L’ère contemporaine, le capitalisme et le bonheur
Il n’est pas ridicule d’argumenter que c’est l’apogée d’une époque – même si, on doit l’admettre, chaque personne ayant vécu pourrait avoir affirmé la même chose. On a toujours, après tout, l’impression de vivre à la fin de l’histoire. C’est vrai, en un sens. Il est définitif, toutefois, qu’on est à un point tournant de l’histoire, la hauteur ultime d’un temps avant la falaise, le précipice. La mortalité infantile n’a jamais été aussi basse et l’espérance de vie, jamais aussi haute. Des maladies qui étaient autrefois de véritables cauchemars, hantant les nuits des aïeuls, ne sont aujourd’hui que peu plus que des dérangements passagers et, de celles qui ont encore le pouvoir de terreur sur l’humain, on s’attend à ce qu’elles soient traitées bientôt. L’information, le savoir lui-même, qui fut, il n’y a pas si longtemps, le trésor des élites, est juste au bout d’un doigt, toujours à portée de main. C’est une ère de richesse sans précédent, un âge d’abondance sans pareil, et pourtant… pour ceux avec un tant soit peu de prospective, le gouffre semble tout près. Le modèle-même de la société fait courir le genre humain à sa propre perte, et ce, à toute vapeur, à plein gaz. Les inégalités injustes s’approfondissent et s’élargissent à des étendues dantesques ; la biodiversité subit un effondrement qui rappelle la dernière extinction de masse que Terre ait subie ; des îlots de plastique dont la surface rivalise avec certaines îles se forment sur nos océans en un témoignage peu flatteur de l’idiotie anthropomorphe ; et, le plus grave danger pour la pérennité de l’espèce humaine telle qu’on la connait, le climat change à une vitesse vertigineuse par notre propre faute, modifiant l’environnement de façon à aggraver tous les autres problèmes et à risquer la fin de l’épopée humaine. Pour couronner le tout, les gens sont malheureux dans ce monde fabuleux pour lequel ils risquent l’habitabilité-même de leur planète ; dans la majeure partie de l’Occident, le stress, la dépression et autres troubles psychologiques et neurologiques sont généralement hauts, tandis que le bonheur semble toujours plus illusoire. C’est un non-sens.
Le capitalisme est fondé, ultimement, sur l’idée que l’économie peut croître indéfiniment. Cette croissance nécessite une hausse constante de la production et, par inclusion, de la consommation. Entre le marketing, un tour de magie des plus sournois, qui crée un besoin là où il n’y en avait pas, et diablement efficace. La publicité, son arme principale, devient toujours plus omniprésente. Il est dicible qu’on n’est plus bien loin des avertissements dystopiques des auteurs du mouvement Cyberpunk, tant on est constamment bombardés de pubs. Et ainsi, on veut ; on veut toujours plus ; on a besoin de toujours plus. Mais peu peuvent s’offrir ce « toujours plus », et les autres envient, croulent sous le poids de leurs appétits insatiables ou s’endettent pour le remplir. Tout ça c’est du stress. Les gens veulent être heureux et on les a convaincus par quelque maléfice que consommer les y emmènera. Alors ils courent après le bonheur : ils travaillent pour gagner une monnaie qu’ils versent dans l’abondance préfinie et les breloques en surprix, toujours avec cette conviction que la prochaine… la prochaine, sûrement, les comblera. Et elle le fait, pour un temps. Puis la besogne des publicités est refaite et la roue recommence à tourner ; les gens travaillent plus, pour dépenser plus ou payer leurs dettes jusqu’au point de rupture, qui vient toujours, tôt ou tard. Comme le Wendigo des mythes amérindiens, plus ils mangent et plus ils consomment, plus ils ont faim, envie. Quand ils n’y parviennent plus, ils souffrent. Donc, en plus des dégâts massifs que ce modèle a causé et cause toujours à la seule demeure de l’Homme, il ne réussit pas à le rendre heureux.
La bonne nouvelle, c’est que des alternatives existent, car en aucun cas on est obligé de « jouer la game ». La simplicité volontaire et l’épicurisme viennent à l’esprit. Bien qu’elles aient leurs différents, c’est deux doctrines partent toutes deux d’un principe commun : on ne devrait pas tenter de remplir tous les besoins et les envies que l’on a. Pour les épicuriens, le bonheur se trouve dans la satisfaction des besoins qui sont naturels, ou inhérents à l’humain de par sa biologie, et nécessaires, desquels la satisfaction est capitale pour la survie. Un exemple d’un tel besoin est la faim. On doit manger pour vivre, c’est donc un besoin qu’on ne peut pas ignorer. Aussi, Épicure, le philosophe qui a philosophé toute cette idée, suggère de trouver du plaisir dans sa satisfaction et d’abandonner l’envie pour les besoins qui ne sont pas comme la faim. La simplicité volontaire est moins spécifique. Elle est plutôt l’idée que le bonheur se trouve, non pas dans la richesse matérielle, mais dans une « véritable richesse ». Ce qu’est cette vraie richesse dépend de l’individu ; elle peut être le savoir, l’art ou la vie sociale ou n’importe quoi d’autre, du moment qu’il ne s’agit pas d’un bien matériel. Ainsi, les adhérents à cette philosophie limitent leur consommation au nécessaire pour vivre et rechercher la richesse qu’ils veulent atteindre. D’une manière, l’idée est de se distraire de ce qu’on voudrait avoir par la poursuite d’intérêts abstraits et de laisser reposer notre bonheur sur cette poursuite. En somme, ces deux idéologies ont à la base l’idée que la consommation n’est pas forcément la source de bonheur qu’on imagine aujourd’hui et tentent d’y trouver de meilleures alternatives, des alternatives moins stressantes. En bonus, ces alternatives sont moins dommageables pour l’environnement puisque moins dépendants sur la consommation. Présenté à un mode de vie plus susceptible de rendre heureux et moins destructif, le choix paraît évident.
Pour conclure, le monde qu’on s’est créé est un étrange paradoxe ; c’est une ère de merveilles, où la vie est plus longue et plus facile pour un nombre plus grand que jamais auparavant ; c’est aussi un âge où tout va à une vitesse telle qu’on ne peut suivre et qui est, sous sa forme courante, voué à la catastrophe écologique et, par conséquent et par-dessus tout, humaine. Alors, pour retrouver un semblant de bonheur, il vaut peut-être la peine de volontairement ralentir, accepter de ne plus suivre. Évidemment, à grande échelle, un changement comme celui-là mettrait en échec le système actuel des sociétés humaines. On aurait à le changer, mais ne serait-ce pas une bonne chose ? Après tout, il n’est pas parvenu à rendre les gens heureux et, de surcroît, si on le garde sans le changer, c’est certain qu’il va tout détruire.
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