L’heure de la politique post-héroïque a sonné

Convaincu de la certitude de détenir « sa » vérité, quel gouvernant n’a éprouvé un jour le désir de « dissoudre le peuple » (B. Brecht) ? La tentation est en effet grande, pour le héros politique amer, de changer le peuple ingrat, ce peuple incapable de comprendre la difficulté et les immenses finesses de l’art de gouverner. Cette idée si répandue de peuple ingouvernable traduit l’illusion d’une vérité : le détenteur du pouvoir pense, au fond de lui, accomplir une mission - sa mission - malgré le peuple, malgré cet empêcheur de gouverner, ce corps gênant, tantôt apathique, tantôt excessif, qui échappe sans cesse au champ de l’action. Car le politique est investi d’une mission ancestrale : celle de contrôler la situation. C’est celui qui détient les clés, qui possède le sens de la responsabilité, qui, face au désordre, se donne la capacité de restaurer l’ordre. Cette force de responsabilité a la capacité d’attirer comme un aimant le pouvoir, la puissance, la volonté farouche de tracer le destin des hommes et leur futur. Cette dimension héroïque du politique a longtemps plu au peuple ; elle plaît toujours aux médias qui en raffolent, qui la suscitent et l’amplifient dans leurs multiples caisses de résonance. Le héros politique est devenu une star.
Pourtant, un ressort est cassé. Dans les sociétés de grande confusion dans lesquelles nous vivons depuis deux décennies, la politique héroïque conduit inévitablement à la déception, au désintérêt et à la désaffection. Elle mène aux surprises électorales et parfois à la révolte.
De Machiavel à Lénine, du XVIe siècle à nos jours, la politique était définie comme l’art de gouverner une partie significative de la réalité sociale dans l’océan des relations humaines et des imaginaires. Gouverner était alors volontiers conçu comme l’exercice consistant à piloter habilement un mobile doté d’une mécanique sophistiquée et rassurante. Le pilote est le leader, le chef, le primus inter pares ; c’est lui qui sait la route, la carte des vents et des marées, qui connaît les secrets des portulans. C’est sur lui que se focalisèrent d’abord les regards puis les myriades d’yeux électroniques. Auréolé de lumière et de pouvoir, le politique est un héros qui montre la voie et trace la route.
Or rien n’est plus faux que cette métaphore qui ne produit aujourd’hui que confusion et amertume. L’image repose, de fait, sur une illusion : celle d’accoler l’idée de gouverner à des processus qui ne se laissent pas gouverner. La naïveté du politique - ou son cynisme - est de laisser croire que son action peut s’appliquer à une réalité aussi peu gouvernable qu’une société d’hommes disparates et à un monde aussi complexe que celui dans lequel nous évoluons désormais tant bien que mal. Dans ces conditions, penser que gouverner une société complexe se réduit au même art que celui de conduire un groupe ou de piloter un véhicule s’analyse alors au mieux comme une ingénuité, au pire comme une imposture.
L’extraordinaire complexité des sociétés, la fragmentation des identités, l’imprévisibilité de toute chose, le caprice des hommes et des climats, la mutation fulgurante des technologies qui profilent de nouvelles dimensions de l’être humain, tout œuvre à l’exacerbation du décalage entre l’art de gouverner traditionnel et la réalité du monde. Gouverner a toujours consisté à simplifier, à synthétiser les diversités dans une majorité, à tirer un fil de la pelote des multiples. Mais aujourd’hui, la politique doit plus que jamais penser le complexe. Elle se trouve dans l’obligation impérieuse d’abandonner ses certitudes et ses visions monolithiques, d’envisager les limites de ce qu’elle peut faire et ne pas faire.
Face aux sociétés nouvelles qui viennent, celles du savoir et de l’intelligence mais aussi - et en même temps - celles de la brutalité et de la barbarie, les politiques héroïques sont mises en échec. Elles arrivent au bout de leur course.
L’inconscience de ses acteurs de la nécessité de se ressaisir contribue à favoriser l’émergence de pratiques qui ne sont rien d’autre que des fuites devant la réalité. La plus courante est celle de l’enfermement dans une caste : celle de l’élite dirigeante. Cette caste protège dans sa forteresse les symboles du pouvoir. Elle possède sa langue - de bois -, ses codes de connivence, ses coutumes de cour et ses grands prêtres économico-médiatiques. Dans l’enfermement de son Versailles, elle s’éloigne progressivement du peuple et de ses représentants, et s’offusque de n’être point comprise ; d’être alternativement si mal-aimée. L’autre fuite est celle des populismes de toute nature dont le jeu pervers est de traduire la réalité complexe en simplifications abusives, qui jouent avec le feu des passions, indifférents aux conséquences qui creuseront, à nouveau, dans notre XXIe siècle tout neuf, le lit des vieilles tentations totalitaires. Malgré cette funeste perspective, les politiques héroïques admettent difficilement que leurs jours sont comptés. « La politique et ses institutions accueillent tranquillement les mauvais présages au sujet de leur avenir, comme si elles jouissaient d’une immunité théorique et pratique. Mais leur expulsion d’un tel paradis est imminente. » (D. Innerarity)
Le politique n’a pourtant plus d’autre choix que celui d’admettre le lien intime de son destin à sa capacité à penser et comprendre la complexité comme un paradigme de nos sociétés. Et de mettre en œuvre, sans délai et sans artifice, un nouvel art de les gouverner.
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