L’énergie, cet impensé historique : du feu de bois néolithique au feu nucléaire...
Manifestement, un changement énergétique est à l’œuvre et un livre récent, fruit des recherches croisées de trois spécialistes, invite à en prendre toute la mesure…
Depuis les « chocs pétroliers » de 1973 et 1979, la « Grande Crise » s’est ouverte « en synchronisme avec une brusque déstabilisation des structures énergétiques des sociétés industrialisées » - sans oublier la « crise climatique »…
Dès la première édition de leur ouvrage magistral, sous-titré « les servitudes de la puissance », Jean-Claude Debeir, Jean-Paul Deléage et Daniel Hémery (historiens, économistes et spécialistes des questions énergétiques) prévenaient : il s’agit d’une détérioration à long terme des fondements énergétiques de l’économie mondiale. Et si la « richesse pétrolière et électrique » de nos sociétés n’était plus assurée ?
« Aucune alternative sociale n’est plus désormais concevable qui n’implique la mise en place d’un nouveau système énergétique » soulignent les chercheurs, au terme de leur histoire des systèmes énergétiques replacés dans la longue durée, du feu de bois néolithique au feu nucléaire : « Toute histoire de l’énergie coïncide avec celle des systèmes de convertisseurs énergétiques ». Si la quantité d’énergie présente dans l’univers est infinie, il s’agit de la transformer en « énergie utile » - c’est le rôle des convertisseurs : il y a les convertisseurs biologiques (« les espèces sélectionnées par les agriculteurs ») et les convertisseurs artificiels comme les roues hydrauliques, la machine à vapeur ou la centrale nucléaire, dernier pari en date pour tenter de reculer les limites géologiques de la planète….
S’agirait-il aujourd’hui de trouver de nouveaux convertisseurs pour conjurer la crise énergétique en cours ? « La disponibilité énergétique libère ou obère le potentiel démographique, elle circonscrit sévèrement ses débordements » …
La rupture énergétique
« Structures essentielles du rapport de l’homme à la nature, les systèmes énergétiques constituent bien les fondements du développement des sociétés ; situés à l’articulation du rapport – contraignant – de la nature à l’homme, ils assignent à ce développement ses limites ». En matière de systèmes énergétiques, le monde des hommes s’organise selon deux tendances : « fragmentation, pluralité et diversité des filières, d’une part, tendance à la centralisation, suivant les axes navigables, voies d’eau fluviales et maritimes d’autre part ». Donc, « c’est le système de production capitaliste qui a réalisé l’unification progressive des différentes filières en réseaux en les articulant dans un système énergétique mondial à la fois diversifié, hiérarchisé et centralisé ».
Après l’invention du moulin à eau et du moulin à vent et l’utilisation directe des forces de la nature, les révolutions agronomiques et industrielles des XVIIe et XVIIIe siècles en Angleterre, du XIXe siècle en France, l’humanité, dont l’activité principale était jusqu’alors cantonnée à sa sphère biologique, accroît et diversifie ses sources d’énergie avec l’emploi de la machine à vapeur et du charbon, puis entre dans son âge thermodynamique dont les applications ouvrent la voie à l’ère des transports, d’abord avec l’aventure ferroviaire puis avec la locomotion mécanique individuelle sur route – l’automobile devient « l’objet de désir » du XXe siècle... Après 1945, « le modèle de consommation qui s’impose à l’échelle du monde industrialisé est l’american way of life, largement fondé sur l’électrification du quotidien », engendrant un « mode de vie à très forte intensité énergétique ». Une longue phase de coûts de production décroissants s’étend alors - jusqu’au retournement de la décennie 1970 : « Le prodigieux essor des Trente Glorieuses avait créé l’illusion : la richesse ne pouvait qu’être industrielle et marchande. La crise de l’énergie oblige à redécouvrir le rôle irremplaçable de l’agriculture dans les sociétés, toutes les sociétés »…
Le voile se lève sur cette évidence : « les systèmes énergétiques qui ont supporté la croissance américaine ne sont pas extensibles à l’ensemble du monde ». Jusqu’alors, des quantités de plus en plus importantes d’énergie ont été injectées dans le processus économique pour « obtenir des suppléments d’énergie finale de plus en plus faibles » - des convertisseurs d’énergie de plus en plus sophistiqués et des flux d’énergie croissants remplaçant le travail humain…
Mais la rente énergétique s’épuise (« aux rythmes de consommation actuels, il ne faudrait pas plus de quarante ans pour épuiser les réserves prouvées de pétrole et de gaz naturel, et quatre siècles pour celles du charbon »), l’universalisation du standard de consommation américaine s’avérerait dévastatrice - et un monde, forcément plus durable et solidaire, est à réinventer, tout comme la coopération entre décideurs – après tout, on serait en droit encore de « faire un rêve » …
Vers une mutation énergétique ?
Mais le nucléaire, alors ? Pensé à ses débuts, dans une France pauvre en charbon, comme « source d’énergie futuriste, universelle et inépuisable », il ne peut plus être envisagé, depuis Fukushima, que comme « le prélude d’une inéluctable mutation énergétique à inventer » pour en rester à cette douce euphémisation... Une bonne majorité de l’opinion perçoit qu’il « ne fait que déplacer, sans la résoudre, la contradiction mortelle de systèmes sociaux dont la dynamique est fondée sur la croissance sans limites de biens matériels dans un univers dont les ressources énergétiques utilisables sont limitées »… Dans sa thèse de sciences économiques, soutenue en 1983 à l’université de Grenoble II, Michel Damian estimait que « la filière électronucléaire clôt la révolution énergétique ininterrompue commencée au XVIIIe siècle ». En d’autres termes : « Seul convertisseur nouveau, avec le panneau photovoltaïque, découvert et développé industriellement au XXe siècle, l’électronucléaire témoigne de la réduction tendancielle des réserves d’efficacité globale du système énergétique capitaliste »… Alors que se dissipe sa promesse de maîtrise du monde, le système serait-il entré dans sa phase irréversible de rendements décroissants ? « Voici qu’à l’âge de l’atome la vieille filière des moulins à vent se découvre un nouvel avenir »… Un nouveau monde productif émergerait-il à partir d’alternatives « au ras du sol » et d’une « utilisation rationnelle des convertisseurs végétaux et animaux, et de toutes les formes d’énergie renouvelable » ? Les auteurs ne sont pas avares en pistes – encore faudrait-il pouvoir les explorer avec des investissements conséquents : « Les filières de bioconversion représentent aujourd’hui le potentiel le plus élevé et socialement le plus significatif. Aliments, combustibles et polymères pour une végétalo-chimie se substituant à la carbochimie et à la pétrochimie peuvent constituer demain autant de produits d’une véritable « civilisation industrielle » du végétal ». La première étape passe par l’acceptation d’une évidence pour le moins incontournable : « Le gisement d’énergie le plus important est celui des économies d’énergie »… Reste à repenser dans un esprit de concertation nos modes de vie, notre « modèle économique » - et à « changer de logiciel », comme on le dit si communément, pour une nouvelle « écologie de l’être »… C’est une histoire sans fin qui n’est pas écrite que dans les livres – fussent-ils aussi indispensables que celui-là à l’heure d’une édition revue et augmentée pour cette salutaire piqure de rappel.. Il est déjà minuit au premier tiers du siècle et tout n’est pas encore perdu, mais comme dit l’inscription, gravée en 1760 sur le cadran solaire du couvent des franciscains : La vie s’enfuit comme l’ombre, Mortel, sais-tu à quoi je sers, à marquer Les heures que tu perds Fais ton chemin, badaud, l’heure passe…
Jean-Claude Debeir, Jean-Paul Deléage et Daniel Hémery, Une histoire de l’énergie, Flammarion, 592 p., 25 €
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