L’Enseignement catholique vend du rêve pour recruter. Gare au réveil !
Qui peut encore rêver d’être « prof » aujourd’hui ? Le vivier doit s’épuiser pour qu’il soit besoin d’organiser des campagnes publicitaires. À voir celle en cours de l’Enseignement catholique, on en a le souffle coupé. Mais peut-être existe-t-il encore quelques exilés de retour au pays ou quelques reclus de longue date sortis de leur retraite pour que l’affiche qui a été choisie, ait été jugée susceptible de susciter des vocations.

La métonymie de la jubilation
Le visage hilare d’une jolie jeune femme est offert en gros plan pour tenter de capter l’attention du novice. S’il est mis hors-contexte dans un cadre très étroit, c’est que rien ne doit distraire son regard de cette face réjouie. Les yeux ronds ébahis sous des sourcils en accent circonflexe, la bouche souriante grand ouverte expulsant ou non un cri de joie et le menton pris en étau entre les doigts des deux mains comme pour comprimer une énergie intérieure débordante et éviter d’éclater, tous ces indices sont les effets d’une métonymie de la jubilation qui échappe à toute maîtrise. Il n’y a qu’une nouvelle bouleversante et improbable, pour susciter pareille joie démonstrative.
Déjà un indice d’incompétence professionnelle
Par l’image mise en abyme, qui feint l’instauration d’une relation interpersonnelle, la jeune femme fixe des yeux le lecteur pour le prendre à témoin du bonheur inouï qui la transporte. La nouvelle incroyable est révélée par le slogan incrusté sur la photo. Ce sont deux cris, car seule l’ellipse peut traduire la parole sous le coup d’une si vive émotion : « Prof ? Trop fort ! » La reformulation interrogative « Prof ? » est une précaution prise par la jeune femme qui n’en croit pas ses oreilles : elle veut s’assurer qu’elle a bien entendu, tant la proposition qui lui est faite, est fantastique. L’atteste d’ailleurs l’appréciation qui lui vient naturellement dans une exclamation : « Trop fort ! ».
Le registre de langue choisi est censé être, sans doute, celui dont usent les candidats visés : l’abréviation « prof » a beau être la formule qui leur est familière, elle est aussi, qu’on le veuille ou non, ce qui reste de l’amputation du mot « professeur » quand tout respect dû à sa fonction lui a été refusé. Quant à « Trop fort ! », l’usage incorrect, mais à la mode, de l’adverbe intensif « trop » à la place de l’adverbe intensif du superlatif absolu « très », ainsi que celui de l’adjectif passe-partout mais impropre « fort » à la place de tout autre pour traduire l’enthousiasme et l’émerveillement, signent déjà une incompétence professionnelle en cas d’enseignement de la langue française.
L’Enseignement catholique confirme ce manque de rigueur démagogique par un jeu de lignes obliques qui se veut résolument anticonformiste : le cadre de la photo n’est pas banalement orthogonal, mais, de façon clownesque, trapézoïdal : des mots, eux-mêmes suivent une pente ascendante au lieu d’être horizontaux, comme lorsqu’une main mal assurée griffonne un papier sans ligne conductrice. La police de caractères du slogan en majuscules cursives donne aussi dans la fantaisie, loin de la typographie guindée et officielle de « Times » ou d’« Arial ».
Une sorte de publicité mensongère ?
Il n’est pas anodin, cependant, qu’en dehors de cette démonstration de joie un peu outrée, voire hystérique, l’affiche reste prudemment discrète sur les incitations qui peuvent pousser des jeunes gens aujourd’hui à « devenir enseignants ». L’exclamation enthousiaste et émerveillée « Trop fort ! » se limite à une ambiguïté volontaire. Qu’est-ce qui soulève cet éloge hyperbolique ? La mission du professeur, l’exercice de son métier, son statut social, son salaire ? Au naïf à qui l’affiche s’adresse, de répondre tout seul !
Car il faut vivre hors du monde pour ignorer ce que tous quatre sont devenus, la mission, l’exercice du métier, le statut et le salaire. L’affiche s’apparente même à une publicité mensongère. L’acte d’enseigner n’est-il pas devenu difficile, sinon impossible, dans nombre d’établissements ? Le privé serait-il plus épargné que le public ? Et le mépris que manifestent au professeur aussi bien les élèves et l’administration que les parents, n’est-il pas abyssal ? Ni salaire digne de la fonction ni protection en cas d’agression !
Un devoir d’assistance à personne en danger
Il relève du pressant devoir d’assistance à personne en danger de prévenir le candidat professeur de ce qui l’attend. Après, il prendra ses responsabilités et ne pourra se plaindre qu’on ne l’ait pas prévenu. Qu’il lise donc « Et pourtant, je les aime » (1), le livre de Karen Montet-Toutain, la professeur du lycée d’Étampes qui, en décembre 2005, a failli mourir en pleine classe sous les coups de couteau d’un élève mécontent des remarques qu’elle avait osé faire à sa mère à son sujet ; il verra comme l’administration ne l’a pas protégée comme la loi lui en fait un devoir, et l’avait préalablement abandonnée à elle-même alors qu’elle faisait déjà l’objet de menaces de viol ! Qu’il voie encore le sort réservé à ce professeur du collège de Berlaimont : traîné en justice par le père d’un élève qu’il avait giflé après avoir été injurié en février 2008, il a été condamné.
On a soi-même publié un certain nombre d’articles depuis trois ans sur « les infortunes du savoir » dans l’Éducation nationale, la servitude le plus souvent volontaire des professeurs et la façon dont ils sont en conséquence maltraités. À défaut, qu’il visionne le film qui a reçu la palme d’or à Cannes en mai 2008, « Entre les murs », ou seulement sa bande annonce sur Internet. Le ministre de l’Éducation nationale, lui-même, a eu le culot de voir dans ce prix décerné à ce qui est un constat de désastre institutionnel, « un très bel hommage rendu à tous les enseignants de France » selon Le Monde du 27.05.2008 ! (2)
En 2000 et dans les années qui ont suivi, le Ministère de l’Education nationale avait, lui aussi, lancé une campagne publicitaire pour aguicher le client qui se faisait déjà rare. Le slogan était un beau lapsus, comme Freud les aime : « Professeur. Et si l’avenir c’était vous ? » demandait-il suavement. Le compliment n’est pas mince : comment résister à pareille flatterie où l’on feint de vous croire si important ? On a tellement envie de répondre « oui » qu’on n’osera pas percevoir, sous l’hypothèse interrogative, l’ambiguïté volontaire qui laisse ouverte, en fait, la négation de cette chimère. Tant pis si le gogo leurré répond par l’affirmative : le Ministère peut toujours rétorquer qu’il s’est bien gardé, lui, de répondre à la question.
Qui sait si l’Enseignement Catholique n’a pas commis un lapsus, lui aussi ? Car une intericonicité cruelle rapproche cette affiche d’un tableau : la photo de cette jeune femme qui se tient le visage du plat des mains, ne fait-elle pas penser au personnage horrifié qui se tient pareillement dans le tableau de Munch, intitulé « Le cri » ? N’est-ce pas cette image qui conviendrait le mieux à l’offre faite à des jeunes gens de devenir « profs » aujourd’hui ? Paul Villach
(1) Paul Villach, « Le livre de Karen Montet-Toutain, professeur poignardée : le service public outragé ! », AGORAVOX, 4 octobre 2006
(2) Paul Villach
- « La palme d’or du festival de Cannes : un blâme académique et une gifle pour les enseignants ? », Agoravox, 29 mai 2008 ;
- « « Entre les murs » : une opération politique réfléchie pour un exorcisme national ? », AGORAVOX, 29 septembre 2008.
- « La curieuse présentation d’Anne Frank dans le film « Entre les murs » n’est-elle qu’« un détail » ? » AGORAVOX, 23 octobre 2008.
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