L’esprit de prostitution
La prostitution, fréquemment citée comme le plus vieux métier du monde, est en réalité non un métier, mais la réalisation d'une manière de penser et de vivre. Sa symbolique est forte, puisqu'elle représente une logique finaliste motivée par la déliquescence de toute morale.
La fin justifie les moyens
Les avis divergent sur la connaissance de l’auteur de cette sentence, mais la période semble bien cernée puisqu'elle est attribuée à deux personnes à peu près contemporaines. Pour les uns, il faut l'attribuer à Nicolas Machiavel (1469-1527). Cette phrase, même s'il ne l'a jamais écrite, fut la clé de voute de son ouvrage Le Prince. Pour les autres, l'auteur est Philippe van den Clyte (1445-1509), seigneur de Commynes, l'homme qui trahit Charles le Téméraire pour se mettre au service de Louis XI. Exemple qui témoigne déjà que la prostitution n’est pas toujours physique.
Le sociologue allemand Max Weber analysa cet esprit de décision, dit rationalité, en opposant l’éthique de la conviction à l’éthique de la responsabilité. La première éthique donnerait naissance à des « actions rationnelles en valeur », dans lesquels la finalité compte autant que les moyens employés, qui doivent respecter une certaine morale, éthique ou conviction. La seconde éthique entraînerait des « actions rationnelles en finalité », celle dont il est le plus question en notre époque postmoderne.
Cette rationalisation du monde, qu’il jugeait à terme irréversible, lui inspirait des sentiments contradictoires. D’un côté, il y voyait des signes positifs avec un meilleur fonctionnement des sociétés humaines, notamment par une activité économique plus efficace. Mais elle lui inspirait aussi un mauvais pressentiment, puisqu’il voyait dans la modernité un déclin des traditions et des émotions politiques.
Les sociétés modernes étant incapables de donner un sens au monde, ou de donner à l’existence des hommes une finalité ultime, ces derniers peuvent alors s’abandonner à l’individualisme, ce que Max Weber appela le « désenchantement du monde ». Il craignait, comme Nietzche, le risque d’une standardisation des comportements humains, enfermant les individus dans une « cage de fer », ou il n’y aurait plus que l’objectif d’être de plus en plus rationnel, de plus en plus performant.
La prostitution à tous les étages
C’est ainsi qu’aujourd’hui la fin justifie les moyens. C’est une logique libérale libérée, dit-on, de tout tabou, en réalité de toute morale. Et aucun domaine de la société n’est épargné.
L'art d'être connu
Le domaine artistique est depuis plusieurs décennies fortement touché par ce phénomène. Si actuellement la définition de l’art est floue et difficile à cerner, c’est notamment à cause de finalités récurrentes, à savoir l’argent et la célébrité. Jamais l’art n’a été l’objet d’une spéculation telle que c’est le cas aujourd'hui. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication aidant, certains artistes, comme les musiciens, peuvent se constituer en quelques heures un public à l’échelle mondiale.
Cela a un retentissement direct sur la création, qui n’est plus tant le fruit d’une inspiration personnelle, d’un idéal intronisé, d’un désir de marquer l’histoire ou d'une volonté subversive, qu’une réponse à une demande, comme n’importe quel autre produit de consommation. C’est pour cette raison que les jeunes artistes sont « célébrés » de plus en plus tôt, et très peu d’entre eux résistent à une telle pression. Le système leur promettant richesse et célébrité, leurs hésitations, face à leur intégrité et leurs idéaux artistiques, s’estompent rapidement.
Certains, portés sans limite par leurs désirs de gloire et d’argent, finissent par s’y donner corps et âme, vendant plus alors leurs qualités plastiques qu’artistiques. D’autres vont user de toutes les techniques et de toutes les technologies disponibles pour faire le « buzz », n’hésitant pas à abandonner toute recherche artistique. C’est ainsi que Psy a exporté sa musique à l’échelle mondiale par le biais d’un phénomène de mode internet, et qu’Inna s’est rendue célèbre plus pour son physique que pour sa vocalise.
L’argent à tous prix
Le secteur industriel connaît lui aussi de nombreuses histoires sordides, ou l’argent justifie tous les comportements. Mais les protagonistes ne sont pas seulement des chefs d’entreprises ou des actionnaires, ce sont aussi des scientifiques et des chercheurs.
La Livermore Centennial Light Bulb serait la plus vieille lampe encore en fonctionnement au monde. D’une puissance de 4 watts, elle brillerait depuis 1901 dans une caserne de pompiers de Livermore, en Californie. Si sa puissance n’est plus que de 7% de sa puissance originelle (60 watts) et sa luminosité ne correspond plus qu’à 0.3% de sa valeur d’origine, l’ampoule pose néanmoins des questions évidentes à propos de la longévité des produits mis en vente aujourd’hui.
En effet, l’ampoule fut la première victime historique de l’obsolescence programmée. Par la suite, d’autres produits ont eux aussi été fragilisés, ou ont vu leur durée de vie raccourcie, afin d’augmenter la demande. Parmi eux sont fréquemment cités les bas-nylons, les ordinateurs, les imprimantes, les voitures, les télévisions, les téléphones portables, la liste est longue.
Si l’on comprend aisément que cette politique fut guidée par des dirigeants d’entreprise désirant multiplier leurs profits, ce sont pourtant des scientifiques qui contribuèrent et qui contribuent encore, matériellement, à l’émergence de produits à durée de vie limitée, non par conviction, mais dans le but de gagner toujours plus d’argent, coute que coute.
La libéralisation des mœurs, mais pas leur libération
Le couple, à l’image de l’économie, subie l’influence néfaste du libéralisme depuis des décennies. Les liens de fidélité, d'entraide, de don de soi et d'autorité disparaissent, pour laisser place à un hédonisme insatiable. Les barrières de la morale tombées laissent alors place aux comportements les plus déviants.
Pierre Bergé, président du Sidaction et fondateur du magazine homosexuel Têtu, montra dans une déclaration à propos du projet de loi Taubira toute la dangerosité de cette pensée :
« Nous ne pouvons pas faire de distinction dans les droits, que ce soit la PMA, la GPA ou l'adoption. Moi je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l'usine, quelle différence ? C'est faire un distinguo qui est choquant ». 1
La marchandisation de l'homme et du corps humain pourrait donc être engagée à travers ce courant individualiste qui traverse nos âges. La prostitution deviendrait ici à la fois physique et psychologique.
Justice d'apparence
Quant à la justice, elle éprouve naturellement de la difficulté à assurer correctement son ministère dans cet univers abandonnant la morale. Les magistrats, aux premières loges de phénomènes de corruption et de laxisme, s’en indignent parfois.
Suite aux déclarations de Nicolas Sarkozy et de François Fillon appelant tous deux à « éliminer les zones d’ombre » de la finance mondiale que sont les paradis fiscaux, le juge Renaud Van Ruymbeke s’emporta le 13 novembre 2008 sur France Inter :
« Il est un peu dommage que nos dirigeants n’aient pas lu l’appel de Genève, il y a douze ans, en 1996, lorsque nous (8 grands magistrats anti-corruption) avons dénoncé tout cela.
On nage en pleine hypocrisie. Depuis 1996, il n’y a eu aucune volonté politique d’éradiquer sérieusement les paradis fiscaux. Les paroles, c’est bien, les actes c’est encore mieux. Nous n’avons vu aucun acte positif concernant l’éradication des paradis fiscaux. » 2
La colère suivant la déception, nous savons aujourd'hui, au sujet de la fraude fiscale, que les politiques qui feignent de s'en émouvoir ont pour certains des liens intimes dans ce type de criminalité. La morale et les bonnes intentions invoquées servent alors de bouclier pour se dédouaner de toute responsabilité.
La religion au service de l’homme
Le monde religieux a aussi, hélas, grandement souffert de cet état d'esprit. L’Eglise catholique, pour prendre en exemple la religion historique du continent européen, révèle çà et là des marques de compromissions ahurissantes. En témoigne un document conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris, narrant certains des conseils que les cardinaux donnèrent au Pape Jules III lors de son élection en 1550 :
« La lecture de l'Évangile ne doit être permise que le moins possible. Tant que le peuple se contentera de ce peu, vos intérêts prospéreront, mais dès l'instant qu'on voudra en lire plus, vos intérêts commenceront à en souffrir.
Voilà le livre qui, plus qu'aucun autre, provoquera contre nous les rébellions, les tempêtes qui ont risqué de nous perdre.
En effet, quiconque examine diligemment l'enseignement de la Bible et le compare à ce qui se passe dans nos églises trouvera bien vite les contradictions, et verra que nos enseignements s'écartent souvent de celui de la Bible et, plus souvent encore, s'opposent à celle-ci. Si le peuple se rend compte de ceci, il nous provoquera jusqu'à ce que tout soit révélé et alors nous deviendrons l'objet de la dérision et de la haine universelle.
Il est donc nécessaire que la Bible soit enlevée et dérobée des mains du peuple avec zèle, toutefois sans provoquer de tumulte. » 3
D’une institution à la recherche de la volonté de Dieu, la religion catholique s’est au cours des siècles mutée en une arme de soumission des populations, guidée par des velléités de pouvoir. Le pape Jules III profita fortement de cette compromission pour s’adonner au luxe, au plaisir et au népotisme. La messe est dite.
La raison du plus fourbe
Parmi les exemples les plus frappants de prostitution politique figure la Guerre d’Irak, qui révéla le plus grand mensonge d’Etat de la première décennie du XXIème siècle. Commencée le 20 mars 2003 avec l'invasion de l'Irak par la coalition menée par les États-Unis contre le parti Baas de Saddam Hussein, elle a pris fin le 18 décembre 2011 avec le retrait des dernières troupes américaines, plusieurs années après le dévoilement d’une immense affaire de falsification et de mystification.
Les principales raisons invoquées officiellement étaient la « lutte contre le terrorisme », l'Irak étant présenté comme un État soutenant Al-Qaïda, considéré comme responsable des attentats du 11 septembre 2001, entre autres. Il fallait aussi éliminer les armes chimiques et les armes de destruction massive qu'était censé détenir l'Irak, arrêter Saddam Hussein et instaurer une démocratie dans la région. De nombreux documents furent créés de toute pièce pour justifier l'opération, dont certains arrivèrent devant le Conseil de Sécurité de l’ONU. 4
Le plus grave ne furent pas les désirs obscurs des belligérants (Principalement le pétrole), mais les moyens employés : le mensonge éhonté et soutenu des années durant devant le monde entier, et la terrible guerre entamée, qui fit au moins 1 millions de victimes, des millions de réfugiés, et s'élèverait d’après les dernières études à plus de 6 000 milliards de dollars. 5 Pourtant, nulle arme chimique ou nucléaire en Irak et nul lien entre Saddam Hussein et Al-Qaïda (En réalité farouchement opposés).
Non seulement les 3 forces principales de la coalition (États-Unis, Royaume-Uni et Australie) remuèrent ciel et terre pour justifier leur attaque, mais 45 autres États les assistèrent de près ou de loin dans ce sinistre office, sans rien ignorer de la réalité de la situation.
Les anciens chiens de garde
Les médias souffrent aussi en leur sein de cet esprit, ce qui fit perdre patience au fameux journaliste John Swinton qui, suite à un toast à la liberté de la presse portés par ses collègues, prononça le 25 septembre 1880 un discours qui marqua la fin de ses fonction de rédacteur en chef au New York Times :
« Il n'existe pas, à ce jour, en Amérique, de presse libre et indépendante. Le travail du journaliste consiste à détruire la vérité, à mentir sans réserve, à pervertir les faits, à avilir, à ramper aux pieds de Mammon et à vendre son pays et sa race pour gagner son pain quotidien ou ce qui revient au même, son salaire.
Nous sommes les pantins et les vassaux des hommes riches qui se cachent derrière la scène. Ils tirent les ficelles et nous dansons. Notre temps, nos talents, nos possibilités et nos vies sont la propriété de ces hommes. Nous sommes des prostituées intellectuelles. » 6
Cette audace, si rare soit elle, est parfois celle du siècle présent. Et si « Mammon » présente de grands attraits au regard des sommes dont peuvent bénéficier ceux qui se taisent, il reste des personnes pour qui aucun gain pécuniaire ne saurait faire passer le gout amer du mensonge. A l’image de lanceurs d'alerte tels que Julian Assange, Edward Snowden ou Edwy Plenel.
L’illusion de la normalité
Ne nous n'y méprenons pas, nous n’avons pas à nous conformer à notre époque. Prenons garde de tomber dans un historicisme exacerbé, selon lequel nos valeurs seraient inévitablement liées à notre situation historique contextuelle. De même, le relativisme moral selon lequel toutes les opinions et tous les idéaux se valent n’est qu’un prétexte aux dérives, argué par ceux qui préfèrent se laisser porter par le courant.
Mais que faire dans une société toujours plus uniformisée, ou l’individu, noyé physiquement et spirituellement dans la multitude, est de plus en plus tenté et même encouragé à suivre sans se poser de questions. Sachons que rien ne justifie cette légèreté. « Qui ne dit mot consent » disait le pape Boniface VIII au XIIIème siècle, et, tel un contrat tacite, cette maxime s’applique aujourd’hui dans les rapports entre l’individu et la société de la façon suivante :
« Fait pour que mon confort soit sain et sauf - voire qu’il augmente - en contrepartie de quoi je m’engage à ne pas sortir du rang, à t’obéir et à fermer les yeux. »
Nous avons toujours le choix
Sommes-nous tous des prostitué(e)s, à différentes échelles ? Si oui, dans quelle mesure participons-nous à cette prostitution généralisée ?
A chacun de faire son examen de conscience. La réalité montre toutefois que les plus démunis sont souvent les plus révoltés face à ces compromissions quotidiennes, puisque bien souvent le confort de nos positions sociales nous parait bien plus alléchant que nos idéaux. Mais un questionnement individuel peut heureusement intervenir à tout moment, et faire pencher la balance du bon côté.
Face aux cris fatalistes de certains, n’oublions jamais que ceux qui nous disent que nous n’avons pas le choix sont ceux-là même qui ont intérêt à ce que nous le croyons. Nous tous avons le pouvoir, et même le devoir, de nous engager et d’agir à chaque instant non selon nos objectifs, mais selon nos convictions personnelles, quelles qu’elles soient.
De la nécessité de se positionner
Récemment Aymeric Caron, à propos du « mariage pour tous », interrogea Henri Guaino et avec lui l’auditoire de l’émission On n’est pas couché :
« Quand on est élu, quand on a une vision pour la France, pour les français, est-ce qu’on ne doit pas savoir dépasser ses propres souffrances ? Son propre ressenti qui n’exprime peut être pas une image, une vision des choses ? » 7
A l’évidence non. L’histoire nous l’a montré à de multiples reprises : Les personnes qui ont marqué le progrès dans leur société furent des objecteurs de conscience, des hommes et des femmes qui s'attacheront à leurs profondes convictions pour les défendre jusqu'au bout. Parmie eux Martin Luther, Nelson Mandela, Martin Luther King, Charles De Gaulle, Aung San Suu Kyi, Andreï Sakharov, Jean Moulin ou encore Rosa Parks.
L’intégrité comme marchepied
Si cette normopathie prédomine aujourd’hui et risque de se radicaliser dans notre postmodernité, elle n’est heureusement pas l’unique mode de pensée. Des nombreuses légendes du monde rappellant la valeur de l'intégrité me vient naturellement celle de ma région, la Bretagne, et plus particulièrement l’histoire qui inspira son drapeau.
Un jour d'hiver où la duchesse Anne de Bretagne se promenait à cheval, elle assista à la traque d'une hermine par des chasseurs. L'animal à la fourrure blanche se retrouva acculé à une mare boueuse, et l'hermine préféra faire face aux chasseurs et à la mort plutôt que de salir et de souiller son noble pelage blanc. La duchesse, émue par la scène, obtint alors la grâce de l'hermine, et ainsi naquit l'emblème et la devise de la Bretagne : plutôt la mort que la souillure.
Ce ne fut pas une parole qui permit à notre chère créature de garder son pelage immaculé, mais un acte. Dénoncer est une chose, agir en est une autre. A présent, regardons nous dans la glace, et regardons le monde face à face.
Sources
1. http://www.marieclaire.fr/,pierre-berge-pma-gpa-louer-son-ventre,20123,680919.asp
2. Renaud Van Ruymbeke au micro de France Inter le 13 novembre 2008
3. http://www.lettre-chretienne.org/conseils-donnes-au-pape-jules-iii-lors-de-son-election-en-1550.htm
4. http://www.guardian.co.uk/uk/2003/feb/08/politics.iraq
6. Labor's Untold Story, de Richard O. Boyer and Herbert M. Morais, NY, 1955/1979
7. Aymeric Caron sur le plateau d’On n’est pas couché, émission diffusée le 31 mars 2013
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