L’héroïsation d’un pape par la canonisation : un leurre d’appel autoritarien
Le premier pas franchi par le pape Benoît XVI vers la canonisation de Pie XII et de Jean-Paul II, tous deux déclarés « vénérables », n’a pas laissé indifférent. Autant la distinction de Jean-Paul II paraît rencontrer la faveur, autant celle de Pie XII suscite l’indignation.

On a, en effet, en mémoire les images du remarquable film de Costa-Gavras « Amen » (2002) qui évoque assez fidèlement l’attitude très politique de ce pape pendant la Seconde guerre mondiale. Aucune « parole de feu » n’est sortie de ses lèvres pour fustiger les génocides juif et tzigane alors en cours perpétrés par les Nazis. Nombre de raisons l’expliquent, qui vont de la germanophilie de l’ancien nonce Pacelli à Munich à la préférence pour Hitler dans le combat contre le communisme stalinien, en passant par le souci de ne pas exposer les catholiques à la vindicte des Nazis et par celui de tenir compte du choix des Alliés de ne pas se distraire d’un but de guerre qui était la capitulation totale de l’Allemagne nazie.
Mais au-delà de ce débat essentiel, on ne manque pas d’être interloqué par ce retour d’une propension de l’Église catholique à héroïser ses propres chefs après leur mort pour les donner en modèles à la masse de ses fidèles. Cet usage usuel au Moyen-Âge avait cessé à l’approche de la Renaissance et pendant quasiment cinq siècles à de rares exceptions près. Il a connu un regain de faveur depuis le XXème siècle avec la canonisation de Pie X puis les béatifications de Jean XXIII et du très contesté Pie IX, pape du « Syllabus », ennemi de la démocratie et des libertés. Quelle information, en effet, l’appareil ecclésiastique livre-t-il donc volontairement de lui-même en agissant ainsi ?
La confection d’un leurre d’appel autoritarien
Il semble qu’il s’agisse d’une des méthodes employées pour se confectionner un leurre d’appel autoritarien. L’appellation commune de ce leurre, « argument d’autorité », est inappropriée. Sans doute indique-t-elle que l’argument tire sa force de la puissance de l’autorité qui en use. Mais elle insinue que c’est la raison de son irrecevabilité. Or, une autorité n’a pas toujours tort, heureusement ! Elle a parfois raison, même si celui qui ne sut dissimuler ne sut jamais régner.
On préfère donc l’appeler leurre d’appel autoritarien depuis les expériences de Stanley Milgram entre 1960 et 1963 à l’Université de Yale (USA). Cette appellation associe deux incitations : d’un côté, « le leurre d’appel » agit comme tout « produit d’appel » dans la relation commerciale : sa mise en vitrine attire le client pour le faire acheter autre chose ; d’un autre côté, « l’appel autoritarien » s’adresse à un profil caractériel que, dès le plus jeune âge, l’éducation façonne par récompense et punition pour que l’individu apprenne à se soumettre aveuglément par réflexe à l’autorité. Car un individu autoritarien est, selon Milgram (1), celui qui trouve son équilibre psychologique dans la soumission aveugle à l’autorité.
Cette soumission aveugle à l’autorité est, en effet, l’objectif exclusif que l’appareil ecclésiastique paraît assigner à tous ces actes. Serait-elle la seule issue permise autant par sa mythologie qui livre une représentation du monde impossible à soumettre sans risque à la critique de la raison par l’observation et l’expérimentation, que par son organisation hiérarchique en monarchie élective fondée sur une cooptation incompatible avec la liberté d’expression des fidèles et les procédures de contrôle démocratique ?
Félicité de Lamennais est de ceux qui, à leurs dépens, ont tenté au 19ème siècle de concilier l’Église catholique et les idées démocratique nouvelles. Dans un premier temps, la réaction pontificale a été brutale : le manifeste de Pie IX, appelé « Syllabus », s’est élevé précisément en 1864 contre ce libéralisme politique qui heurtait frontalement l’institution ecclésiastique. Et le même Pie IX est le pape du concile Vatican I qui a proclamé en 1870 l’infaillibilité pontificale en matière doctrinale. Puis est venu tout de même le temps du « Ralliement » à la République en France et de la résignation à la séparation laïque de l’Église et de l’État pour, tous comptes faits, le bénéfice et de l’un et de l’autre.
Une organisation pour individus autoritariens
Il reste que l’organisation ecclésiale vise à façonner des individus autoritariens. Il n’est que d’observer l’étiquette, le protocole et la liturgie de l’Église catholique pour voir à quel point, du fidèle au pape, en passant par les divers ordres à la hiérarchie rigoureuse, est assignée à chacun une place au dessus ou au dessous de lui qui lui confère une parole plus ou moins autorisée. Le pouvoir, par exemple, est un privilège strictement masculin. L’obéissance, d’autre part, est une des trois obligations cardinales avec la pauvreté et la chasteté à laquelle le clergé est tenu de se soumettre.
Quant au fidèle, il doit échapper à tout doute sur les turpitudes inhérentes à l’exercice du pouvoir dont le chef, ne serait-ce que pour accéder à son poste, a pu se rendre coupable. Les marches du trône de Saint-Pierre qui conduisent au pouvoir, seraient-elles les seules au monde à être fleuries de roses ? Même si elles ne sont pas forcément encombrées de cadavres, peuvent-elles être gravies par des cœurs simples qui n’auraient pas été cooptés dans des écuries pour leur docilité signalée au service d’un patron ou leur science de la dissimulation. Les seules qualités spirituelles désignent-ils un candidat comme par magie ou par opération du Saint Esprit ? Pour être enfin choisi par un conclave, n’a-t-il pas dû donner des gages aux uns, faire sa cour aux autres, promettre ici, s’engager là, avec le lot de compromissions et de trahisons qu’impose tout exercice de conquête du pouvoir ?
Et une fois sur le trône, un pape peut-il ne pas faire de la politique, dont les méthodes ont peu de chose à voir avec les vertus évangéliques. La grande galerie des papes depuis qu’ils se succèdent, le montre. On ne s’avance pas beaucoup en soutenant que l’Église catholique est une des plus anciennes institutions européennes dont l’ expérience du pouvoir sans égal est savamment transmise de génération en génération. Comment un pape soumis a de pareilles contraintes politiques peut-il bien être un saint ? Autant essayer de retrouver l’épi de blé intact dans un pétrin !
Une hypothèse autovalidante pour paralyser la raison
L’État du Vatican ne s’en appelle pas moins le Saint-Siège. La canonisation de son titulaire tient, tout compte fait, de la simple régularisation administrative : le pape n’est-t-il pas lui-même appelé de son vivant « Très Saint Père » ? Par la canonisation de son chef, l’appareil ne fait donc que s’autocongratuler en offrant comme modèle l’image d’une application à la lettre par son chef des règles de la maison. Le fidèle doit en retirer la confirmation du bien-fondé de sa soumission aveugle à une autorité aussi fidèle à sa mission.
Il ne faut pas qu’il puisse douter des hautes vertus du chef spirituel et temporel de sa religion, y compris de sa pauvreté dans les palais les plus fastueux que l’humanité ait pu construire pour le bonheur des artistes des époques respectives et de leurs admirateurs des siècles suivants. Au dogme de l’infaillibilité pontificale la canonisation ajoute la méthode la plus sûre pour obtenir la reddition chez le fidèle de sa raison par un leurre d’appel autoritarien. Elle lui offre un sophisme à partir d’une hypothèse autovalidante pour le convaincre, au terme d’un raisonnement, de la conformité de la vie de sa communauté avec les principes de sa mythologie, à la façon de celui présenté par Montesquieu pour confondre les négriers dans le chapitre de « L’Esprit des lois », « De l’esclavage des nègres » : « Il est impossible, écrit-il à propos des noirs, que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. »
De même, doivent se dire les fidèles, il est impossible que nous supposions que le chef de notre religion ne soit pas un saint, parce que si nous supposions qu’il n’était pas un saint, on commencerait à croire que notre religion n’est pas l’école de sainteté qu’elle prétend être.
On touche, en fait à la tautologie : un Très Saint Père est forcément saint et digne d’être donné en modèle. D’ailleurs, on n’a pas attendu cette formalité juridique pour dresser depuis longtemps dans Saint Pierre de Rome une majestueuse statue de bronze doré de Pie XII en Christ bénissant.
On reconnaît, en définitive, dans cette pratique la fine analyse de Pascal dans ses « Pensées ». « Il est juste, écrit-il, que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique (…) Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. » L’expression concise de Pascal ne doit pas abuser : il veut bien dire qu’on a fait que ce qui est fort, fût regardé comme juste, sans l’être évidemment forcément. Pour y parvenir, rien de tel qu’un bon leurre d’appel autoritarien, comme cette héroïsation des papes par la canonisation proche de l’apothéose des empereurs romains divinisés dont ils portent d’ailleurs un des titres religieux, « Pontifex Maximus », traduit par « Souverain Pontife » ! Paul Villach
(1) S. Milgram, « Soumission à l’autorité », Éditions Calmann-Lévy, 1974.