L’ère de la Parrêsia : le cas du politique, de l’investisseur, de l’économiste
Le parrèsiaste est celui qui ose dire le vrai, vous en avez certainement déjà croisé, on en voit partout en ce moment. Plus qu’un expert, lui s’engage et se met en risque, le risque de briser la relation de confiance qu’il a mis tant de temps à construire avec le profane. La Parrêsia se définit ainsi comme une éthique de la vérité, et le parrèsiaste comme celui qui « indexe son discours à un principe de rationalité et de vérité » (Michel Foucault).

Noble cause donc, sauf que parfois le parrèsiaste se contredit ou bégaie, semant le doute chez l’ignorant. Et si le cas Covid est éclairant aujourd’hui, ceux du politique, de l’investisseur, et de l’économiste ne semblent pas en reste, il seraient même des précurseurs en la matière. A leur décharge, il est vrai que : « ce n’est pas parce que l’on a rien à dire qu’on est obligé de fermer sa gueule » (Michel Audiard). Alors plutôt que de ramer dans le sens du parler-vrai, pourquoi ne pas aller un peu à contre-courant, en versant un temps dans la caricature.
Le politique où le parrèsiaste hébété
Nos économies contemporaines sont sous tutelle de l’autorité, en pratique elles sont même en garde partagée : il y a le gouvernement en charge de notre bien-être, et la Banque Centrale en charge de le financer. Ce bien-être peut prendre des formes multiples selon la définition que l’on donne à l’expression de justice sociale. Mais quelle que soit cette définition, il est souhaitable que les gouvernés adhèrent aux politiques des gouvernants si l’on espère que l’idéal poursuivi se réalise. Naïvement, on supposera que le meilleur moyen d’être convaincant est d’atteindre l’objectif que l’on s’est fixé. Par exemple, si le gouvernement annonce un programme de relance afin de doper la croissance, alors il faudra observer un effet tangible sur l’économie. De même, si la Banque Centrale Européenne annonce des mesures accommodantes afin de ranimer l’inflation, alors il faudra observer un effet tangible sur les prix. Mais combien de dirigeants peuvent se vanter d’avoir atteint durablement leurs objectifs en terme de croissance ou d’inflation au cours des 20 voire 40 dernières années ?
En fait, les autorités peinent de plus en plus à convaincre que leurs politiques monétaire ou budgétaire soient encore capables de faire bouger la bête. Et pourtant, difficile de leur reprocher une quelconque inhibition : terminé la recherche du bon dosage, désormais on sert à la louche, des quantités hollywoodiennes de monnaie et de dette injectées dans l’économie. Jadis de telles politiques auraient ranimé n’importe quelle économie en cessation de paiement. Mais aujourd’hui, l’aboulie de l’agent économique semble incurable, comme si les crises chroniques l’avaient étourdi pour une durée indéterminée. Il se pourrait même que « ce qu’il (me) manque ne figure pas au registre des choses existantes » (spleen Baudelairien).
Ainsi, le gouvernant doute, et le gouverné doute encore davantage. Si bien que l’autorité ne semble plus aussi bien dans ses baskets de parrèsiaste éclairé et bienveillant. C’est quand même un peu gênant, car s’il y a bien quelqu’un dont on attend qu’il fasse preuve de Parrêsia, c’est celui qui veille sur nous. Une manière de mesurer la taille du problème, est d’imaginer ce que donnerait l’expérience de Milgram si elle était reproduite aujourd’hui. Pour mémoire, cette expérience (décriée) avait pour objectif de tester le degré d’obéissance des personnes à une autorité, l’ordre imposé étant alors perçu comme un impératif ou un ukase selon la légitimité ou pas de l’autorité. Il faut dire que l’ordre était alors un peu tordu, l’un des participants devant infliger des chocs électriques à l’autre participant…
L’investisseur où le parrèsiaste égaré
Il parait que l’on peut croire les marchés financiers lorsqu’ils nous disent que les choses valent tel ou tel prix. Si l’on valide une telle hypothèse, alors les marchés pourraient être de parfaits candidats au titre de parrèsiastes éclairés et bienveillants. Curieusement, il se trouve qu’il y aurait effectivement deux raisons d’y croire. D’abord il y aurait la raison pratique : les marchés ont toujours raison, axiome irrécusable de l’investisseur. Mais s’ils ont toujours raison, alors rideau le débat est clos ; la raison pratique devient vite une impasse indépassable dont il n’y a rien à tirer. Puis il y aurait la raison théorique : toute l’information pertinente serait déjà bien lotie dans les prix des actifs, c’est ce que l’on appelle l’efficience des marchés, que l’on qualifiera par la suite de blague ou de dogme selon les courants de pensée. Mais admettons, faisons comme si les prix avaient quelque chose à nous dire.
Le problème c’est que si l’on cherche à détricoter ce qu’il y a dans le prix, alors on est vite pris d’ambiguïté. En effet, le prix est une pièce, à deux faces donc. L’une des faces reflète les anticipations que peut faire l’investisseur sur l’inflation à venir, la croissance économique, la politique monétaire, le temps qu’il fera demain, etc…. Par exemple, si l’investisseur anticipe que les bénéfices des entreprises vont durablement augmenter, il sera prêt à payer plus cher pour acquérir des actions. L’autre face reflète ce que l’on appelle les préférences de l’investisseur, qu’il s’agisse de celles traditionnellement invoquées d’aversion pour le risque, de préférence pour le présent, ou des plus tordues comme celles liées aux 5 traits de la personnalité, voire de la conception du désir de Deleuze… Par exemple, si l’investisseur s’est levé du bon pied, et éprouve dès le matin un appétit pour le risque certain, il sera prêt à payer plus cher pour acquérir une action. Finalement, le prix peut être vu à la fois comme une forme de galvanomètre et de pravdamètre, trahissant respectivement les préférences et les anticipations de l’investisseur.
Mais, aujourd’hui les prix ont un problème, ils ne peuvent plus prétendre au rôle de parrèsiaste éclairé et bienveillant. Les prix ne disent plus le vrai pour la simple et bonne raison qu’on les torture afin de leur faire avouer des choses qu’ils ne pensent pas. En effet, les prix des actifs sont déformés par les politiques ultra-exubérantes mises en place par les autorités. Ainsi, les plans de rachats massifs d’actifs instaurés par les Banques Centrales de part le monde ont largement contribué à la baisse des taux d’intérêt, les amenant à des niveaux difficilement justifiables d’un point de vue fondamental, à moins d’hypothèses farfelues sur les préférences de l’investisseur : par exemple, il faudrait que l’investisseur fasse désormais preuve d’un altruisme parfait envers les générations futures afin d’accepter que son épargne lui rapporte un rendement si faible si longtemps. Est-ce à dire que les prix des actifs sont devenus des « menteurs », qu’il ne faut plus leur prêter qu’une oreille distraite ? A priori non, mais certainement le message envoyé par les prix mérite aujourd’hui une lecture bien différente.
L’économiste où le parrèsiaste enchâssé
Au départ, tout part d’un malentendu : juste parler n’est pas équivalent à parler juste, les deux ne commutent pas. Or, il n’aura échappé à personne que les débats contemporains errent souvent dans le juste parler. Pour comprendre l’origine du problème, il faut torturer la bête. L’être humain se distinguerait de l’animal par son extraordinaire faculté à produire des phrases enchâssées (Stanislas Dehaene). Par exemple, au lieu de dire « le marché s’envole » et « le marché est raisonnable », je peux dire « le marché qui s’envole est raisonnable » (phrase enchâssée relative). Quant à l’économiste, il se distinguerait lui du commun des mortels par son extraordinaire capacité à produire des raisonnements que l’on pourrait aussi qualifiés d’enchâssés (récursifs) : « Le plan d’endettement massif de l’Etat qui va permettre aux entreprises de repartir de l’avant, afin que ces dernières puissent de nouveau faire appel à l’emploi, et ainsi que la consommation reparte… ».
Grâce à cette faculté, que l’on peut confondre en faconde, l’économiste grand format peut alors participer à des débats interminables, ou le vaincu se voit défait non par la force des arguments du vainqueur mais par épuisement ; un genre de bataille de culbutos où celui qui se trouve désarçonné un instant revient aussitôt à la charge. Mieux encore, souvent farcis d’idéologies, nos deux adversaires en viendront à se tromper de bonne foie, à l’insu de leur plein gré. Par exemple, ils écouteront la même chose mais n’entendront pas la même chose : ainsi l’expression « marche droit » n’aura pas le même sens selon que l’un a des problèmes avec la justice et l’autre avec l’alcool. Dans le même genre, il y aura le cas des holorimes impossibles à trancher : « vieil armagnac » ou « vieillard maniaque » (Marc Monnier) ?
Aucun espoir donc de converger vers une forme de compromis intellectuel entre nos deux adversaires, un genre de point fixe qui mettrait tout le monde d’accord : « les compromis c’est la promesse d’être cons » (Patrick Alessandrin). On serait plutôt dans la convergence vers un point aveugle, cette petite portion de la rétine dépourvue de photorécepteurs et donc complètement aveugle, à toute forme de raison dans notre cas. Aucune place non plus pour la preuve, cette dernière devenant une véritable savonnette épistémique impossible à saisir pour nos deux participants : « …Il n'aimait pas démontrer, il ne tenait à convaincre personne. Autrui est une invention de dialecticien » (Emil Cioran). Bref, pas mal de casseroles pour notre économiste grand format, mais qui à sa décharge ne prétend pas officiellement au rôle de Parrèsiaste éclairé et bienveillant.
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