L’art abstrait et l’affliction collective des Nord-Coréens
Le Musée Fabre de Montpellier clame, ces jours-ci, par voie d’affiche que se tient en ses murs une exposition, « Les sujets de l’abstraction ». Elle a tout l’air d’être alléchante à en juger par la toile mise en vitrine pour attirer les visiteurs.
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Or qui peut bien se sentir attiré par pareil gribouillage ? Le titre lui-même de l’exposition a-t-il même un sens quand l’appellation « peinture abstraite » n’en a aucun. Inventorier « les sujets de l’abstraction » ne revient-il pas à s’enliser dans les sables du désert ?
Un dévoiement lexical
« Abstrait » s’oppose à « « concret ». Est « concret » tout ce qui est perceptible par l’un des cinq sens. Est « abstrait », en revanche, ce qui ne l’est pas : un crayon que l’on tient à la main est concret, la courtoisie ou la liberté sont des idées abstraites, mais leur existence n’en est pas moins attestée par des manifestations concrètes : s’effacer, par exemple, devant quelqu’un pour le laisser passer devant soi, ou pouvoir agir sans avoir à en référer à quiconque, etc. Pour n’être pas perceptible directement par les sens, une réalité abstraite n’est pas pour autant un fouillis conceptuel : les manifestations extérieures concrètes qui la désignent en définissent les contours : la liberté, par exemple, ne peut être confondue avec la servitude, la grâce avec la laideur, etc.
Peut-on donc dans ce contexte parler de « peinture abstraite », sous prétexte que ce type de peinture use de ligne et de couleurs pour elles-mêmes. Quand on use du mot de « liberté », concret en lui-même puisqu’on le voit écrit, on ne s’intéresse pas seulement aux lettres qui le composent, mais à l’idée abstraite qu’il signifie !
L’appellation de « peinture abstraite » a été inventée par opposition à « peinture figurative » qui représente des objets concrets, un visage, ou un paysage. Mais est-ce que le terme « abstrait » est approprié ? Quelle réalité conceptuelle organisée est, par exemple, signifiée par les lignes, taches et couleurs qu’on voit sur l’affiche du Musée Fabre ? Représentent-elles une idée non perceptible par les sens, comme le font les lettres (l-i-b-e-r-t-é) qui désignent « liberté », ou celles qui expriment « grâce » ou « laideur » ?
On y voit des coups de pinceaux verticaux, horizontaux et courbes qui ont même laissé les empreintes grossières de leurs poils. Aucune réalité abstraite n’est définie par ce barbouillage informe. On aurait essuyé son pinceau sur cette toile qu’on pouvait y laisser les mêmes taches. Le mot « abstrait » paraît utilisé à tort, sans doute par euphémisme, pour qualifier une peinture informe où sont jetées des couleurs et des lignes de façon aléatoire au gré de la fantaisie de l’auteur. Et plus l’énigme du barbouillis est absconse, plus l’auteur a de chances de passer pour « voyant » ou « prophète », annonciateur de l’invisible et l’indicible inaccessible au profane. Le spectateur est alors sommé de croire aux fulgurances du « créateur », avec pour seule issue la projection de ses propres fantasmes par associations d’idées, comme le patient du psychothérapeute est invité à deviner des figures dans les taches d’encre des tests de Rorschach ou comme on lit dans les nuages pour s'amuser...
Le leurre de l’argument d’autorité à la rescousse
Ce dévoiement lexical, qui a vidé de son sens originel le mot « abstraction », donne la mesure de l’imposture que représente l’invention paresseuse de « la peinture abstraite » et de "l'art abstrait" en général. Mais jamais il n’aurait pu être inculqué dans les esprits sans l’usage du leurre de l’argument d’autorité qui tente de stimuler en chacun une soumission aveugle à l’autorité enseignée depuis le plus jeune âge.
Dès lors, en effet, qu’un musée qui est reconnu comme une autorité en matière culturelle, les expose, des gribouillis sont aussitôt sacralisés. Une toile blanche, rouge, bleue, noire, ou seulement souillée d’un trait oblique au crayon est considérée comme œuvre d’art. Même un urinoir présenté dans un musée devient « une fontaine », comme l’a montré Duchamp !
On se gausse des Nord-Coréens dressés à pleurer en choeur bruyamment leur cher guide-bourreau disparu, mais non de cette vénération inculquée par l’Éducation et les diverses autorités pour les croûtes qui peuplent aujourd’hui certains musées. Or, la soumission aveugle à l’autorité est la même dans les deux cas : elle fait des hommes et des femmes de tristes pantins entre les mains de leurs maîtres (2).
Apollon et Daphné, une œuvre figurative ou abstraite ? Les deux !
L’imposture consiste donc à assimiler le mot « abstraction » à gribouillis informe, alors qu’il désigne une réalité précise organisée, même si elle n’est pas directement perceptible par les sens. Qu’y a-t-il, en effet, de plus « abstrait » qu’une œuvre dite abusivement « figurative » ? Le groupe « Apollon et Daphné », sculpté entre 1622 et 1625 par Gian Lorenzo Bernini et que l’on admire à la Galleria Borghese à Rome, est d’une grande abstraction : cet instant saisi par l’artiste où la nymphe Daphné, rattrapée par Apollon, se transforme en laurier pour échapper à son étreinte, n’ouvre-t-il pas sur les représentations les plus abstraites qui soient car les plus profondes de l’expérience humaine ? On a l’embarras du choix en raison de sa mise hors-contexte (Voir photo ci-dessous).
1- Le cardinal Barberini, futur pape Urbain VIII, a fait graver en latin sur le socle de l’œuvre du Bernin sa propre lecture : « Celui qui poursuit les formes fuyantes du plaisir, ne trouve à la fin que feuilles et fruits amers dans les mains. »
2- Mais, pour peu qu’on s’en tienne aux « Métamorphoses » d’Ovide, écrivait-on dans un article, il y a deux ans (1), « l’œuvre du Bernin se présente d’abord comme une interprétation du mythe d’Apollon et de Daphné où le dieu amoureux voit la nymphe le repousser jusqu’à se transformer en laurier quand, dans sa fuite, il est sur le point de la rejoindre. Pour autant, l’amour d’Apollon pour Daphné paraît ne l’avoir jamais quitté : il s’est fait des feuilles de laurier une couronne qui est devenue la récompense suprême de l’excellence parmi les hommes. Quel hommage à la femme aimée, fût-il immérité ! On ne saurait mieux exprimer la tragédie de l’amour non réciproque, de l’union désirée par l’un et refusée par l’autre : la transe palpitante de l’amant importun se cogne au bois rugueux et frigide que devient la jeune femme dans un refus répulsif de tout son être. »
3- Deux autres leçons peuvent en être tirées : « L’emportement d’un être vers un autre, écrivait-on encore, n’est-il pas après tout que l’effet d’une illusion qui bientôt s’évanouit ? La jeune femme dont la grâce enchante un amant, ne se révèle-t-elle pas, pour peu qu’il s’en approche et la découvre, aussi rugueuse et insensible qu’un arbre, bien loin de l’image enchanteresse qu’il s’en faisait et chérissait ?
4- Et au-delà de la relation amoureuse, cette femme devenue arbre, n’est-ce pas la déception qui est promise à l’homme quand il court désespérément après ses utopies chéries ? »
En matière d’abstraction, on est servi en contemplant l’œuvre du Bernin. En revanche, ces misérables taches présentées par le Musée Fabre de Montpellier comme dignes d’être exposées dans ses murs, sur quelles profondes réflexions abstraites ouvrent-elles ? Sur le néant et l’imposture est de faire croire le contraire ! Or, le leurre de l'argument d'autorité n'a aucun mal à y parvenir : il transforme femmes et hommes en pantins capables de vénérer sincèrement sur commande des croûtes dans un musée, comme de pleurer en public bruyamment tout aussi sincèrement leurs bourreaux ! Paul Villach
(1) Paul Villach, « À Rome, « Apollon et Daphné », une œuvre du Bernin à couper le souffle », AgoraVox, 13 septembre 2010.
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/a-rome-apollon-et-daphne-une-81158
(2) Paul Villach, « L’affliction des Nord-Coréens : simulée ou non ? », AgoraVox, 20 décembre 2011
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