L’éloge de l’insécurité
L’insécurité c’est le bon vieux serpent de mer. Soyons sérieux : il serait bon de se caler dans la tête, et une bonne fois pour toutes, que l’insécurité c’est pire que la prostitution ; je veux dire que ça date de bien avant même la prostitution, avant les putes et leurs clients ; l’insécurité est née avec l’apparition du sexe, avec la venue du rythme, de la couleur, avec le mélange, c’est à dire le crime capital, appelé par ailleurs "Faute" ou "péché originel". C’est dire que l’insécurité remonte à la nuit des temps, à l’apparition du vivant. C’est inhérent à la condition humaine. Alors faut pas rêver !
L’insécurité est une affaire de sexe, de cul, et ça disparaîtra avec le sexe, avec l’Autre, l’altérité. Perspective qui ne relève donc plus du rêve, par les temps clonesques qui courent, c’est pour demain, c’est à dire bientôt. Donc un peu de patience, et on n’entendra plus parler de l’insécurité ; encore moins de la liberté, car il n’est pas de liberté sans altérité. Autrement dit, l’insécurité est consubstantielle à la liberté. Quand l’Identité aura enfin trouvé le moyen de se perpétuer sans le concours du sexe, alors la Différence, la liberté, l’insécurité, la spiritualité, l’art, le "con" et la langue disparaîtront ; le poète se taira à jamais, et l’Identité pourra redevenir ce qu’elle fut : une et divisible et immortelle. On comprend donc que le problème de l’insécurité est intimement lié à la présence du trou noir, de l’inconnu, de l’étranger, de l’incompréhensible, de l’incertitude, de l’immaîtrisable, du risque, en somme lié à la présence de l’Autre, du vide, de la différence, de la diversité, source de toute angoisse, de la peur et de l’effroi archaïque. Autrement dit, l’insécurité participe de la fiction - tout comme la femme est une fiction pour l’homme et vice-versa.
L’insécurité, ou plus justement le sentiment d’insécurité, c’est de l’ordre du fantasme, de la déraison, ce qui n’exclut pas une certaine logique. En règle générale, tout ce qui attire l’attention est déstabilisant, menaçant, provoque l’inquiétude, un sentiment d’insécurité, du moins dans un premier temps. Et ce qui, presque par définition, attire l’attention, c’est l’inconnu, c’est la différence, c’est le mouvement, le changement, la nouveauté, l’inhabituel, l’inattendu. Que surgisse la différence, aussitôt l’attention est attirée et se concentre dessus, se détournant de "soi". La différence devient alors centre de l’attention, nouveau Centre, tandis que le "soi" se trouve décentré et perd donc sa position de Centre, son pouvoir. Comme dit Delacroix dans Les grandes formes de la vie mentale : "L’attention est arrêt et adjonction. Elle est d’abord un réflexe d’investigation, le réflexe du "qu’est-ce que c’est ?" et suivant l’expression de Pawlow, une mise en garde, une alerte." Dans ce détournement d’attention, il y a glissement, passation, risque d’une passation de pouvoir, d’un renversement, d’un coup d’état. On se met donc en garde, on se crispe, car on se sent menacé, menacé de perdre son pouvoir, sa position de Centre, centre du monde.
Tout être vivant est confronté à ça, tout être vivant fait à chaque instant du jour et de sa vie cette redoutable expérience, mais combien enrichissante. Et dans toute société, établie forcément comme Centre, autrement dit "supérieur", détenteur du "commencement" et donc d’origine et de pureté, tout élément allogène est perçu comme hostile, menaçant, impur, c’est à dire porteur de sexe et susceptible de (re-)créer le rythme, la couleur, le mélange, appelé aussi péché originel. En un mot, tout corps apparemment extérieur au groupe constitué est perçu comme potentiellement violent parce que subversif et, bien sûr, "inférieur" et impur. Aussi rien de plus logique que l’étranger, ou celui qui est vu comme différent, soit une figure emblématique de l’insécurité et du risque, et dans toutes les sociétés. En conclusion, l’insécurité fonde le vivant, la limite, le différent, le jeu, la langue, l’art, l’acte de création et la liberté. L’insécurité fait exister l’Autre et s’en porte garant. L’insécurité c’est la vie, c’est l’impure et intolérable relation entre le trou et la queue, entre le vide et le plein, entre l’Identité et la Différence.
Marcel Zang
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