L’exfiltration de Carlos Ghosn, un cas d’étude
Ironie de l'actualité, les jeux d'évasion ou escape games sont apparus au Japon avant de se répandre en Europe... Dans la réalité, s’enfuir est avant tout un acte de volonté et de détermination. L'homme refuse de subir la situation imposée et décide de prendre son sort en main, comme les Japonais diraient, le gaijin (péjoratif pour étranger) a affiché son konjo (avoir du coffre), une valeur très appréciée au pays du soleil levant. Une évasion ne s’improvise pas, il faut la préparer mais cela ne prend pas des mois. Les questions essentielles sont : comment échapper à la surveillance ? Où êtes-vous, où irez-vous, par où passerez-vous ? Comment retarder la découverte de l'évasion ? Quels moyens de déplacements utiliser ? Quelle logistique a-t-on besoin ? A quel moment agir ? Sur quelle coopération compter, comment communiquer, etc.

L'évasion est avant tout une décision personnelle, le défenseur de C.G a déclaré : « la colère a cédé la place à autre chose, quand je me suis rappelé comment il était traité par le système judiciaire du pays. (...) Je peux facilement imaginer que si d'autres personnes avec des moyens financiers, des relations et la capacité d'agir vivaient la même expérience, elles feraient la même chose ou du moins l'envisageraient ». L'ancien patron de Renault & Nissan ne pouvait pas voir son épouse ni son fils ainsi que leur parler, pas plus qu'il avait le droit à un interprète professionnel, et les procès prévus pour avril et septembre 2020 avaient été sine die !
Carlos Ghosn placé en résidence surveillée à Tokyo depuis avril 2019 après s'être acquitté de deux cautions totalisant 12.5 millions d'euros..., était autorisé à s'absenter jusqu'à 72 heures et à se déplacer sur tout le territoire avec interdiction de quitter le Japon. La surveillance de la résidence assurée par une société privée mandatée par Nissan fut levée le 29 décembre, les avocats de C.G exigeaient qu'il soit mis un terme à cette surveillance estimant qu'elle violait les droits de leur client. Tous les facteurs critiques de succès (FCS) passent alors au vert, la liberté est proche, le branle-bas est sonné. C.G quitte sa résidence dimanche 29 décembre en début d'après-midi, la suite de sa dérobade, on ne peut que l'imaginer.
On sait que l'appareil ayant servi à transporter Ghosn à destination d'Istanbul, provenant de Dubaï, a décollé de l'aéroport d'Osaka à 23 h 10, soit onze heures après qu'il eut quitté sa résidence. A-t-il emprunté le métro ou un bus pour quitter Tokyo (37 millions d'habitants) et attrapé le vol sans escale de 14 h 45 qui atterrit à Osaka à 16 h 35 (nul besoin d'une pièce d'identité pour embarquer sur un vol intérieur) ? A-t-il préféré le Shinkansen, le TGV japonais (trois voitures sont destinées aux voyageurs sans réservation) ? A-t-il opté pour le car, 10 heures de transport, ou a-t-il embarqué à bord d'un véhicule ou d'un cycle, il faut compter six heures pour accomplir les 500 kilomètres reliant Tokyo à Osaka. Le permis international n'est pas valide au Japon, il faut passer par l'Ambassade ou la Japan Automobile federation qui délivre un permis en échange d'une copie du passeport et du visa (conduite à gauche, à l'anglaise, avec volant à droite). Autant dire que les enquêteurs nippons doivent éplucher ces fichiers et les agences de location ou de covoiturage... L'évasion par voie maritime représente une autre possibilité, le Japon a 29.000 kilomètres de côtes et on est jamais loin du bord de mer. Les triades (nom donné par les Britanniques de Hong-Kong aux sociétés secrètes chinoises) y sont très actives dans la contrebande, le trafic d'êtres humains et travailleurs clandestins. On estime à plus de 300.000 le nombre de clandestins présents au Japon.
Une fois à l'extérieur, le grand jeu peut commencer, l'homme suit un parcours déjà reconnu avec soin par un élément précurseur destiné à repérer une filature (policiers, privés, journalistes, paparazzi, pègre) et a contourner les caméras (Le trajet dépend de l'urbanisme, « arabesques » bien connues de tous les personnels se livrant à la surveillance d'agents étrangers et des agents eux-mêmes). Pour renforcer la sûreté, une « sonnette » est placée sur l'itinéraire et attend le passage de la cible afin de confirmer qu'elle n'est pas suivie avant de fermer la marche à son tour. A un signal et en un endroit convenu, le fugitif procède à une manœuvre destinée à rompre une filature qui serait restée inaperçue avant de procéder à un désilhouettage pour rompre le contact visuel et quitter la zone avant de rejoindre le moyen de recueil et de prendre la poudre d'escampette.
Le déplacement reste une période durant laquelle le fugitif est vulnérable : ne jamais prendre l'itinéraire le plus évident ni le plus favorable - choisir l'itinéraire le plus fiable et non le plus rapide - toujours renoncer à la facilité. Tout déplacement est soigneusement planifié, itinéraires indirects et relais soigneusement préparés afin d'éviter la proximité de lieux faisant l’objet d’une surveillance humaine : caserne, administrations, poste de police, etc., ou vidéo (même la couverture des radars routiers, côtiers ou aériens figure dans le dossier RFA), mettre à profit l'heure, le jour, une période d'affluence pour mieux se fondre dans le flot piétonnier ou celui des véhicules (voie médiane).
Le séjour des opérateurs sur place doit être limité afin de réduire les risques d'une découverte prématurée, à moins qu'il faille se fondre dans l'environnement pendant un certain temps pour assurer la couverture. S'il faut séjourner dans un lieu fixe, le faire de préférence chez un particulier (la location type airB&B supprime souvent le contact avec le propriétaire, les clés sont déposées dans une boîte à clés sécurisée fixée sur le mur). S'il faut procéder à des achats, uniquement des achats courants ou indispensables et réglés en espèces. Si la caissière se trompe, s'abstenir de le lui faire remarquer, ce qui lui laisserait immanquablement un souvenir et de là un signalement. De même, il faut éviter d'engager la conversation avec n'importe qui, il faut devenir un individu couleur passe- muraille et privilégier le low profil.
Toujours partir du principe que l'on est observé, surtout si la tenue vestimentaire ou le comportement diffère (C.G portait un masque en papier lui dissimulant la partie inférieure du visage, une pratique courante in situ, et un couvre-chef). Le type ethnique est à prendre en compte, plus de 250.000 Sud-Américains vivent au Japon, la plupart des petits-fils de la diaspora nippone émigrée au Brésil, Chili, Pérou (souvenez-vous de Fugimori, le président du Chili). C.G né au Brésil, aurait pu se faire passer pour un Nippo-Brésilien avec très peu de modification (grimage). Le nombre maximum du groupe ? quatre, cela réduit le risque de détection et favorise la cohésion, mais toujours se tenir prêt à poursuivre seul.
Des « détails » émergent au fil des jours, C.G a rejoins deux hommes dans un hôtel de luxe situé à un kilomètre de sa résidence, le trio a pris ensuite place à bord du Shinkansen (TGV nippon) à destination d'Osaka. Parvenu à Osaka, le trio aurait pris un taxi pour rejoindre l'hôtel où les deux opérateurs s'étaient délesté de leurs bagages (2 malles, trois sacs de voyage et cinq bagages à main). Deux heures plus tard, c'est un binôme qui en sort pour se rendre avec leurs bagages à l'aéroport (une malle de magicien, 1.600 $, aurait été plus adaptée). Si un parcours combiné (changement de moyen de transport) augmente le travail des enquêteurs, il accroît aussi les risques (un plan de diversion n'est pas toujours conseillé, mais doit toujours être envisagé, ainsi que la Conduite A Tenir en cas de découverte). Il faut impérativement changer de look et si possible d'identité, avant d'emprunter le nouveau vecteur ou changer de zone (se méfier du portable, même double SIM, il possède deux IMEI). Le choix de passer par des hôtels est à peine croyable, tous sont équipés de vidéo-surveillance, les serrures électroniques sont de véritables mouchards, et leurs salles de bain une banque de données ADN.
Prendre une décision opérationnelle consiste à faire des choix. La grille MOFF (menaces, opportunités, forces, faiblesses) reste une matrice décisionnelle. Une action est organisée en une série d'étapes : conception, préméditation, délibération, résolution, préparation, exécution, qui représente le cycle opérationnel et auquel correspond l'intelligence, les sentiments, la conscience, la volonté, la connaissance, la détermination. Une opération d'exfiltration est toujours unique. On ne saurait se contenter de « prêt à porter », le sur-mesure reste toujours de mise. Toute règle à caractère d'improvisation se doit d'être limitée au temps le plus court au risque d'engendrer à son tour la survenance d'autres imprévus.
La fiabilité d'une opération repose sur le fait que toutes les MOFF & FCS ont été correctement recensés, la moindre erreur ou omission et l’affaire serait vouée à l'échec. La mission fixe les contraintes : nature, délais, coûts financiers, politique, humain (Greg Kelly, bras droit de CG interpellé au Japon après y avoir été attiré malicieusement risque de subir les conséquences de cette fuite). Une masse considérable d'éléments essentiels d'information (EEI) peut être rassemblée par un esprit préparé en seulement quelques jours. Il se peut que la réponse que l'on a l'intention d'adopter n'ait jamais été expérimentée, ou alors dans des conditions différentes. Il faut analyser la mission : de quoi s'agit-il ; que faut-il faire ou ne pas faire ; les délais ; les servitudes ; analyse de la succession des tâches ; se trouve t-on face à une situation claire ou confuse ; situation stable ou changeante ; quels sont les dangers généraux et particuliers ; état des lignes de communication ; relations internationales (lors du survol d'un pays par exemple, qu'adviendra-t-il si l'appareil doit se poser en urgence) ; les conditions météo, etc. Les FCS pouvant changer extrêmement rapidement au cours du déroulement de la mission, les opérationnels doivent parfois se satisfaire de consignes provisoires tout en tentant de s'adapter le mieux possible aux données du moment.
L'action implique une préparation - une prise de décision - une réalisation. La préparation repose sur la classique litanie : renseignement - sélection du personnel - préparation - se déplacer - aborder la zone - la reconnaître - exécuter la mission - se replier - rendre compte. Les techniques d'élaborations reposent sur la tradition, l’expérience, la logique, les antécédents, l'organisation : formation spécialisée nécessaire, la planification, la préparation, la sélection du personnel, du matériel, de la méthode de raisonnement tactique, des renseignements indispensables à la mission, familiarisation avec le terrain, coordination des différentes phases (on peut utiliser un diagramme en arêtes de poisson) afin d'assurer la réussite de la mission.
Les opérateurs se doivent d'adopter une couverture plausible, et chacun d'emprunter des itinéraires différents. Le point de RDV sélectionné doit être facile à trouver pour les participants mais pas évident pour l'adversaire, et offrir plusieurs voies d'accès, voire un obstacle (élément bouchon fixe ou mobile...) s'opposant à une arrivée soudaine. Lors du déplacement pour rejoindre le point de rendez-vous, les hommes doivent éviter tous contacts imprévus : risque de témoins, d’alerte, prise à partie avec toutes les conséquences désastreuses que cela comporte. Ce point doit permettre la rencontre sans attirer l’attention, parvenu à celui-ci, les participants se reconnaîtront à distance (il se peut que ces hommes ne se soient jamais rencontrés auparavant) et prendront connaissance des dernières directives qui avaient été tenues secrètes pour protéger l'opération, une fuite de dernière minute est toujours redoutée.
Toute décision résulte de l'appréciation de la situation et des différentes possibilités, elle comprend les décisions fondamentales, je veux : quoi, quand, où, comment, combien avec la prise en compte de la succession : de tâches, du dispositif, du timing. L'aspect humain revêt une importance capitale. L'homme est en interaction avec la situation et son environnement, chaque exécutant se doit d'accomplir des tâches spécifiques. Il est une partie d'un ensemble et peut aussi devenir une partie d'un problème, ce qui impose de répartir les tâches à accomplir en fonction des aptitudes réelles et non pas celles supposées. L'exécution doit réduire la durée d’exposition, la surprise accroître les chances de réussite, et la simplicité éviter toute hésitation ou confusion pour les exécutants.
« M. Ghosn est soupçonné d'avoir employé un moyen illégal de sortie du territoire, soit sous une fausse identité ou en échappant aux contrôles. (...) il a pu s'enfuir en se cachant dans une caisse d'instrument de musique ». Le Japon, 127 millions d'habitants (334 hab /km2) est le pays le plus sûr au monde, les bagages de l'aviation d'affaire ne sont pas examinés aux rayon X ni soumis à la truffe d'un chien ou renifleur de CO2. L'avion, un Bombardier Global Express (rayon d'action 11.000 km, capacité d'emport 8 passagers et 3 membres d'équipage) qui dispose de la bande Ka permettant l'usage d'Internet, a probablement été retenu pour sa soute à bagages qui reste accessible depuis la cabine. C.G a pu être transporté dans une « malle » et rejoindre la cabine l'appareil en vol !
Le scénario rapporté laisse pantois, deux passagers ont embarqué avec deux malles à bord de l'appareil à Osaka, ils sont trois à débarquer à Istanbul sans malle et sous l'objectif d'un employé immortalisant la scène sur le tarmac ! Les deux opérateurs, d'embarquer sur une ligne commerciale, C.G de rejoindre le Challenger à destination de Beyrouth. Pourquoi n'a-t-il pas regagné l'abri de la malle avant l'atterrissage avec un transbordement à bord du second appareil, ensuite de la détruire ! Les signalements via OIPC (Interpol) vont « pleuvoir », les polices scientifiques japonaise et turque sont au travail, des noms de personnes physiques et de sociétés circulent, et sept personnes ont été interpellées en Turquie. Un employé de la compagnie MNG a déclaré : « J'étais effrayé, j'ai mis un homme dans un avion et je l'ai mis dans un autre à l'aéroport ». Laissons le mot de la fin à C.G, adepte de l'escapologie : « Il n'y a pas de problème sans solution ».
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