1. L’identité des trafiquants
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Un peu d’histoire
Les grandes organisations criminelles, toutes autant que nous les connaissons, sont directement liées au fait diasporique. Les triades chinoises par exemple (issues de la révolte nationaliste des Taï Ping contre le pouvoir dynastique et les comptoirs étrangers) ont, dans un premier temps, joué le rôle de « protecteur – prédateur » de la diaspora chinoise. Il en va de même pour les mafias italiennes (Cosa nostra, ‘Ndrangeta, Commora, Santa Corona Unita, etc.), et la mafia italo-américaine. Il en va de même aussi pour les Bariadokan (Yakusas) japonais à Hawaï et sur la côte ouest des Etats-Unis, pour la Maffya turque, pour les fares albanaises, les bosses indo-pakistanais, etc. Toutes ces organisations ont commencé par agir au sein de leur propre diaspora et, dans un deuxième temps, ils se sont ouverts vers le monde (étranger et hostile) qui les entourait. Les premiers trafiquants de drogue en extrême orient (juste après les deux guerres de l’opium) avaient des noms yougoslaves, grecs, arméniens ou corses. Les tout premiers (et plus importants) trafiquants issus de l’effondrement de l’Union Soviétique n’étaient pas des « têtes brunes » (Ouzbeks, Géorgiens, Azéris, etc.) mais des juifs issus de la première diaspora « libérée » par Brejnev. Il en va de même pour les kosovars qui ont précédé les clans albanais - ayant eu plus vite accès à un passeport -. (Pour plus de détails : « Atlas Mondial des Drogues », PUF, 1977).
Le « milieu » d’avant et après guerre français était corse, arménien, italien, yougoslave, arabe, dans les villes et les régions à forte concentration diasporique, et « français de souche » au reste de la France. Ce qui n’empêchait en rien une franche collaboration ente eux faisant fi des « antécédents ethniques ».
La guerre d’Indochine a été un « interfaçe » important pour la sacre de Marseille comme ville trafiquante contrôlée par le milieu corse et italien qui collaborait en amont avec les « pirates du delta du Mékong » et les Méos (minorité ethnique des hauts plateaux du nord Vietnam), sous la protection du colonel Trinquier (opération X) et des services secrets. Aux Etats Unis et au Canada la guerre du Vietnam (étendu au Laos et au Cambodge) est à l’origine des organisations criminelles asiatiques tenant le haut du pavé qui, encore aujourd’hui, agissent parfois sous le parapluie d’ex militaires américains et de la CIA. Tout comme les deux plus grandes structures trafiquantes d’opium des années 1920 à dimension internationale agissant sur quatre continents (Zacharian - Zelinguer à Vienne et Eliopoulos - Courevides à Paris) qui conduisaient leurs affaires sous la couverture directe de (très) hauts fonctionnaires et de certains patrons de l’industrie pharmaceutique, ce qui, bien entendu, les rendait intouchables. (Pour plus de détails : I.J Bensussan, « L’opium », Vigot Frères, Paris 1946 et « Géopolitique et géostratégies des drogues » Economica, 1996).
Réseaux visibles et invisibles
Observons maintenant l’aspect géospatial. Dans une étude de l’HESI (Analyse spatiale et géographique du phénomène sécurité et délinquance), Pascale Perez se référant au « Crime Mapping » comme outil de prévention et de recherche, conclut pour la France à un schème indiquant que l’espace détermine l’identité du trafiquant et pas le contraire. Le dealer de cocaïne au sein d’une banque, d’une école du 17e arrondissement ou d’une chaine de télévision, n’a pas le même profil que le « pusher » de hach ou d’héro à Argenteuil ou à la Cité des dix mille. Or, si les deux existent, ils n’ont pas la même visibilité. Celui qui est le plus près de nous est aussi le plus invisible. Le produit (cocaïne) pour les premiers ainsi que le milieu (banque par exemple) impliquent la discrétion et l’intégration ; pour les seconds, l’affirmation du contrôle d’un territoire exige l’exubérance et l’affirmation. Cette affirmation ne se fait pas aux dépends de l’Etat et de ses services (ils ne sont plus là que de manière sporadique) mais vis à vis de la concurrence. Ils sont ainsi bien plus visibles. La crainte ne vient pas de la police avec la quelle, tel Sisyphe, se joue une partie de cache-cache sans fin, mais vis-à-vis d’une autre bande. Par contre, se faire prendre au sein d’un milieux « protégé » implique la déchéance et le bannissement de ce même milieu : la discrétion est donc exemplaire. Comme l’indique G.C. Barnes (« Defining and Optimizing Displacement » in Criminal Justice Press, New York 1995), le temps, la cible, l’espace, la tactique, le type de délit sont des variables changeantes qui déterminent l’identité du trafiquant. Celui-ci d’ailleurs est aussi une variable si on prend en compte une organisation bien structurée qui agit ayant comme objectif la pénétration d’un marché. En d’autres termes, la même organisation choisira un profil bas et intégré pour un espace « intégré » et un profil « exubérant » pour un espace à conquérir à la marge de l’Etat de droit.
Ce n’est donc pas une fatalité ethnique le fait que les statistiques policières judiciaires portent quasi exclusivement sur la partie de cache-cache citée ci-dessus et non pas sur les grossistes - trafiquants. Lorsque ces derniers se font (exceptionnellement), prendre, on s’aperçoit qu’ils sont rarement issus de milieux défavorisés. Ils sont propriétaires de yachts, de restaurants, ce sont des hommes d’affaires et faisant partie des professions libérales et rarement des hommes du milieu : Quand les réseaux étaient purement ethniques et liés aux grandes organisations criminelles comme je l’indique ci dessus, les « patrons » étaient, généralement, issus de la même nationalité, voire de la même région. Mais désormais le trafic s’est démocratisé d’une part, d’autre part il singe les échanges commerciaux classiques : sous traitance, diversification, complexification et dilution de la responsabilité (sociétés écran par exemple), etc. Enfin, le trafic dans son ensemble se dissous au sein d’activités et de produits légaux. Il ne s’agit plus d’activités illégales ayant besoin d’une « enseigne légale » ce qui était le schéma dominant des organisations criminelles « classiques » mais d’un binôme mercantile qui ne fait plus la distinction entre légal et illégal désormais complémentaires. (Pour plus de détails « Drogues à l’est, logique de guerres et de marché » in Politique étrangère 1996).
Il s’agit d’une mutation de taille qui a comme première conséquence la fin du phénomène diasporique comme élément fondateur des organisations déviantes. L’autre conséquence, tout aussi importante consiste au fait que, à quelques exceptions près, la spécialisation sur un seul produit ou une seule activité tend à disparaître. Le temps des conglomérats, de la suprématie des services (être en possession d’une filière qui a fait ses preuves, par exemple) de la complémentarité et de la coopération entre très gros opérateurs a pris le dessus sur une activité « artisanale » et diasporique qui avait maîtrisé le trafic tout au long du vingtième siècle.
Cependant, et plus particulièrement au sein de pays en conflit, des non - Etats, ou des espaces sous le contrôle d’une force politico-militaire (guérilla, milices, clans, fares, seigneurs de la guerre, etc.), persiste la tentation de contrôler l’ensemble des activités sur un produit (production, transformation, cheminement, distribution, blanchiment des bénéfices) pour la simple raison que le plus une activité se situe vers la fin de la chaine et plus elle est génératrice de bénéfices. Nous y reviendrons.
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