L’externalisation de la misère
Depuis bientôt une année les chambres parlementaires suisses tentent d’élaborer une contre-proposition à l’initiative populaire dite « Multinationales responsables ». Un bel oxymore ! Quoi qu’il en soit, on n’est pas sorti de l’auberge.
Contraire aux usages, et contre toute attente, c’est la ministre de la justice, la bourgeoise Karin-Keller Sutter, qui intervient dans les débats, non en tant que force de proposition, mais en tant qu’empêcheuse de tourner en rond, avec un projet dont elle peut être à peu près sûre qu’il sera refusé par le comité d’initiative, l’autorégulation, un concept bien connu du public après cinquante ans de règne sans partage de la doctrine économique du néolibéralisme. Au moins elle pourra compter sur le soutient du collège exécutif, bien à droite lui aussi.
Une possible consultation populaire est donc envisageable, mais ce n’est malheureusement pas un gage de réussite, car le peuple suisse, à l’instar de ses voisins, continue à subir la lobotomie médiatique de la « fabrique du consentement » comme l’attestent les précédents refus d’initiatives populaires, destinées pourtant à améliorer le sort du plus grand nombre par la redistribution démocratique des richesses produites.
On pense à l’acceptation par le peuple, 66 % de oui, taux d’abstention 63 %, de la réforme de l’imposition des entreprises qui perpétue le statut international de la Suisse comme paradis fiscal, tout en offrant aux entreprises suisses un cadeau fiscal disproportionné, au détriment des finances et services publics. On pense à l’acceptation de la proposition de notre ministre socialiste de la santé publique de créer des postes de détectives dans le but de débusquer les fraudeurs à l’aide sociale, 64% de oui. On pense à l’initiative dite « Fair food » qui voulait imposer un contrôle plus sévère des importations alimentaires, en tenant compte des critères sociaux et environnementaux en vigueur dans les pays d’origine, refusée par 68 % des votants. On salue au passage les récentes marches pour le climat avec leurs pancartes et ballons. On pense aux nombreux refus allant de la création d’une caisse maladie publique jusqu’à l’inscription dans la loi d’un salaire minimum indexé.
Il faut bien dire que l’histoire suisse est une succession d’arrangements subtiles et finalement fort avantageux, conclus avec les puissances européennes, aux bénéfices pécuniers certains, tout en garantissant l’indépendance du joug dictatorial des monarchies, indépendance accordée formellement une première fois par les royaumes européens, exsangues après trente ans de guerre, avec les « Traités de Westphalie » en 1648.
La livraison par l’aristocratie suisse de chair à canon à la Grande Armée a contribué à légitimer cette indépendance, ainsi que les miettes pour le peuple, jusqu’au Congrès de Vienne en 1814, après une nouvelle dévastation de l’Europe par Napoléon Bonaparte, avec la création de la Suisse moderne.
Actuellement les luttes pour le pouvoir ne se disputent plus sur le terrain militaire, du moins pas dans nos contrés, mais sur le terrain économique. Ce sont dorénavant les multinationales dont l’establishment suisse cherche à attirer la sympathie, par une imposition clémente et une confiance aveugle mais intéressée.
Ainsi, la Suisse est devenue peu à peu le terrain de jeu du grand capital, dont la plèbe a eu le privilège de les ramasser une fois de plus, les miettes. Car, contrairement à la doxa, la prospérité de ce pays ne s’est pas faite grâce au grand capital mais grâce aux contre-pouvoirs sociaux qui ont su le contenir. En mettant son bulletin dans l’urne le peuple l’oublie bien trop souvent.
Il n’est donc pas étonnant que depuis la victoire écrasante de la droite bourgeoise, lors des dernières élections parlementaires du mois d’octobre 2015, celle-ci se montre particulièrement bienveillante à l’égard des désidératas des multinationales établies sur sol suisse, comme le démontre l’activisme débordant de notre ministre de la justice, avec la bénédiction du souverain qui a pris l’habitude de voter contre ses propres intérêts.
Que veut l’initiative pour des multinationales responsables ? Elle veut inscrire dans la loi tous les engagements non contraignants déjà pris par la Suisse, notamment dans le cadre des « Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’hommes », adoptés en 2011 par l’organe intergouvernemental principal des Nations Unies en la matière le « Conseil des droits de l’hommes des Nations unies » dont le siège est à Genève.
Parmi les 1'500 entreprises potentiellement concernées, les petites et moyennes entreprises, à 90 % responsables de la santé économique de ce pays n’étant pas concernées, sauf exception, on trouve, cela va sans dire, l’inévitable prédateur « Glencore », représentatif pour le secteur du négoce de matières premières, dont la capitale mondiale est Genève (25% de part de marché), le « bébé » du défunt homme d’affaires belgo-américain aux multiples passeports (Bolivie, Israel, Espagne), Marcell David Reich, alias Marc Rich, mort à Lucerne en 2013, condamné par la justice américaine pour fraude, extorsion de fonds, délits d’initiés et violation d’embargo avec l’Iran, gracié par l’ancien président Bill Clinton en 2001, pendant les dernières heures de son mandat, en remerciement pour les généreuses contributions au Parti démocrate.
La société « Glencore », est l’archétype de l’effet dévastateur du concept de l’autorégulation, proclamée haut et fort par notre ministre de la justice, sur l’environnement et le niveau de vie dans ce qu’on appelle communément le tiers monde. L’externalisation de la misère.
La liste des griefs à l’encontre des multinationales implantées sur sol suisse est longue, comme témoignent les rapports de l’ONG suisse « Public Eye », anciennement « Déclaration de Berne », traitement de cancer pour CHF 370'000 proposé par Novartis, export de pesticides interdits en Suisse par Syngenta, essais cliniques douteux au Méxique et en Ukraine par Novartis et Roche, banqueroute du Mozambique grâce au Crédit Suisse, incitation de la jeunesse africaine au Tabac par Philip Morris (Suisse) et Japan Tobacco (Suisse), soupçon de corruption du plus important négociant privé de pétrole, le kazakh Vito, basé à Genève.
Grâce à la mainmise intégrale sur la chaîne production, financement, extraction, raffinement commercialisation, « Glencore », le précurseur de l’emballement du secteur du négoce en Suisse, contrôle actuellement 50% du marché mondial du cuivre, 60% du zinc, 38 % de l’aluminium, 28 % du charbon, 45 % du plomb, 3% du pétrole et presque 10% de la production mondiale de blé (chiffres de 2011).
Le secteur bancaire, 6,7% du BIP et 2,7% du total des salariés suisses, a contribué, grâce à la dérégulation, à l’essor du secteur du négoce. Le secteur de la finance représente actuellement, à l’échelle mondiale, 3,5 fois le poids de l’économie réelle, or en 1980, avant la dérégulation, ce même ratio s’élevait à 2.
Mise à part le sens économique de la spéculation financière, la question de la durabilité de la croissance du libre-échange reste posée.
14 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON