’ai assez de ces infirmières qui viennent pourrir mon temps !

- Je ne suis pas infirmière et je ne fais pas partie du corps médical. Je suis juste là si vous avez besoin de parler.

- Foutez moi le camp !

        Réaction normale, réaction prévue, la colère, le déni, avant l’éventuelle acceptation. Combien de fois le schéma c’est-il répété ? Elle sort et au moment de quitter la chambre la voix maintenant plus calme,

 - Repassez demain après mon repas, on verra….

        Chambre 213, elle pousse doucement la porte,

- Bonjour Madame Ormeaux

Pour toute réponse un léger murmure accompagné d’un sourire. Puis, très doucement, avec une lumière dans les yeux,

- J’ai vu mon petit fils cet après midi

Ludivine sait que la vieille dame ne dira plus rien aujourd’hui. Elle lui a déjà tout dit ce qu’elle avait sur le cœur, ses joies et ses regrets …. Comme elle a du mal à respirer, Lulu lui réajuste le masque à oxygène. Le bip sur l’écran est faible mais régulier. Madame Ormeaux prend sa main dans la sienne, la serre et la fixe avec un sourire triste.

       Vers 22H00 croyant la vieille dame endormie, elle desserre l’étreinte pour se lever et partir. Aussitôt, la main de la dame se referme comme un étau et d’une toute petite voix :

- Restez encore un peu, je vous en prie…

       Il est 02h10 et Lulu commence à sombrer dans une douce léthargie quand, soudain , la vieille dame s’agite l’a sortant ainsi de sa torpeur. Les yeux grands ouverts, elle panique un peu. Lulu pose la main sur son front tandis qu’un dernier sourire apparaît sur les lèvres de la patiente. Sur l’écran le bip a cessé de s’agiter pour accoucher d’une ligne parfaitement droite accompagné d’un son monocorde.

  Elle se lève et quitte la pièce. Dans le couloir, elle croise les infirmières de garde qui se dirigent en courant vers la chambre 213 ou la patiente Madame Ormeaux vient de décéder ce mardi de décembre à 02h13 précise. Ainsi va la vie et son ironie.

       Ludivine gratte le givre accumulé sur le pare brise de son auto, sa respiration dessine des nuages sur fond de réverbère. Elle pense au visage reposé de la vieille dame et sourit. Emerge alors le souvenir de ces quinze années passées dans les services de soins palliatifs, à toutes ces personnes en fin de vie, à leur courage, à ce qu’elle a appris dans leurs regards et leurs silences. Elle pense aussi au besoin de se vider la tête, chez elle avec son mari, surtout quand le patient est un adolescent ou une jeune mère de famille et que vous en ressortez sonné, KO comme à la descente d’un ring…. Jusqu’à la mort accompagner la vie, elle ne l’a pas appris, c’était déjà en elle...

Elle met le contact, dans vingt minutes elle sera à la maison.

        Dormant que d’un œil, il entend le bruit des clefs sur le palier. Son inquiétude retombe, elle est là. Jamais entièrement rassuré quand il l’a sait encore dehors la nuit tombée.

        Il a une pensée pour toutes ces femmes infirmières ou bénévoles qui, au-delà des principes et des habitudes, combattent le désespoir avec humilité et compassion et particulièrement à la compagne de voyage, être exceptionnel, qui traverse à ses côtés ce court chemin qu’est la vie.

Le bruit de l’eau sous la douche, son corps glissant doucement sous les draps, sa main dans la sienne, ils leurs restent trois bonnes heures à dormir…

       « Car la quête de notre vie est de retourner là d’où nous sommes venus et de nous redécouvrir enfin, tel que nous sommes vraiment. »

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L'accompagnatrice

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19 réactions à cet article    


  • Halman Halman 24 août 2010 11:01

    Superbe article.

    C’est le genre de choses que nous vivons au quotidien nous les soignants.

    Nous rentrons à la maison dans des états pas possibles.

    Mais on y tiens à nos patients et on est en guerre contre la maladie et la mort.

    Et puis un jours on est plus usé que ce que l’on croyait, le corps lâche, le cerveau abandonne.


    • Gabriel Gabriel 24 août 2010 11:21

      @ Halman,

      Tout mon respect et mon admiration pour le corps médical très malmené en ce moment par des dirigeants comptables de leurs seuls intérêts. Tenez le coup, ne laissez pas tombé, nous avons tous besoin de vous.


    • jako jako 24 août 2010 11:17

      Superbe Gabriel, rien à ajouter au commentaire de Halman.


      • mokhtar h 24 août 2010 12:30

        Super, Gabriel
        Le silence est le meilleur hommage à cette leçon de solidarité humaine.


        • Salsabil 24 août 2010 12:53

          Bonjour Gabriel,

          Bel hommage à tous ceux et celles qui accompagnent, toujours avec calme et sourire, ces moments d’angoisse ou de délivrance à l’approche du dernier souffle.

          C’est un dévouement sans limite que j’admire profondément.

          Merci.


          • Clojea CLOJEA 24 août 2010 13:20

            Bonjour Gabriel : Merci pour l’article. Profession difficile, beaucoup de mérite et de dévouement. Respect à ceux qui le font.


            • Gabriel Gabriel 24 août 2010 15:26

              Merci pour leurs commentaires à jako, mokhtar h, Salsabil et clojea


            • Gabriel Gabriel 24 août 2010 15:22

              Thank you for not polluting this site with your stupid advertisements


            • armand 24 août 2010 17:38

              Bonsoir Gabriel, bel article Humain j’ai apprécié la mise en abîme du chef la tête dans l’inutile (audi, cv tf1 ? ecran plat de chez plat ?) et l’empathie de cette personne qui donne tout son temps pour ce qui ferait hurler de rire le premier personnage, belle peinture de notre société, merci


              • Gabriel Gabriel 24 août 2010 18:04

                Bonsoir Armand,

                Eh oui, comme tu l’as justement remarqué, les priorités ne sont pas les mêmes pour tous. cordialement

              • Fergus Fergus 24 août 2010 17:59

                Bonjour, Gabriel.

                Superbe texte, à la hauteur du respect que l’on ressent pour ces personnes, encore présentes lorsque tout ou presque est fini. C’est plutôt à des gens comme ceux-là, des êtres simplement humains et disponibles pour aider leurs semblables à affronter une mort imminente, que devraient revenir les honneurs ! 


                • Gabriel Gabriel 24 août 2010 18:08

                  Bonsoir Fergus,

                  Heureusement, il y aura toujours des personnes pour ouvrir leurs bras ou tendre la main car c’est cela même l’essence de l’humanité ! Merci de ton commentaire

                • Salsabil 25 août 2010 01:41

                  Gabriel, cher ange,

                  J’ai côtoyé de très près ces personnes dont le sens aigu de l’amour de l’autre donne une claque phénoménale à chacun d’entre nous.

                  J’ai le souvenir de ce qu’elles (bénévoles et salariés du service de soins palliatifs) ont apporté à ma maman alors que les médecins ne lui donnaient plus que quelques jours.
                  Elles, toutes ensembles, lui ont donné 6 mois supplémentaires !

                  Elles, m’ont rendu le sens de la vie et l’importance de garder le sourire coûte que coûte.
                  Elles m’ont appris à mieux donner et à m’oublier. Je veux dire, mes douleurs, mes larmes, ces trucs tellement humains, bêtement, qu’ils nous font nous éloigner des priorités, égoïstement, tellement égoïstement...

                  Comme je l’ai dit plus haut, j’ai une admiration sans borne pour l’abnégation dont elles font preuve. Il faut être sacrément solide et définitivement aimer, pour réaliser une telle oeuvre de compassion.

                  Et non seulement sont-elles présentes pour les « malades » mais également pour leurs proches.

                  Que dire ? A part un silence penaud ... pas grand chose.

                  Apparté : Voilà pourquoi j’aime la nuit (et ses heures tardives), mon ange, parce qu’elle ouvre la porte aux confidences, à une forme de vérité, à la solitude de l’instant, à la confrontation avec ses propres démons... Vous savez ? Ces hideuses petites créatures qui ne font qu’à tenter d’assombrir les volutes blanches et pures de Gabriel smiley


                  • Salsabil 25 août 2010 03:09

                    Ah ! smiley

                    Mon moinsseur attitré est déjà passé... A cette heure, ce n’est pas raisonnable, voyons !

                    Mais le ridicule ne tue pas, malheu...heu...rien...


                  • Gabriel Gabriel 25 août 2010 08:00

                    Salsabil,

                    J’espère que ces heures tardives qui vous sont propices à la méditation n’empiètent pas sur la lumière du jour qui éclaire la plus grande partie de votre vie. Rythmer son organisme sur le soleil est chose naturelle. Sachez que ce que vous avez vécu au travers de cette expérience fut autant enrichissant pour vous que pour l’accompagnant, nous appelons ça : « Echange d’humanité » C’est la plus grande des prières et elle fait ressortir l’être dans ce qu’il a de meilleur. Concernant votre moinsseur, souriez en car il n’a pas d’autre choix que celui d’évoluer avec le temps.

                    Encore une fois j’ai eu plaisir à vous lire. Très amicalement.


                  • Salsabil 26 août 2010 03:33

                    Très cher Gabriel,

                    J’aime l’astre du jour plus que tout, mais comme toute amante, je suis exigeante et il me le faut dans sa plus parfaite expression.

                    En attendant fébrilement cette opportunité qui se fait désormais plus réelle de jour en jour, je reste un oiseau de nuit.
                    Pour le calme que cette dernière procure, pour son aspect caché et à l’abri, loin du tumulte et des agressions.

                    Lorsque me sera enfin accessible le lieu que je convoite tant, alors mes nuits seront faites de sommeil paisible et emplies de rêves.

                    Ce sera pour très bientôt, et si vous ne m’avez déjà lue, c’est ici

                    « Gabriel, tu brûles mon esprit... » smiley



                  • herbe herbe 27 août 2010 16:21

                    Gabriel,

                    Je vais de prendre connaissance de ton magnifique article !

                    Il est aussi porteur d’une formidable espérance.

                    cette phrase là me turlupine :

                    « Car la quête de notre vie est de retourner là d’où nous sommes venus et de nous redécouvrir enfin, tel que nous sommes vraiment »

                    Retourner d’où nous sommes venus !
                     c’est un réconfort...

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