L’Empire du mensonge
« La guerre c’est la paix
La liberté c’est l’esclavage
L’ignorance c’est la force »
Orwell – 1984
Ils sont le camp du Bien.
Face à eux, le Mal absolu, incarné, celui dont on ne peut comprendre les motivations qu’en les interprétant à travers un prisme de lecture simpliste, binaire, émotionnel.
Les émotions nous déconnectent le cerveau logique, pour laisser les commandes au cerveau reptilien, celui chargé de la survie : nos neurones se concentrent sur les tâches essentielles, et réfléchir n’en fait alors plus partie.
Il faut agir, comme au temps des cavernes, lorsque survivre impliquait de courir vite et loin, sans s’embarrasser de réflexions inutiles et potentiellement gênantes pour le sprint.
C’est donc entendu : nous autres, européens, sommes incapables de réfléchir par nous-mêmes, de nous faire notre propre opinion des enjeux, et si, par malheur, nous osons le faire, c’est que nous sommes forcément des trolls du Kremlin -ou des pro Poutine, c’est au choix.
Raccourci là aussi extrêmement simpliste et binaire, qui a l’avantage de simplifier les enjeux au maximum : ou vous « condamnez sans réserve » (car, c’est bien connu, en face c’est le camp du Mal, et nous sommes, avec les Ukrainiens et leur gouvernement, le camp du Bien), ou alors c’est que vous êtes forcément un traître, un infiltré, un imbécile, voire les trois à la fois.
C’est la mort de la réflexion, et avec elle celle de la nuance : interdit d’oser suggérer que le problème actuel (l’invasion de l’Ukraine par les Russes) ait une cause autre que celle braillée partout en Occident, à savoir, bien sûr, la folie de Poutine, et le mal incarné que représentent les Russes. Tous les Russes ? Tous monsieur, tous ! Ben voyons, comme dirait l’autre…
Inutile d’avancer un autre argument : que pèsent les innombrables témoignages historiques, parfois très récents, mais aussi parfois éloignés dans le temps, des cinquante nuances de gris qu’a adoptées le camp du Bien depuis des siècles, face au conflit qui nous préoccupe ?
Les leçons de l’Histoire ? Qu’est-ce qu’on en a à foutre, au fond ? On vous demande, que dis-je, on vous ordonne de vous indigner, de condamner, et si possible de faire votre part, soit en partant tuer ou plus probablement vous faire tuer dans « la légion internationale » des volontaires pour l’Ukraine, soit en accueillant des réfugiés Ukrainiens -eux ils sont blancs, alors ça ne devrait pas trop poser de problèmes, les autorités les acceptent, car voyez-vous, il s’agit d’une « immigration de qualité ». Pas comme tous ces noirs et ces Arabes qui fuient l’enfer de la Syrie, de l’Erythrée ou de toutes les démocraties bananières que nous avons mises en place histoire de les piller tranquillement. Ceux-là, c’est normal qu’ils crèvent en tentant de traverser la Méditerranée. Et si, par malheur, ils réussissent à ne pas se noyer, et à mettre un pied sur notre continent béni -le continent du Bien-, on pourra toujours lacérer leurs tentes et mettre des amendes, voire mettre en prison, celles et ceux qui tentent de les aider, de les nourrir, de les héberger.
Car voyez-vous, le fond de l’affaire est là : le camp du Bien a ses priorités, et il estime qu’il existe plusieurs sortes de réfugiés. Il y a les réfugiés convenables (Ukrainiens) et ceux qui n’en sont pas vraiment (les nègres, les arabes et les autres).
C’est la façon de penser du camp du Bien, façon qui ne souffre d’aucune sorte de critique : osez affirmer que Macron est un lâche et un salopard, parce qu’il est allé serrer la louche à Mohamed Bin Salman -qui comme chacun le sait est un coupeur de têtes modéré-, avant de lui vendre pour des millions d’armes made in France, armes qui ont servi sans aucun doute possible à bombarder et tuer masse de civils Houtis au Yémen, eh bien voyez-vous, osez affirmer cela, ce serait faire preuve d’anti patriotisme voire de traîtrise à la nation dans ces heures bien sombres. Donc, bien sûr, nous ne le ferons pas…Tout comme nous ne parlerons pas des livraisons d'armes au gentil Al Sissi, qui s'en est servi pour assassiner son peuple en toute impunité. Nous n'oserons même pas l'évoquer, ça ferait tache.
Donc nous préfèrerons saluer « le courage, le dévouement, l’audace de notre président qui a tout fait pour la paix » en demandant humblement à Poutine de « ne pas tirer sur les civils Ukrainiens ». Il est comme ça, notre président : la main sur le cœur.
La main gauche sur le cœur, bien sûr. Parce que pendant ce temps, avec la droite, il continue de signer les bons de livraisons d’armes aux Ukrainiens, sans doute pour « préserver la paix et la désescalade ». Il est comme ça, notre président : il fait partie du camp du Bien. Il a pas un rond pour des soignants épuisés par deux ans de pandémie, et dix années de destruction du Service Public de l’Hôpital, mais il trouve vite fait petits millions pour faire tourner la machine démocratique du camp du Bien.
Parce que, vous comprenez : c’est pas pareil. Faut comparer ce qui est comparable ! Nos valeurs sont tellement supérieures à celles de ces slaves dégénérés, que là aussi, attention de ne pas trop flirter avec la bien-pensance pro poutinienne, hein.
Prenez « la liberté d’expression » : dans la Russie de l’abominable-dictateur-devenu-fou-et-sanguinaire, tout le monde sait que c’est pas trop ça. Alors que chez nous, c’est le paradis sur terre : on est quand même 34èmes sur 180, quoi !
Et pour vous le prouver, qu’on a encore de la marge de manœuvre dans le camp du Bien, on a décidé d’aller plus loin : on met en œuvre la liberté d’expression à sens unique, en censurant deux chaînes d’information financées par le vilain-méchant-dictateur-qui-fabrique-plein-de-réfugiés-bien-blancs-comme-il-faut. Peu importe que les deux chaînes en question employaient plus de deux cents journalistes tous français, ayant leur carte de presse française, et que le CSA leur avait accordé un agrément de diffusion stipulant une surveillance explicite, sous condition de le leur enlever au moindre problème. Ce qui n’a jamais été le cas. Et, vu que le camp du Bien ne rassemble que des « états de droit » (pas comme dans l’abominable Russie de l’effroyable dictateur Poutine), il aura suffi de trouver une excuse des plus plausibles, à savoir « ce sont des chaines de propagande pro russe ». Point. Fermez le ban.
Alors qu’il eut suffi de vérifier, au hasard, une simple actualité récente, pour mesurer le niveau de propagande atteint par ces enflures de journalistes payés par le Kremlin.
On le fait ? Allez, on le fait : analysons « le sacrifice héroïque des 13 soldats Ukrainiens de l’île aux serpents ». Il y a 5 jours, au déclenchement de l’offensive, la quasi intégralité de nos médias (possédés, rappelons-le, par 9 familles de milliardaires. Mais chut : c’est pas pareil que les abominables oligarques Russes, parce que nos milliardaires sont dans le camp du Bien, ne l’oubliez pas) la quasi intégralité de nos « médias libres » disais-je donc, a repris cette belle histoire, de ces 13 soldats Ukrainiens gardant ce bout de caillou perdu en Mer noire, sans aucune valeur stratégique, et qui auraient préféré mourir bombardés par les vilains-méchants-Russes-du-camp-du-Mal plutôt que de se rendre. Histoire qui est allée jusqu’à provoquer une minute de silence au Sénat en leur mémoire, à la demande de l’ambassadeur d’Ukraine en France, Vadym Omelchenko. Histoire reprise en cœur par tous les médias Français du camp du Bien donc, sauf par RT France. Ces salauds de pro russes ont même osé présenter les deux points de vue : celui du camp du Bien, et celui du camp du Mal. Vous vous rendez compte ? Ils ont d’ailleurs reçu la juste monnaie de leur pièce en subissant moult agressions et menaces de mort de la part de ces courageux patriotes du camp du Bien, qui lisent attentivement la presse libre et indépendante de France, et qui ont donc oublié de réfléchir.
Car oui, cette affaire était fausse : le démenti est tombé deux jours plus tard.
Il est d’ailleurs très intéressant de noter que :
1/ la quasi-totalité des médias du camp du Bien a quand même publié le démenti de cette histoire -car sans doute cela devenait trop gros, même pour eux, vu que les images de la télévision Russe montrant les soldats soi-disant morts en bonne santé, et signant une déclaration de fin des hostilités, étaient diffusées un peu partout dans le camp du Mal. Pas chez nous.
2/ Cela n’a pas empêché le camp du Bien de passer immédiatement à autre chose, sans plus s’appesantir sur ce mensonge de propagande ahurissant. Sans bien sûr présenter le moindre début de commencement d’excuses pour ce qui, au mieux, s’apparente à une faute professionnelle, et au pire, à une manipulation de la population. Soulignons également que la nouvelle version, l’authentique, de cette belle histoire, ne fera pas la une de nos médias du camp du Bien, que son écho médiatique est quasi nul, et sans commune mesure avec le battage qui en avait été fait cinq jours plus tôt, lorsqu’il s’agissait de susciter l’émotion du camp du Bien, et sa colère contre le camp du Mal, qui avait osé tuer sans vergogne « 13 héros » aujourd’hui bien portants.
Il est comme ça, le camp du Bien : il oublie vite ses « erreurs », mais n’hésitera par contre jamais à braquer tous les projecteurs avec des verres ultra grossissants sur celles de l’adversaire.
Et qu’on ne vienne pas nous parler de « mensonges » ! C’est intolérable, à la fin ! Nous sommes le camp du Bien, il ne peut pas s’agir de mensonges ! Nous sommes un état de droit, il ne peut pas s’agir de censure !
Nous venons à cet instant de trouver le mantra du camp du Bien : Non mais nous, c’est pas pareil.
Jamais nous ne reprocherions aux autres, ceux du camp d’en face, le camp du Mal, ce que nous faisons nous aussi, nous, ceux du camp du Bien : c’est tout simplement pas pareil.
Nous faisons des guerres humanitaires : ils envahissent des états souverains.
Nous apportons la démocratie à des dictatures disposant d’armes de destruction massive : ils foulent aux pieds le droit international.
Nous faisons des frappes chirurgicales, ils tirent dans le tas sans distinctions.
Franchement, c’est chouette d’être dans le camp du Bien.
Comme disait le regretté Desproges (qui de nos jours, eut sans doute été traité d’antisémite pro Poutine) :
“L'ennemi est bête : il croit que c'est nous l'ennemi. Alors que c'est lui !”
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