L’Homme de Papier
L'homme de papier est fait du plus beau vélin qui soit. Son grain en est fin, doux, velouté au toucher et d'un blanc inaltéré.
Il est ciselé comme les mots déliés qu'il y écrit en son recto. Sa plume est alerte et vive. Elle crisse et glisse sur son corps au rythme des histoires endiablées qu'il crée. Ses mots sont fines et délicates arabesques. Elles s'envolent, roulent et s'enroulent, tourneboulent, bondissent et flottent, pour mieux plonger et rebondir en spirituelles volutes.
Lorsque la plume se fait calame, en calligraphe émérite, l'homme de papier devient peintre virtuose. Chaque mot est paysage, portrait, pastel, ébauche, estampe, représentation, toile ou tableau.
Ses mots ironisent, dénoncent, condamnent, se font traits, caricatures ou farces. Ou bien se veulent drôles, badins et truculents comme autant de facéties dignes d'un exubérant fou du roi.
L'homme de papier maitrise mieux que quiconque l'art de l'agencement des mots qui font histoires mélancoliques, historiques, féeriques ou séductrices. Ses mots sont alors légers et caressants comme chuchotements, murmures et susurrements au creux de l'oreille.
Les femmes en sont comme fascinées, envoutées, se pensant chacune, unique destinatrice de la chimère que l'homme de papier leur fait miroiter. Et elles succombent, se sentent importantes, désirées, muse ou égérie de celui qui, pourtant, comme feuille au vent, volète, s'égaille, papillonne et butine tel le poète persan Omar Khayyam en chacune des corolles de ses tulipes.
Mais l'homme de papier, en son verso n'est que pauvre palimpseste. Sa couleur a fané de trop de rêves inassouvis, brisés ou pire encore fantasmés. Ses mots sont désordonnés, déstructurés. Leur chant est dissonant. Comme un grand cri étouffé qu'il ne peut libérer.
C'est plume d'écolier qui grince, fait ratures et taches d'encre avant que de se briser. Il tente bien de les effacer, ces taches, mais ne sait comment y arriver, car son recto et son verso sont en profond désaccord. Il a oublié le poème de Prévert. Lui, dit oui avec la tête et non avec le cœur. C'est un cancre désemparé qui ne sait plus conjuguer le verbe être et aimer.
Alors, avec rage l'homme de papier se fait guerre intérieure. Palimpseste renie Vélin, dénonce la vacuité de ses mots, l'insignifiance de ses écrits, l'inconsistance des liens tissés et rejette, destructeur, tout ce qu'il a rédigé, attiré, construit.
Il piétine, écrase, pilonne. Puis, lorsque tout n'est plus que champ de ruine, l'homme de papier est comme anéanti, prisonnier de lui-même.
L'homme de papier, vit chaque jour la quête du saint Graal, mais la perd irrévocablement chaque nuit. Pourtant, il est le seul à avoir la clé vers d'autre destinée, celle qui briserait l'étrange sortilège dans lequel il se complaît. La clé de ce passage est en lui-même. Car c'est vers sa propre découverte qu'il doit cheminer.
Mais l'homme de papier a peur de lui-même. Alors, après avoir dévasté son ouvrage, sa vie et ses amis, et même sa mie, sur d'autres pages en son recto, à l'encre de la nuit, il écrit histoire d'un jour, pour mieux en laver l'encre de la vie, la nuit venue en son verso.
C'est là, terrible destinée à laquelle il se condamnerait immuablement pour prix de sa pusillanimité, s'il ne restait l'espoir que l'homme de papier, de sa propre volonté et par un salvateur trait de courage ne rompe l'enfermement dans lequel il se tient...
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