L’adieu au maître queux
Des larmes dans les boulettes.
La camarde a fini par avoir raison de ton incroyable résistance. Dur à cuire, mon ami, tu as lutté de toutes tes forces et même au-delà pour repousser toujours plus loin l’inexorable échéance comme si tu voulais faire mijoter à petit feu cette impatiente dame. Elle ne t’a pas saisi, ni même pris par surprise. Tu n’étais pas homme à te laisser faire, fut-ce par la redoutable faucheuse.
Tu as combattu pied à pied, repoussant sans cesse les limites de ta souffrance tout autant que les sinistres prévisions de la faculté. Tu voulais tenir ta place à table et derrière les fourneaux, te gausser du mal qui te rongeait, en faire totale abstraction, c’est du moins ce que tu voulais nous laisser croire, quand tu t’affairais dans ta cave cuisine pour nous recevoir.
Nous avions le meilleur de toi-même, la belle comédie qui supposait ensuite des tourments épouvantables. Mais qu’importe pour toi, sauver la face, repousser le crabe et recevoir tes hôtes étaient bien plus importants que les conséquences qui en découlaient. Tu as gardé la tête haute dans l’épreuve, cherchant sans cesse à te montrer tel que tu fus avant malgré l’amaigrissement et la fatigue dus à la longue et inflexible maladie.
Être de déraison et de gourmandise, tu resteras fidèle à ton image, poussant le défi jusqu’à différer ton rendez-vous final pour trouver le temps de te marier avec ta chère compagne, boire le champagne et réussir ton dernier pied de nez avec la mort. Bravo l’artiste et la coupe que tu as bue ce soir-là était un petit Jésus en culotte de velours, tout comme tous les plats dont tu as toujours su nous régaler.
L’Ankou peut se frotter les mains, le voyage qu’il accomplira en ta compagnie sera truculent, délicieux, surprenant, plein de fantaisie et de facéties. Il fera bien de faire provision de quelques contenants hermétiques, tu en prépares toujours trop et je ne doute pas qu’il y aura des boulettes épicées sur le chemin de ton Paradis des maîtres queux.
D’autres t’attendent de pieds crochus fermes. Tous les diablotins des enfers vont réclamer ta présence aux fourneaux. Ils ont bien raison les bougres, il n’y avait pas meilleur compagnon que toi pour jouer de la flambée et de la fournaise. Ils t’accorderont certainement un statut particulier, une délégation paradisiaque pour profiter de tes talents sans te tourmenter inutilement. Tu as eu ton lot de douleur sur le dernier parcours, désormais le meilleur t’attend, même à la table de Satan que tu honoreras comme personne.
Le curé de Castanet, le vieux curé mort dans tes bras, t’attend avec grande impatience. Il compte bien te convertir à la modération ce qui est loin d’être gagné et à la religion épreuve plus redoutable encore. La seule concession que tu lui accorderas sera de lui préparer un repas dominical en compagnie de tous ceux qui ont pris ce curieux chemin avant nous.
Ils seront ravis de te retrouver. En voilà qui auront cette chance de manger et boire en ta compagnie, plaisir qu’il nous faudra différer désormais. Le prochain réveillon risque fort de prendre un sérieux coup dans l’aile, un ange passera et les yeux se mouilleront. Serons-nous du reste en capacité de renouveler ce rituel sans toi ? J’ai comme un doute, l’envie me vient de ne pas me mettre derrière les fourneaux. J’ai perdu mon compère, mon rival et mon ami.
À bien y regarder, tu viens de réaliser la plus belle boulette de ton existence. Celle-ci a un goût amer. Elle nous restera éternellement en travers de la gorge. Va, tu peux être assuré de notre indéfectible affection. Il est bien fini le temps des excentricités, des folies et des délires. Les larmes couleront quelque temps puis viendra le temps de se remémorer toutes ces années. Alors, nous lèverons nos verres à ta mémoire tant que nous aurons le privilège de rester « au dret ! » À te revoir, le plus tard possible quand même …
Éternellement tien.
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