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Accueil du site > Tribune Libre > L’Homme-Livre et les « gens du livre »
#31 des Tendances

L’Homme-Livre et les « gens du livre »

Si la multiplicité des maisons d’édition et des titres incitent à penser que le livre est une « valeur sûre », l’avenir demeure illisible pour les acteurs du secteur. L’édition, sans cesse remise sur le métier, recombine autant ses chiffres que ses lettres dans un art de l’équilibre qui tient autant du politique et de la « raison financière » que de l’amour de la littérature. Sociologue du littéraire et historien de l’édition, Anthony Glinoer s’attache à l’émergence de « l’être éditeur » et à sa permanence dans un monde en « réinitialisation » constante, secoué par les turbulences de la numérisation à marche forcée comme par la « concentration du capital ».

 

Les grands Anciens savaient, depuis Platon au moins, que les idées, pour circuler, se devaient d’être livrées, diffusées et exposées. En latin, « edere » signifiait « mettre au jour » et « publicare » se traduit par « livrer au public ». Aussi, Platon, Pline ou Virgile faisaient-ils commerce et pesée de leurs idées dans une forme nommée « livre », en ses déclinaisons : il fallait que leur pensée faite parole s’imprime pour s’adresser à un public.

Leurs livres faits main nouent un dialogue ininterrompu avec des générations de lecteurs livrés à eux-mêmes dans le ressassement des interrogations fondamentales jusqu’à nos jours.

Aujourd’hui, il est entendu qu’« éditer » signifie prendre la « responsabilité juridique, économique et symbolique de la publication d’un livre ou d’un périodique » en pleine tourmente algorithmique et réformatrice. Pour qu’un livre voie le jour, constante Anthony Glinoer, « il faut du papier et des bateaux pour le transporter, des presses, du capital, des comptables, de l’acier pour les machines, des reliures et des relieurs, des graphistes, des banques, des prix littéraires, des clubs du livre, des bibliothèques, des fournisseurs internet, des lecteurs, des relecteurs, des écoles, des associations, etc.  »

Les livres se font par les hommes et à travers une foule d’intermédiaires entre l’auteur et le lecteur– à commencer par l’éditeur-patron. Ce dernier, pour prestigieuse que soit sa situation, n’en doit pas moins rester à l’équilibre pour assurer la pérennité de son entreprise et l’inscrire dans l’histoire voire le rayonnement d’une « civilisation ».

Parce que « vendre ou faire vendre des livres » est une activité aussi périlleuse que prestigieuse, l’éditeur doit savoir refuser la plupart des propositions et sollicitations qui lui sont faites sans répit : « Notre métier ? C’est d’abord le courage de refuser  » soulignait Bernard Grasset (1881-1955) dans La Chose littéraire (Gallimard, 1929).

 

Un éditeur, ça ne meurt pas...

 

Avant l’invention de l’imprimerie, Paris est au XIIIe siècle un des centres de production et de commerces de livres. Un seul codex à la fois pouvait être « produit » - « et chaque exemplaire est différent des autres ». La première confrérie parisienne des métiers du livre est créée par ordonnance en 1401 et réunit libraires, enlumineurs, parcheminiers, rejoints plus tard par des relieurs et des imprimeurs. Alors que Gutenberg (1400-1468) imprime sa première bible en 1455, Paris ne « produit » ses premiers livres imprimés qu’en 1470.

Les premiers catalogues imprimés apparaissent en 1541 chez Robert Estienne et Chrétien Wechel, imprimeurs-éditeurs-libraires. L’histoire du livre connaît une évolution lente jusqu’au XIXe siècle où il entre graduellement dans une ère de consommation de masse. Avec la croissance de l’alphabétisation et du lectorat, l’édition devient industrielle et l’écriture devient un métier. La Société des gens de lettres est fondée en 1838 pour protéger les auteurs et le terme « éditeur », employé seul (et non plus « libraire-éditeur ») fait son apparition sous la Monarchie de Juillet. La production imprimée s’élève alors à 6200 titres enregistrés – 20 000 en 1880. Pour lire, on s’abonne à un cabinet de lecture, en raison des coûts de production encore élevés.

Les prix de revient et de vente entament leur baisse, parallèlement au lancement de séries et de collections destinées à fidéliser le lectorat. Les collections à bon marché font leur apparition avec Louis Hachette (1800-1864) qui s’assure du monopole des messageries de presse et des ventes en gare, suivi par Hetzel (1814-1886) - bien d’autres s’engouffrent dans l’aventure industrielle du livre. Quelques best-sellers constamment réédités avec de forts tirages confortent l’image et la position de l’éditeur – ainsi des romans de Walter Scott (1771-1832) ou de Balzac (1799-1850) dont Les Illusions perdues font référence dans « le roman de la vie littéraire » - un genre qui se poursuit jusqu’à BW de Lydie Salvaire.

Anthony Glinoer constate que la IIIe République « libère l’imprimerie, la librairie et la presse de toute censure avec la loi de 1881 qui prend acte de la naissance des métiers d’éditeur et de gérant de journal » - un véritable âge d’or typographique s’ouvre pour l’édition littéraire qui apprend à vivre avec la concurrence de la presse, du cinématographe puis de la TSF, avec la multiplication des récepteurs dans l’entre-deux-guerres.

L’éditeur-décideur (« editor et non publisher ») devient un « personnage de roman » et son bureau devient un lieu de pélerinage, à l’instar de Jérôme Lindon (1925-2001) aux éditions de Minuit, Paul Otchakovsky-Laurens (P.O.L.) ou Jean-Marc Roberts (1954-2013), dont le souvenir se perpétue dans les livres de proches. Ainsi, Julie Kahane raconte, dans Une fille (L’Olivier, 2015), ses relations avec son père Maurice Girodias (1919-1990), fondateur d’Olympia Press et des éditions du Chêne – il fut le premier éditeur de Lolita de Nabokov (1899-1977). Capucine Ruat consacre en 2023 deux livres (L’Editeur,Phébus, et Je vous ai lu cette nuit, Albin Michel) à Jean-Marc Roberts auprès de qui elle a travaillé vingt ans comme directrice littéraire aux éditions Stock.

Si « le personnage d’éditeur a été connoté négativement dans la fiction romanesque française » depuis Illusions perdues, à l’exception de Belada, éditeur (Cino Del Duca, 1957) de Paul Vialar (1898-1996), les éditeurs marchands, « comme les poissons volants, ne sont pas la majorité du genre ». Nombre d’éditeurs résistants font acte de foi ou volonté de contre-pouvoir – à l’instar du personnage de Jean-Aristide Larrivière dans L’Inaccomplie (Mazarine, 2000) d’Elise Fischer (1948-2023). « En vrai », l’on relèvera le salutaire travail technocritique et véritablement « écologique » de la jeune maison d’édition indépendante l’échappée qui consacre une collection aux gens du livre...

Parce que le livre jouit d’une charge symbolique et d’un capital de crédibilité particulièrement puissants, il est certes « gratifiant pour un milliardaire de posséder des maisons d’édition dans son groupe multimédiatique » constate Anthony Glinoer : dans le secteur du livre comme dans bien d’autres, « le capital va au capital », chanson bien connue, illustrée par les péripéties autour du rachat de Hachette via l’héritage Lagardère...

Cette « logique » de concentration ne mettra-t-elle sur le marché que des « produits » formatés, en dépit de la centaine de marques ou de labels que ces grands « groupes » détiennent « en portefeuille » en une fallacieuse « biodiversité » faisant diversion ?

La « révolution numérique » a pour effet sensible une irrépressible extension du domaine de l’autopublication – « l’auteur prend en charge le processus de production d’une oeuvre » - et de l’autoédition – « l’auteur prend en charge les processus de production et de diffusion d’une oeuvre »... Outre la main basse d’Amazon sur la vie des livres, les plates-formes (Librinova, monBestSeller,Wattpad, etc.) prospèrent aux dépens des « instances de légitimation traditionnelles », ainsi que les collectifs d’édition (La Baraque d’édition, La Guillotine, Smolny, etc.) à vocation militante.

Mais « la médiation éditoriale, à l’oeuvre depuis les débuts de l’imprimerie, n’est pas près de disparaître », serait-ce en système d’accumulation du capital et de vaporisation numérique. Les « transformations structurelles » du secteur livré à la surenchère et la fuite en avant technologique n’éliminent pas la production imprimée ni les habitudes de lecture. Elles ne font pas entrer le livre dans une nouvelle ère et n’annihilent pas la parole comme cristallisation la plus élevée de la civilisation, faute de répondre à un besoin humain fondamental. L’idée même du livre n’est-elle pas qu’elle se poursuive indéfiniment dans le commerce subtil, doux au toucher comme à la lettre, des êtres et des pensées, constamment réimprimées et transmises dans l’ordre des générations comme des consumations de formes ? Cette idée persiste comme un besoin éperdu de renaître de livre en livre renvoyant à nos reflets dans le chaos d’une déréalisation multiforme. Ellle se fonde sur sa capacité à se renouveller, comme un besoin vital de prendre notre présent à pleines mains dans le mouvement qui tourne les pages d’un objet pensé et manufacturé, vécu en lieu de résistance à la dissolution des êtres et des collectivités comme de la fonction éditoriale.

Hier comme aujourd’hui, le livre reflète le peu que nous sommes – et ressasse le si peu que l’univers retiendra de nous.

Anthony Glinoer, Être éditeur – Histoire Discours Imaginaire, éditions l’échappée, collection « Le Peuple du Livre », 256 pages, 20 euros


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1 réactions à cet article    


  • Étirév 11 décembre 07:38

    Le Livre de soi-même est le seul qui n’est fermé pour personne.
    Aucun enseignement « conventionnel » n’est capable de donner la connaissance réelle. Sans cette compréhension, dit René Guénon, aucun enseignement ne peut aboutir à un résultat efficace. Et l’enseignement qui n’éveille pas chez celui qui le reçoit une résonance personnelle ne peut procurer aucune sorte de connaissance (« Être ce que l’on connaît ») ; toute vraie connaissance est un ressouvenir. C’est pourquoi Platon dit que « tout ce que l’homme apprend est déjà en lui » et qu’Ibn Sina (Avicenne) exprime ainsi : « Tu te crois un néant et c’est en toi que réside le monde. ».
    Toutes les expériences, toutes les choses extérieures qui l’entourent ne sont pour l’homme qu’une occasion pour l’aider à prendre conscience de ce qu’il a en lui-même. Cet éveil est ce que Platon appelle anamnésis, ce qui signifie « réminiscence ». Si cela est vrai pour toute connaissance, ce l’est d’autant plus pour une connaissance plus élevée et plus profonde, et quand l’homme avance vers cette connaissance, tous les moyens extérieurs et sensibles deviennent de plus en plus insuffisants jusqu’à perdre finalement toute utilité. S’ils peuvent aider à approcher la sagesse à quelque degré, ils sont impuissants à l’acquérir réellement, quoiqu’une aide extérieure puisse être utile au début, pour préparer l’homme à trouver en lui et par lui-même ce qu’il ne peut trouver ailleurs et particulièrement ce qui est au-dessus du niveau de la connaissance rationnelle. Il faut, pour y atteindre, réaliser certains états qui vont toujours plus profondément dans l’être, vers le Centre qui est symbolisé par le Cœur et où la conscience de l’homme doit être transférée pour le rendre capable d’arriver à la connaissance réelle.
    À propos du mot « Logos » qui vient du mot « Lego » (dérivé de « Legein ») : cueillir, rassembler, choisir, trier, discerner, et aussi LIRE... dans son ouvrage « Le Zodiaque », Marcelle Senard dit que toute lecture comprise suppose une opération d’analyse et de synthèse qui choisit le sens particulier de chaque mot et en opère la liaison synthétique d’où émane le sens de la phrase. Toute lecture est aussi une liaison entre la pensée de l’auteur et celle du lecteur, « liaison-union » qui engendre une pensée nouvelle. La possibilité de cette union créatrice de deux esprits au moyen du son, de son signe et de son sens est due à l’action hermétique : lire, lire et relire.
    « Pro captu lectoris habent sua fata libelli » (Selon les capacités du lecteur, les livres ont leur destin), dit également Terentianus.
    NB : « Savoir, c’est déjà se rebeller, enfreindre les limites. Penser s’avère un exercice de liberté et de désobéissance. Les dieux de l’Olympe froncent le sourcil, ils vont perdre leurs privilèges et leur pouvoir si les mortels deviennent intelligents. Après eux et comme eux, tous les tyrans, les inquisiteurs, les fanatiques réprimeront le savoir, brûleront les livres ou tueront les intellectuels parce que ceux-ci sont fauteurs de liberté. Le pouvoir religieux et politique se fonde volontiers sur l’ignorance du peuple et s’accroît d’autant que les esprits sont faibles, les gens incultes. Le latin et le français offrent ce jeu de mots lumineux entre « livre » et « libre » (liber), et on comprend qu’à la Renaissance où la soif de connaître fut sans bornes le Livre fût un symbole majeur, entre l’Épée du guerrier et la Fleur de l’amour. » (J. Kelen, L’éternel masculin)
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