L’illusion de la séparation des pouvoirs
La critique de la démocratie directe s’enracine également dans la conviction que les lois actuelles sont « globalement bonnes », mais qu’elles souffrent simplement d’une distorsion au niveau de leur application. Le problème principal ne serait donc pas tant dans la modification de la façon de les fabriquer, mais dans la manière de bien appliquer celles qui existent.
Cette façon de voir est un autre moyen pour tenter démontrer que notre démarche de fond est sans objet et pour affirmer que seule une action réformiste est nécessaire dans le domaine législatif. Dire que les lois sont bonnes mais mal appliquées peut revêtir deux sens :
- soit dénoncer un dysfonctionnement du système législatif lui même qui entraînerait une non-application technique de la loi après son adoption.
- soit dénoncer un dysfonctionnement de la justice et/ou de la police qui entraînerait une application de la loi différente de l’esprit dans lequel elle a été conçue
Commençons par la première hypothèse. Le problème de la non–application technique de la loi après son adoption est bien réel. Il est créé par un certain nombre de facteurs, dont, en premier lieu, celui du nombre excessif de lois. Nous aurons l’occasion de reparler de cette « crise de loi » dénoncée par de nombreux juristes actuels, de ces lois multiples, jetables, émotives, molles, mal écrites, incompréhensibles, et, en fin de compte inapplicables. Cet état de fait est incontestable, mais sa seule constatation ne révèle malheureusement pas la cause profonde de son existence.
Cette cause profonde nous paraît indubitablement liée au principe même de la démocratie représentative. Cette démocratie représentative qui a créé une « usine à loi » (l’assemblée nationale + l’exécutif) avec des salariés payés pour la faire tourner à plein régime (les députés + les technocrates) et qui ne peut que constater les dégâts générés par l’emballement du dispositif qu’elle a mis en place. De ce point de vue, le système des agoras, lui, pallie ce dysfonctionnement en ralentissant très sensiblement la production législative.
La première conséquence de ce système législativo-productiviste, c’est qu’un bon tiers des lois votées ne seront jamais appliquées, et cela tout simplement parce qu’elles ne recevront jamais de décret d’application. Ce fameux décret d’application qui ne pourra être pas être établi, car tué dans l’oeuf par l’avalanche de la production législative quotidienne, entraînera de facto une « mise au rebut technique » de certaines lois. De plus, il est à noter que, si l’exécutif tarde tant à rédiger les décrets, c’est souvent parce qu’il n’en a pas envie, une autre cause classique de retard étant la pression des lobbies. Tous ces avatars mettent en lumière de façon éclatante la main mise de l’exécutif sur le législatif, ridiculisant ainsi le concept de séparation des pouvoirs pourtant édicté dans la constitution.
En réalité, la constitution actuelle, en stipulant un principe de séparation des pouvoirs (par ailleurs insuffisamment défini), d’une part, et en indiquant que les lois doivent être promulguées et ratifiées par l’exécutif (par le biais de ces fameux décrets d’application), d’autre part, énonce un paradoxe qu’elle occulte par une mystification rédactionnelle dont elle a le secret.
Mais en lisant correctement et attentivement la constitution, nous nous rendons bien compte que la séparation des pouvoirs est un leurre, et nous découvrons même qu’en réalité c’est le pouvoir exécutif qui exerce lui-même la fonction législative.
En effet, nous avons déjà vu que, si nous considérons la loi en tant que notion générique, à savoir toute règle s’appliquant aux citoyens de façon obligatoire et par la coercition, cette « Loi générique » désigne en réalité tout un ensemble de textes dénommés lois, décrets, règlements, arrêtés, circulaires administratives, ordonnances ou directives, dont le total avoisine le nombre de 140.000. Or 10% à peine de ces 140.000 règles sont votées par l’assemblée nationale, c’est à dire par le soi-disant pouvoir législatif. Les autres 90% sont décidées par des mandataires désignés (ministres, préfets, technocrates, ..) qui font partie de l’exécutif et pas du législatif.
De plus, il convient de remarquer que les 10% de ces règles qui « passent » par le parlement, sont, pour leur immense majorité, initiées par l’exécutif lui même, et pas par les élus. Le rôle du législatif se limite donc au simple débat sur seulement 10% des règles coercitives ( c’est le fameux « cirque des amendements », dont nous avons vu plus haut qu’il rendait souvent ces règles inapplicables).
Par ailleurs, le « débat parlementaire » est largement contrôlé par l’exécutif car lorsque les délibérations menacent de mal tourner de son point de vue, l’article 49.3 de la constitution lui permet de s’affranchir de la votation parlementaire et de faire passer son projet de loi « en force ». Quant à la votation finale, elle peut elle-même être jetée aux orties si l’exécutif oublie de promulguer la loi, ou plus couramment, oublie de produire son fameux décret d’application.
Le seul fait que la Constitution actuelle stipule que lois doivent être promulguées par l’exécutif (le Président de la république en l’occurrence) constitue un incontestable « déni de démocratie », mais, plus encore, le fait que la loi ne puisse être effective tant que ce même exécutif ne délivre pas son « permis d’application » est, lui, un véritable « assassinat de la démocratie ». Et le terme n’est pas trop fort, car cette seule mesure réduit à néant le concept de séparation des pouvoirs. Autant dire, et écrire noir sur blanc dans la constitution, que c’est « l’exécutif qui fait la loi », les choses seraient plus claires ainsi.
En démocratie directe, les lois ne sont pas promulguées par l’exécutif, mais par les agoras elles-mêmes, et par l’intermédiaire de la Commission Centrale Législative. Quant aux décrets d’applications, ils n’existent tout simplement pas, c’est à dire que les lois sont élaborées avec leurs propres détails d’application et sortent donc des agoras « prêtes à l’emploi ».
Il faut bien insister sur le fait que l’obligation du décret d’application n’est pas un axiome, mais que c’est une construction artificielle de la démocratie représentative et que cette obligation ne se justifie absolument pas du point de vue strict du droit, si ce n’est pour établir le contrôle du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif. De fait, tous les juristes s’accordent à dire qu’une loi n’a pas forcément besoin d’un ou plusieurs décrets pour être applicable, et surtout que l’élaboration de la loi peut très bien prévoir toutes les précisions nécessaire pour être « rendue applicable » dès le lendemain de son adoption.
L’inflation législative du système actuel, qui génère cette véritable « impotence » dont nous sommes en train de parler, est illustrée de façon éclatante par le nombre impressionnant de pages que le Journal Officiel y consacre chaque année. Il ne s’agit pas moins de 23.300 pages pour l’année 2016, contre 17.000 en 1990, et seulement 12.500 en 1970. Ces chiffres se passent de commentaires !
Un sénateur, Mme. Eliane Assassi, a récemment déclaré « L'avalanche des lois rend la tâche difficile aux tribunaux et compromet le principe de l'égalité : comment les Français sont-ils censés connaître cette loi qui change sans cesse ». Là encore, le système de la démocratie directe règle le problème puisque ce sont les citoyens qui font eux-même la loi, et ils donc sont mieux à même de la connaître parfaitement.
Tous ces éléments constituent manifestement des éléments à charge contre le système représentatif de fabrication de la loi.Etudions maintenant la deuxième hypothèse qui se fonde sur une soi-disant « mauvaise application de la loi », à savoir sur un dysfonctionnement de la justice et/ou de la police entraînant une application de la loi différente de l’esprit dans lequel elle a été conçue. Sur ce point là, le problème est encore plus grave qu’il n’y paraît puisque la question n’est pas tant de savoir si les lois sont correctement interprétées par les tribunaux, mais de se demander si les tribunaux sont tout simplement en mesure de les faire appliquer.
En effet, il est une réalité que chaque année un stock de 100.000 peines de prison ferme sont en attente d’exécution et que, sur ce stock au moins un quart ne sera jamais exécuté. Autrement dit, ce sont 25.000 peines de prison ferme prononcées chaque année qui ne sont jamais mises à exécution. Il ne faut donc pas s’étonner que les forces de sécurité et les juges ne soient ni craints, ni respectés dans un tel contexte.
Par ailleurs, seulement 30% des peines de prison ferme sont mises à exécution immédiatement après leur prononcé, les autres attendant en moyenne plus d’un an ! Pourquoi ce délai ? Tout d’abord parce que les condamnés sont souvent absents lors de leur procès et qu’il est difficile de les retrouver. Ensuite, parce qu’on a mis en place dans certaines maisons d’arrêt surpeuplées le principe du « rendez-vous pénitentiaire », c’est à dire que, si la prison est pleine, on demande aux condamnés de se présenter quelques mois plus tard. Évidemment, ils sont très nombreux à ne pas répondre à cette aimable invitation…
Enfin, on a créé un système d’aménagement des peines qui complique la vie des juridictions et vient ralentir leur exécution. Dernier point, faute de places en prison, on a prévu que toute peine de prison égale ou inférieure à deux ans devait être aménagée. En réalité, il faudrait construire 30.000 places de prison supplémentaires si on voulait assurer l’exécution réelle des peines prononcées.
Pour revenir au fond de la question, qui est de savoir si la plupart des lois actuelles sont bonnes ou mauvaises, personne ne peut se prononcer sur la base d’une formulation aussi généraliste. En revanche, chacun sera en mesure de constater que c’est bien dans le système de démocratie représentative, indépendamment du fait qu’elle soit bien ou mal appliquée, que la loi est souvent « non-appliquée ».
Mais creuser un peu plus profond le débat nous emmènerait encore plus loin. L’idée réformiste qui est de juger que les lois sont bonnes mais mal appliquées, sous entend que le système judiciaire interprète mal la loi lorsqu’il établi ses jugements. Cette idée ouvre un autre chantier de réflexion qui est celui de l’imprécision et du flou de la rédaction de certains codes juridiques, laissant par là même trop de latitude au jugement subjectif et à l’intime conviction des juges. Là encore, nous considérons que la solution réside dans la simplification de la loi.
Nous pensons également que le législateur ne devrait pas énoncer une multitude d’exceptions chaque fois qu’il édicte une règle et que la règle elle même devrait toujours être basée sur un principe clair et rigoureux.
Pour ce qui concerne les sanctions, les codes juridiques actuels prévoient des fourchettes d’une telle ampleur, et des éléments d’appréciations tellement subjectifs (circonstances atténuantes et aggravantes), que nous en venons à imaginer que le travail de la justice serait considérablement facilité si un principe d’automaticité des peines présidait à son fonctionnement, en lieu et place du système de personnalisation actuel, dont le constat d’échec paraît évident pour l’ensemble des raisons que nous avons énoncées et au regard des différents exemples concrets que nous avons donnés.
Il semble bien que, pour une meilleure application des lois, nous devrions nous diriger vers une justice appliquant de véritables principes d’objectivité et de rationalité.
Mais, dans notre conception de la démocratie, cette question ne pourra être évoquée, puis débattue et enfin tranchée que dans le cadre de la démocratie directe, au sein des agoras.
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