L’attrape-rêve
La plupart du temps, ça m’arrive en voiture. Même quand j’étais gosse et que j’étais reléguée à l’arrière, là où les roulis de la route projetaient mon cœur au bord des lèvres, il me suffisait de laisser mon regard se perdre sur le paysage qui défilait derrière les vitres pour décoller dans un autre monde.

La R25 que l’Ours m’a échangée contre une télé est une pure invitation au vagabondage : l’habitacle est douillet et confortable comme un salon sur roulettes autour duquel l’univers se serait mis en tête de défiler lentement. Les croyants vont prier dans leur temple respectif, leur petite bulle de silence et de recueillement, loin du monde et de son fracas, les païens de mon espèce déplacent leur corps sur les lignes sombres que trace l’asphalte dans nos paysages sublimes et laissent leur esprit battre la campagne.
L’autre jour, j’étais dans ma translation préférée, en vitesse constante, le pied droit à peine posé sur l’accélérateur, le soleil en pleine face qui force à plisser le visage jusqu’à ce qu’il se fende d’un immense sourire de contentement. Rien que la lumière qui blesse les paupières et réchauffe l’habitacle et le chuintement doux de l’air qui s’écoule sur la carrosserie. La R25 a beau être une caisse vieille d’un quart de siècle, son insonorisation est tout à fait digne des meilleures berlines modernes, voire meilleure que ce qui se fait actuellement sur le marché. Les verres polarisés de mes lunettes décomposent la lumière et m’évitent toute sensation d’éblouissement, je suis juste...
en train de chevaucher un petit cheval puissant dans une prairie infinie, d’un vert profond, dont l’herbe ondule par grandes vagues souples sous la caresse d’un zéphyr printanier. La transition est brutale et d’une précision suffocante. Je suis à cru et mes cuisses serrent les flancs de ma monture comme un étau pendant que mon bassin suit le roulis de son galop. Je sens l’air saturé de chlorophylle me caresser le buste, les joues et se perdre dans ma chevelure qui vole derrière moi, je sens le jeu des muscles de mon vaillant petit cheval des steppes, j’entends son souffle précipité et l’immense silence velouté de cette grandiose étendue végétale, à perte de vue. J’étends mes bras en croix pour embrasser toute cette splendeur de vitesse et de lumière tandis que le soleil rond et orange vers lequel me précipite ma monture se couche dans des collines lointaines qui barrent l’horizon intouchable. Je suis ivre de cette sensation de liberté pure quand...
la périphérie de mon champ de vision capture la silhouette d’une Renault Espace dernière génération en pleine manœuvre de dépassement. Je suis en train de dévaler la descente de Bouzon-Gellenave vers Fustérouau sur mon frêle VTC. J’ai lâché le guidon pour embrasser la pluie de feuilles d’or que l’automne flamboyant éparpille sur la route, je suis tellement dans l’instant, dans les sensations de l’air liquide qui me porte et des couleurs qui dansent à la lisière de ma conscience que je n’ai pas entendu venir la voiture massive et prédatrice qui me frôle à présent alors que je suis lancée dans la pente. Je n’ai que le temps de me rabattre sur le côté de la petite route sinueuse et recouverte de graviers et d’ajuster ma trajectoire pour rester sur le bitume sans avoir à donner un grand coup de frein qui me serait fatal.
Je n’avais encore jamais décroché à vélo, il faut dire que jusqu’à présent, je ne m’en étais pas forcément souvent donné l’occasion. Peut-être que la similitude de la situation rend-elle la frontière entre ce monde et celui des rêves éveillés encore plus poreuse. Je n’en sais rien. Je ramène de ces voyages impromptus et magiques des images d’une précision purement photographique et des sensations physiques qui fourmillent encore plusieurs minutes sous ma peau, des souvenirs aussi nets et vrais que ceux que nous nous acharnons à tricoter dans la vraie vie, des appels d’air dont la puissance évocatrice peut nourrir mon imaginaire des jours durant.
Parfois, je me dis que je ne suis que le rêve éveillé de cette étrange cavalière des prairies infinies, je ne suis qu’une sorte de chimère à la vie pressée et industrieuse qu’elle s’est inventée pour éclabousser d’un peu de bruit et de fureur un long voyage tranquille dans ses steppes printanières. Je me demande ce qu’elle pense de nos petites vies étriquées, construites sur l’enfermement et la maîtrise de la course du temps, je me demande ce qu’elle ressent quand elle revient abruptement habiter son corps balloté par la course formidable de son petit cheval. A-t-elle envie de traverser la frontière intangible qui nous sépare pour venir goûter à l’agitation de notre monde frénétique et surpeuplé ? Ou se réjouit-elle plutôt de retourner à sa solitude sublime, à son grand voyage vers une destination qui m’échappe encore ? À moins que, finalement, son voyage ne soit permanent et que dans son nomadisme perpétuel, elle s’offre, parfois, de petites escales dans un univers clinquant et grotesque qui souligne encore plus la beauté et l’harmonie préservée du sien.
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