L’étrange silence de la gauche à propos du Tibet
J’ai toujours été surpris de ne point entendre les voix de gauche se réclamant du progrès, de la laïcité, des droits de l’homme, à propos de l’attitude historique de la Chine au Tibet. Il faut pour le comprendre lire entre les lignes du compte-rendu du Conseil de Paris du 24 avril dernier.
Bertrand Delanöe soumettait au vote du Conseil la distinction qu’allait recevoir le Dalaï-Lama. Le groupe MRC (Mouvement républicain et citoyen, chevènementiste) donnait l’explication de son choix de ne pas faire du chef du gouvernement tibétain en exil un citoyen d’honneur de la ville de Paris. *

Et c’est son droit. Mais quels que soient les sentiments qu’on porte à la communauté tibétaine, un courant de pensée sérieux comme le MRC, qui a développé au cours de ces années de scission avec le PS un argumentaire républicain digne d’intérêt, un parti moderne et démocratique n’a pas le droit de reprendre à bon compte l’argumentaire de propagande anti-tibétaine des dirigeants chinois.
Et, pourtant, le texte ci-dessous consultable tire sur une ambulance. En outre, il faut avoir à l’esprit que l’éventuel boycott des Jeux olympiques est d’abord une menace pour le peuple tibétain, ou ce qu’il en reste.
Le Dalaï-Lama est une personnalité qui incarne aux yeux de beaucoup de gens dans le monde la culture tibétaine, à laquelle se raccroche un peuple qui a tout perdu. Dans son réquisitoire, le MRC a cru bon accuser le Dalaï-Lama d’avoir "une personnalité complexe" et d’adopter une position contradictoire. Il serait opposé à l’indépendance du Tibet, mais se présenterait comme son interlocuteur face à la Chine... À personnalité complexe raisonnement simpliste. Mais qu’est-ce à dire ? Il faudrait en plus que le Tibet n’ait aucun interlocuteur représentant ses réfugiés politiques, et traite avec le Dalaï-lama chinois que la Chine a nommé à Lhassa comme fantoche ?
Les dirigeants tibétains en exil ont bien compris que la force armée chinoise avait gagné sur l’indépendance de leur région malgré les déclarations d’autonomie de 1912, celle de Mao en 1949, puis des pourparlers de 2002 jamais respectés ; ils préfèrent adopter une position épargnant des souffrances à leur peuple. Le gouvernement tibétain en exil joue un rôle diplomatique et pacifique, est-ce là la complexité qui gêne le MRC ? Etrange pour un mouvement qui a toujours prôné dans les régions du Golfe, par exemple, les voies politiques.
Dans des précautions oratoires soi-disant laïques, ce groupe d’élus de la mairie de Paris se fend d’un rappel à l’Etat théocratique que représente pour lui le Tibet. À ce propos, comment ignorer que le bouddhisme mahayana est une sagesse a-théiste où l’accent est mis sur le respect de toute vie, sur le partage égalitaire des richesses et non leur accumulation ? Comment oublier que la réforme sociale avait commencée dès 1925 avec le treizième Dalaï-Lama (et tous les Rinpoche) poursuivi par l’actuel Dalaï par des réformes fiscales et foncières... D’ailleurs, de la "théocratie tibétaine" dénoncée, il ne reste que des cendres, tant l’invasion chinoise qui a modifié la région du Tibet a été irrespectueuse, violente et irrémédiable.
C’est très curieux, mais je ne sens pas les partis de gauche très prompts à critiquer ouvertement les atrocités que les dirigeants chinois ont commis là-bas depuis un demi-siècle au travers un véritable génocide culturel naguère, suivi aujourd’hui d’un désastre écologique.
Aux récentes violences meurtrières de Lhassa, s’ajoutent 1,2 million de personnes qui ont trouvé la mort depuis 1951, fusillées, affamées, noyées, enterrées vives aux yeux de tous, où des moines ne renièrent leur existence que sous la torture, où des femmes tibétaines furent soit engrossées soit avortées de force, où des enfants furent obligés d’abattre leurs parents, et aujourd’hui encore tenus en infériorité économique dans le silence assourdissant de la communauté internationale.
"Calomnies, mensonges", dirait un vrai Chinois. Et combien de réfugiés sont soignés pour de graves syndromes post-traumatiques en Inde ? Combien de bibliothèques monastiques - une richesse digne d’Alexandrie - ont-elles brûlé au Tibet ? 6 000. **
Voilà bien ce qui devrait retenir l’attention de certaines militantes et militants les plus attachés aux combats de toutes les femmes de ce monde et aux valeurs humanistes, dont la laïcité, invoquée à tout bout de champ !
Quant au couplet sur les "dogmes imposés", sur la "liberté de penser, le libre examen, la liberté d’expression", préoccupations omniprésentes dans la sagesse bouddhiste, cela frise le ridicule. Pourquoi ne pas ajouter que le Tibet a été "libéré" en 1959 pour singer parfaitement la rhétorique chinoise ? Ce serait plus complet… Une organisation politique comme le MRC devrait se renseigner avant de dresser des procès à la légère, c’est insultant pour la mémoire des victimes et de leurs enfants en exil. Le spectre de l’inquisition chrétienne et de l’islamisme radical a dû lourdement frapper les imaginations pour ainsi rejeter en bloc toute religion, sans même prendre la peine d’en connaître ses fondements. Il est stupéfiant qu’un courant proche de Régis Debray se répande en arguments à l’emporte-pièce concernant le représentant d’une authentique philosophie bimillénaire, patrimoine de l’humanité au même titre que la civilisation égyptienne ou hébraïque.
Bertrand Delanoë a voulu honorer l’Homme de Paix à travers Tension Gyatso, dont la cohérence et la constance pacifique devrait être sensible à des partis de progrès, et non pas distinguer seulement le dignitaire religieux. Eh bien, moi, je ne suis pas un mai de la Chine communiste et je félicite le maire de Paris en ces temps de veulerie gouvernementale.
Je vois d’abord en le Dalaï-Lama un exemple de résistance par la pensée en plus d’un responsable exemplaire. En tant que citoyen français de gauche, je n’aurai ni la mémoire ni la laïcité sélective : je serai toujours plus attentif aux opprimés qu’à leurs oppresseurs.
Il reste sûrement quelques jeunes militants du MRC qui ont de la sympathie pour la cause tibétaine et, depuis de nombreuses années, qui ne sont ni des idolâtres du Dalaï-Lama ni des dupes de la gesticulation des officines pro-américaines. La teneur de cette explication de vote, sous-produit inspiré de la récente icône chinoise Jean-Luc Mélenchon, ignorant profond de l’histoire du Tibet, m’a fait entrevoir une des limites de la communauté de pensée que je partage avec ce parti de gauche. Je crains que de mouvement laïc et républicain celui-ci ne devienne un fatras gauchiste et laïcard.
"... Nous comprenons l’intention du maire de Paris... Simplement nous ne participerons pas au vote", dit en conclusion le texte du MRC.
Eh oui, et par l’effet d’un même mauvais procès teinté d’ignorance et de dogmatisme, cette position est exactement celle des électeurs de gauche : ils comprennent les intentions du MRC, mais ils ne votent pas pour lui.
**Lire Le Moine et le Philosophe de Jean-François Revel et Mathieu Ricard
* " Conseil de Paris, séance du lundi 21 avril 2008. Explication de vote relative au vœu de l’Exécutif visant à nommer le Dalaï-Lama Citoyen d’Honneur de la Ville de Paris
Groupe MRC
Monsieur le maire,
Je voudrais exprimer ici la position du groupe Mouvement républicain et citoyen. A travers cette proposition de vœu, vous voulez, nous le comprenons, manifester l’attachement de notre ville à la défense des droits de l’homme partout dans le monde, comme l’affirme l’affiche qui a été placardée au fronton de l’hôtel de ville. Partout dans le monde, même s’il n’a échappé à personne que la tenue cet été des Jeux olympiques à Beijing a focalisé notre attention sur la Chine.
Le choix du Dalaï-Lama ici proposé nous pose problème. Au-delà des questions que nous pose la personnalité complexe de ce haut responsable du bouddhisme tibétain, opposé à l’indépendance du Tibet, mais se présentant comme représentant celui-ci pour Beijing, il ne nous a jamais semblé pertinent qu’un dignitaire religieux puisse être adoubé comme le porte-parole de la puissance publique.
Nous sommes attachés à la laïcité, foncièrement. Nous refusons les dogmes imposés.
Si le Dalaï-Lama apparaît comme un homme de paix, il n’est pas évident qu’il soit indemne de toute déclaration rétrograde. Or, le Dalaï-Lama se présente de fait comme le chef d’un Etat théocratique fût-ce par l’intermédiaire d’un gouvernement en exil. Jamais un Etat théocratique n’a été et ne pourra être le garant d’une société progressiste, où règnent la liberté de penser, le libre examen, la liberté d’expression d’une société démocratique.
Se battre pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, en Chine comme ailleurs, ne peut se faire, à notre avis, derrière un symbole religieux.
Honorer une personnalité religieuse est possible ; la laïcité est de faire qu’on ne le fasse pas essentiellement parce qu’il est religieux. Pour répondre à Jean-Pierre Caffet, je dirais qu’on peut honorer l’instituteur parce qu’il est résistant, pas parce qu’il est instituteur, ou le curé parce qu’il est résistant, non parce qu’il est curé. C’est cela la laïcité.
En conscience, il ne nous sera pas possible de faire du Dalaï-Lama le citoyen d’honneur de notre ville.
Mais, comme nous comprenons l’intention du maire de Paris, de prolonger par ce geste ce que nous avons déjà dit ensemble, que notre ville défende partout les droits de l’homme, nous ne voterons pas contre. Simplement, nous ne participerons pas au vote.
Je vous remercie. "
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