L’erreur fondamentale
Dans le métro, un jeune homme angoissé dévisage les passagers en se demandant ce qu’ils pensent de lui. L’insistance étrange de ses regards fait que la plupart des passagers le remarquent et l’observent. Intrigué, il change de voiture et fait le même constat, qu’il répète ensuite sur toute la rame. Il est alors convaincu que tous ces gens attendent de lui quelque chose, probablement un acte grandiose et salvateur. Il va donc à l’Elysée afin de parler au président et comme les vigiles ont l’habitude de ces psychoses naissantes, le jeune homme délirant se fait vite embarquer vers les urgences psychiatriques. Son délire d’interprétation consiste à s’imaginer que tout le monde est très intéressé par sa personne et que c’est cela qui explique l’attention extraordinaire dont il a fait l’objet. Il s’agit d’un délire parce qu’en réalité, ce sont ses regards anormalement insistants qui ont suscité l’attention des personnes qu’il croisait.
Attribuer des dispositions, bienveillantes ou malveillantes, à des personnes sans tenir compte de leur situation est ce que les psychologues appellent « l’erreur fondamentale » tant elle est générale et tant elle fausse, quasi systématiquement, notre perception sociale.
Un exemple à peine caricatural est celui du voleur qui fait brutalement effraction dans un domicile et suscite une violente réaction de légitime défense de la part du propriétaire. Invoquer son origine ethnique pour expliquer la violence subie suite à son intrusion serait, de la part du voleur, un complet déni de réalité consistant à faire comme si ce n’était pas son agression qui avait motivé l’acte de légitime défense. Ce serait donc un propos délirant à force de mauvaise foi et il serait même comique s’il n’était à craindre que certains le prennent au sérieux.
Un autre exemple pourrait probablement provenir de la manière dont Israël dénonce les attaques palestiniennes. Car en écartant la longue et terrible situation d’annexion et/ou de colonisation qui serait pourtant l’explication la plus logique de cette violence et en attribuant plutôt des dispositions antisémites aux Palestiniens, les autorités israéliennes ne laisseraient-elles pas à penser qu’elles ont succombé à cette fameuse « erreur fondamentale » ? Comment résister, il est vrai, à l’adoption d’une perspective qui innocente les Israéliens en même temps qu’elle justifie la violence de leurs interventions armées contre des... antisémites ?
L’incident survenu récemment à Amsterdam — au cours duquel, au sortir du match, des supporters du Maccabi Tel Aviv ont été attaqués par des supporters propalestiniens — vient à l’appui de cette hypothèse, à savoir, l’idée que le pouvoir sioniste serait tenté d’attribuer à ses adversaires une disposition à l’essentialisation haineuse des juifs afin de mieux passer sous silence la situation rivalitaire engendrée par ses propres violences.
En effet, on voit à cette occasion qu’Israël, par la voix de son premier ministre, a dénoncé un “pogrom”, ce qui veut dire des violences à caractère antisémite, donc des violences gratuites, sans autre cause que la haine des juifs. Or, cette présentation passe sous silence le fait que lesdites agressions sont intervenues après de nombreuses provocations, dégradations et violences de la part des supporters en question, qui n’étaient donc pas des anges, loin s’en faut. Par exemple, la veille du match, vêtus de noir et cagoulés, ils ont arraché des drapeaux palestiniens sur des habitations privées néerlandaises en scandant « va te faire foutre Palestine » et ils ont aussi attaqué des chauffeurs de taxi néerlandais d’origine arabe. Ils n’ont pas, non plus, respecté la minute de silence pour les victimes des inondations en Espagne. Ainsi, au final, on voit mal comment, après le match, le fait de s’être trouvés dominés par les supporters propalestiniens de l’Ajax pourrait relever des dispositions antisémites de leurs agresseurs plutôt que d’un antagonisme suscité par l’état actuel du conflit en Palestine et exacerbé par les provocations des supporters israéliens.
Je me demande si la morale de toute cette histoire ne pourrait pas venir de la fable d’Esope évoquant un petit garçon qui criait au loup alors qu’il n’y en avait pas. Mais dans le cas présent, le problème ne serait pas qu’à la fin plus personne n’y croit. Le problème serait qu’à la fin tout le monde saurait qu’il s’agit d’un mensonge.
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