L’homme bon descend du songe
Assaillis par une actualité morose, trahissant ce brouillon de l’humanité que nous sommes en train de construire, mais aussi toute l’hypocrisie médiatique qui accuse mais qui reste encore bien conciliante avec le banc des accusés...
Sommes-nous vraiment émus par les images, intolérables à nos sens, de ces prisonniers du feu, consumés par leur propre gagne-pain ?
Sommes-nous réellement soucieux de la douleur qui achèvera les familles des victimes déjà acculées par une misère sociale, parfois plus perverse que les mêmes flammes de cet incendie ?
Faisons-nous preuve d’empathie face à ces populations miséreuses qui ont la force quotidienne d’être exploitées et humiliées ?
Sommes-nous réellement intéressés par la justice qui sera rendue au nom de ces innocents sacrifiant leur dignité pour nous fabriquer ces matelas qui font nos lieux de repos après nos journées que nous aimons tant décrire comme « stressantes » ?
Sommes-nous vraiment choqués par cet « avidisme » financier qui pousse à des comportements inhumains de certains patrons soucieux de conserver leur charisme financier dans une culture marocaine soumise à l’autorité du billet de banque ?
Sommes-nous indignés par ce laxisme (sûrement très rentable) des autorités locales, censées représenter ces mêmes populations, qui cautionnent et autorisent ce type d’usine digne du Moyen Age ?
Sommes-nous terrifiés par les images, qui peuvent se dessiner dans notre esprit, de ces pauvres gens, paniquant à l’extrême, luttant aussi fort qu’ils peuvent, espérant puis désespérant, cherchant une sortie de secours inexistante, une fenêtre par où sauter, un escalier par où monter, une porte à emprunter mais qui, finalement, attendrons de devenir cendres pour s’envoler vers l’extérieur ?
Sommes-nous écœurés par notre imagination qui nous décrit les cris de douleurs puissants et ininterrompus de ces femmes, de ces hommes et peut-être bien de ces enfants dont le destin fut scellé avec celui des flammes ?
Sommes-nous assez créatifs pour imaginer un enfant de 16 ou 18 ans, tenter d’ouvrir une porte fermée à clé, puis une fenêtre « sécurisée » par un grillage, criant, pleurant le nom de ses parents, et à défaut d’en avoir, de ses frères, de ses sœurs, d’un ami, de quiconque pourrait l’entendre, priant Dieu, gaspillant toute son énergie dans ses larmes de désespoir, pour finalement s’offrir au feu ardent qui complétera ses souffrances morales par des douleurs physiques atroces ?
Sommes-nous vraiment solidaires face à cette tragédie nationale, nouvelle complice du drame social lié à la crise alimentaire qui fouette une large majorité des Marocains ?
Vous n’hésiterez pas une seconde pour confirmer toute votre indignation, votre grande désolation et votre grande compassion face à cet événement horrible, marquant une énième page noire dans l’histoire du Maroc.
Quant à moi, je tenais à vous avouer que je n’en ai absolument rien à fiche de cet incendie, et c’est vraiment le dernier de mes soucis !
En effet, tout juste j’aurai fini ces quelques phrases, je rentrerai chez moi, je prendrai ma douche quotidienne, puis j’allumerai ma télé pour suivre le match de Ligue des Champions, en espérant du plus profond de mon cœur, comme si ma vie en dépendait, une belle victoire du FC Barcelone. Puis je mangerai quelque chose de léger mais sans doute très appréciable. Ensuite je passerai quelques coups de fil à droite à gauche, certains très futiles et d’autres plus agréables. Je sortirai peut-être boire un verre ensuite, sûrement dans un endroit « tranquille ». Puis à mon retour, j’entamerai une nuit sereine, après avoir ressassé tous mes soucis, tous mes objectifs, tous mes plans d’avenir du lendemain, du surlendemain et des 30 années à venir. Le lendemain, je lirai la presse, comme tous les matins, je parcourrai encore une fois les titres qui ressasseront cette tragédie, avec d’autres formules, d’autres images, mais répétant les mêmes choses, dans une compétition effrénée au vocabulaire le plus marquant, le plus représentatif de la souffrance nationale, puis je fermerai le journal pour entamer une journée de travail chargée.
Ça fait belle lurette que ma conscience me laisse tranquille face à ce type d’événement. J’ai arrêté de me plaindre hypocritement, contre le « Système ». J’ai mis au tiroir toutes mes plus grandes théories de la vie en rose et de l’être humain bon et vertueux, d’ailleurs je ne me souviens même plus sur quelle base solide tenaient les arguments de cette théorie.
Et pourquoi me direz-vous ?
Parce que tout simplement, ce « Système »... on l’aime ! On s’est tous laissé adopter par ses avantages et ses promesses. Ce système, il nous protège, il nous rassure, il nous accorde notre pré-carré de bonheur, tout en nous concédant des parts de la réalité avec nos lots de souffrances. Il nous gifle, puis nous caresse. Il nous offre une scène pour exister, pour exprimer nos colères, nos peines mais aussi nos joies et nos plaisirs. Il nous garantit des fantasmes, des rêves, mais nous replonge aussi vite dans nos soucis, nos préoccupations quotidiennes. Il nous donne la liberté de penser, de réfléchir sur le monde, mais nous limite le temps et les moyens de s’y pencher réellement. Il nous offre la possibilité de critiquer, de se plaindre, mais nous notifie que rien n’est facile, que la vie est dure et qu’il faut se battre ! Ce système nous accorde le droit à l’indifférence, à l’inaction... et nous sommes tous assis à sa table, finançons son trône et sur son échiquier il nous positionne... Nous payons tous les jours pour être esclaves et nous sommes libres parce que conscients de ne pas l’être !
On n’a pas le temps de se préoccuper de ces pauvres innocents vaincus par les flammes, on a juste le temps de s’émouvoir de la même manière et de la même intensité que devant un film de tragédie américaine. Car peu importe qu’ils brûlent ou qu’ils retrouvent leur dignité un jour, car on ne sait plus où s’arrêtent nos illusions et où commence la réalité...
Je veux bien par coutume, ou par bienséance, pester contre le capitalisme inhumain, le libéralisme sauvage, crier et invectiver ces pouvoirs publics oppresseurs et corrompus. Je veux bien m’indigner, crier ma colère, chercher des arguments ou des détails encore plus atroces pour décrire de façon encore plus morbide cet incendie. Je veux bien lire tous les titres des journaux qui en parlent. Je veux bien en parler autour de moi... interpeller tout le monde avec un « T’as vu l’incendie ??? ». Je veux bien et je le fais bien, mais je le fais, comme nous le faisons tous au quotidien, avec douceur, docilité, de façon uniforme et conforme, et avec l’art et la manière la plus remarquable aux yeux du troupeau de moutons, et bien sûr dans la limite du temps qui m’est prescrit.
Alors au lieu de nous plonger dans la répétitive culpabilisation d’autrui en substitut à notre impuissance inavouée, reconnaissons notre grande part d’égoïsme, d’hypocrisie et d’égocentrisme qui participent de près ou de loin à ces grands drames humains.
Reconnaissons-le, nous rendrons ainsi un grand hommage à ces martyrs de la faiblesse humaine.
Je n’accuse personne, tout noir ou tout blanc, aujourd’hui personne n’est innocent !
Et c’est ainsi, face à notre indifférence et nos mensonges, que l’on prend conscience que l’homme bon descendrait du songe.
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