L'écume des jours ! Quelle oeuvre inventive, originale !
Boris Vian a signé là, avec ce roman publié en 1947, une sorte de conte bien révélateur des temps modernes, une oeuvre prémonitoire et forte...
Ce roman nous fait vivre le quotidien d'un héros, Colin, qui « possède une fortune suffisante pour vivre convenablement sans travailler pour les autres ». Son ami, nommé Chick exerce le métier d'ingénieur mais gagne un salaire médiocre. Boris Vian nous raconte une histoire d'amour, un coup de foudre entre deux jeunes gens, Colin et Chloé : quoi de plus banal ? pourrait-on dire, mais l'histoire tourne au drame puisque Chloé voit ses poumons envahis par un nénuphar qui grandit sans cesse, symbole d'une maladie incurable.
Des thèmes essentiels ne sont-ils pas au coeur de ce roman ? L'amour, l'amitié mais aussi le monde du travail, la maladie, la pauvreté qui entraînent la discrimination, le rejet.
Le travail apparaît ainsi aliénant et destructeur, il anéantit les êtres, il les annihile, les déshumanise... On se souvient des propos de Colin, le héros de l'histoire :"Ce n'est pas tellement bien de travailler, en général, on trouve ça bien. En fait, personne ne le pense, on le fait par habitude, en tous cas, c'est idiot de faire un travail que des machines pourraient faire". Puis Colin conclut : "Les hommes sont bêtes. C'est pour ça qu'ils sont d'accord avec ceux qui leur font croire que le travail, c'est ce qu'il y a de mieux. Ca leur évite de réfléchir, et de chercher à progresser et à ne plus travailler". Colin n'aime vraiment pas le travail...
Ces propos assez subversifs sur le travail, et ses contraintes, vont à l'encontre de l'opinion commune : le travail épanouissant permet à chacun de progresser... C'est bien là ce que devrait être le travail mais, souvent, il devient lourd, pesant, contraignant : les individus sont soumis à une hiérarchie implacable, comme le montre bien Boris Vian... La description de l'usine où travaille Chick est effrayante... un monde infernal de bruits, de ténèbres, d'enfermement où l'homme doit lutter pour ne pas être déchiqueté par les machines.
A la fin du roman, Colin ruiné n'a pas les moyens de financer un enterrement décent pour sa jeune femme décédée : le cercueil de Chloé est balancé par une fenêtre, sa dépouille n'est pas respectée : ainsi l'argent crée des inégalités, des discriminations, des injustices dans la société.
Boris Vian fustige aussi le culte de la personnalité et la mode avec le personnage de Jean-Sol Partre, image grotesque qui fait référence au succès d'estime que connaissait alors le philosophe Jean Paul Sartre....
L'argent est un thème récurrent dans ce roman puisque Colin se laisse dépouiller par son propre ami, Chick, un fervent admirateur du philosophe à la mode : Chick achète et collectionne fébrilement des livres ou des objets appartenant à Jean Sol Partre...
Tous ces thèmes sont d'une actualité brûlante : le travail qui écrase les plus faibles, la maladie et la pauvreté qui excluent, la mode, les stars qui envahissent nos écrans, les amitiés superficielles et intéressées...
Ce roman évoque bien le monde moderne, celui dans lequel nous vivons : un monde où le travail est aliénant, où les relations humaines sont viciées et perverties par l'argent, un monde où les apparences, l'argent sont privilégiés...
Il ne faut pas oublier le style unique et original de Boris Vian qui nous emporte dans un univers plein d'imagination et de fantaisie : les inventions verbales, les jeux de mots se multiplient, les animaux sont humanisés et deviennent des personnages. A la fin du roman, une souris, qui a accompagné Chloé et Colin, ne supporte pas le désespoir du jeune homme. Boris Vian réinvente la langue française et le monde. Le romancier crée des mots : le" pianocktail" désigne un piano qui permet, pour chaque musique jouée, de produire un cocktail dont la saveur suggère les sensations éprouvées lors de l'écoute du morceau. Le pianocktail unit ainsi deux plaisirs sensuels, l’ivresse de l’alcool et celle de la musique. Boris Vian grand amateur de jazz, trompettiste laisse bien transparaître son amour pour la musique. Le" biglemoi" est une danse où les protagonistes font onduler leur corps, les yeux dans les yeux. Boris Vian recrée le monde, nous le fait voir sous un jour nouveau en mêlant mélancolie, humour, poésie du langage.
Cette oeuvre moderne, inventive dans le style et les idées nous présente un tableau sans concession de notre époque et de ses travers...
Une nouvelle version cinématographique du roman de Boris Vian vient d'être tournée par Michel Gondry et doit sortir le 24 avril, avec dans les rôles principaux Audrey Tautou et Romain Duris...
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Vous avez déjà vu le film ou bien lu des critiques ?? De toute façon, souvent les adaptations des grandes oeuvres sont décevantes : c’est l’occasion de relire et redécouvrir ce roman...
une vie très courte pour ce romancier aux multiples talents... musicien, chanteur, inventeur d’univers : il nous reste son oeuvre, ses romans, ses chansons...
Roman Génial , très poétique et remarquable de fantaisie et d’inventivité ! J’ai adoré dans ma jeunesse et les feux de la rampe donne envie de le relire. Je pense que le passage au cinéma de ce roman surréaliste est un casse gueule garanti ! mais Tant mieux si je me trompe !
Noodles en disant : "Je trouve ça si injuste et, le rapportant à ce génie qu’était Boris Vian, encore
davantage." sombre dans le culte de la personnalité dont se moquait Boris Vian avec Jean-Sol Partre. La mort n’est pas plus juste pour un inconnu ! Sinon on tuerait tous les affreux ...............et pour ce qui est des stars, j’irais cracher sur leur tombe !
un roman à redécouvir : je viens de relire la description de l’usine de Chick, c’est effrayant et sombre... en voici un extrait .... Le travail est un des des thèmes essentiels de ce roman, le travail qui aliène et déshumanise....
Chick passa la poterne de contrôle et donna sa carte à pointer à la
machine. Comme d’habitude, il trébucha sur le seuil de la porte
métallique du passage d’accès aux ateliers et une bouffée de vapeur et
de fumée noire le frappa violemment à la face. Les bruits
commençaient à lui parvenir : sourd vrombissement des
turboalternateurs généraux, chuintement des ponts roulants sur les
poutrelles entrecroisées, vacarme des vents violents, de l’atmosphère
se ruant sur les tôles de la toiture. Le passage était très sombre,
éclairé tous les six mètres, par une ampoule rougeâtre, dont la lumière
ruisselait paresseusement sur les objets lisses, s’accrochant, pour les
contourner, aux rugosités des parois et du sol. Sous ses pieds, la tôle
bosselée était chaude, crevée par endroits, et l’on apercevait, par les
trous, la gueule rouge et sombre des fours de pierre tout en bas. Les
fluides passaient en ronflant dans de gros tuyaux peints en gris et
rouge, au-dessus de sa tête, et, à chaque pulsation du coeur mécanique
que les chauffeurs mettaient sous pression, la charpente s’infléchissait
légèrement vers l’avant avec un faible retard et une vibration profonde.
Des gouttes se formaient sur la paroi, se détachant parfois lors d’une
pulsation plus forte, et, quand une de ces gouttes lui tombait sur le
cou, Chick frissonnait. C’était une eau terne et qui sentait l’ozone. Le
passage tournait tout au bout, et le sol, maintenant, à claire-voie,
dominait les ateliers.
En bas, devant chaque machine trapue, un homme se débattait,
luttant pour ne pas être déchiqueté par les engrenages avides. Au pied
droit de chacune, un lourd anneau de fer était fixé.
Effectivement, c’est digne des temps Modernes de Chaplin ... et des cavernes Morlocks de H.G. Wells dans le futur de la machine à remonter le temps !
J’ai des tas de passages d’anthologie à redécouvrir tellement c’est loin et ma mémoire embrumée ! Étonnez vous, Buvez les Vian ...délectables jusqu’au dernier jeu de mots.
Chick, n’est pas aussi Classe que Colin mais est-il un Chic type ?
Non Chick n’est pas très chic ... C’est un écervelé...
Voici un autre extrait qui révèle bien toute l’invention poétique de Boris Vian :
Le vent se frayait un chemin parmi les feuilles et ressortait des arbres tout chargé d’odeurs de bourgeons et de fleurs [... ] Le soleil dépliait lentement ses rayons et les hasardait, avec précaution, dans des endroits qu’il ne pouvait atteindre directement, les recourbant à angles arrondis et onctueux, mais se heurtait à des choses très noires et les retirait très vite, d’un mouvement nerveux et précis de poulpe doré. Son immense carcasse brulante se rapprocha peu à peu, puis se mit, immobile, à vaporiser les eaux continentales et les horloges sonnèrent trois coups.