L’IMEEC, fer de lance du NDM (Nouveau Désordre Mondial) ?
Le 10 septembre 2023, un protocole d'accord, le ''Memorandum of Understanding (MoU) a été dévoilé lors du sommet d'un G20 pour le moins rock’n’roll à New Delhi, pour officialiser le projet de l'India-Middle East-Europe Economic Corridor (IMEEC), en français Couloir Economique inde-Moyen-Orient-Europe, signé par les gouvernements de l'Inde, des États-Unis, des Émirats arabes unis, de l'Arabie saoudite, de la France, de l'Allemagne, de l'Italie et par la Commission Européenne qui n'est pas un "gouvernement" mais agit au nom de ses états membres sans que la plupart d'entre eux aient à donner leur avis.
Le tracé proposé entre l'Inde et l'Europe passerait par les Émirats Arabes Unis, l'Arabie Saoudite, la Jordanie, Israël et la Grèce.
Nostalgique de la grandeur de son pays quand il était un passage obligé entre les caravanes apportant épices et soie d’Extrême-Orient et les marchands vénitiens et génois qui commercialisaient ces produits dans l'Europe chrétienne, Erdogan a remis en question ce projet qui court-circuite la Turquie, et il a pris l'engagement de faire aboutir une autre proposition en gestation : le « Projet de route de développement de l'Irak » ("Iraq Development Road Project"), qui vise à relier le golfe Persique à l'Europe via l'Irak et la Turquie.
En fait, l'IMEEC se veut être le concurrent direct de la "nouvelle route de la soie" et peut-être même une alternative aux BRICS. En tout cas, c'est l'aboutissement des nombreuses déclarations et initiatives diplomatiques précédentes de l’UE qui ont centré leur stratégie sur la position géographique de l'Inde et son potentiel économique en matière de futures délocalisations pour prendre le relais de l'"atelier du monde" devenu obsolète à leurs yeux pour cause de développement.
Pour les signataires ce protocole d'accord répond à des problématiques économiques mais aussi et surtout pour l'importance stratégique qu'il présente à première vue :
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il s'agit d'abord de compléter l’initiative du Global Gateway (portail mondial en français), conçu par l’Union européenne et présenté par Ursula von der Leyen à Bruxelles qui vise à accélérer les relations commerciales avec les pays émergents et en développement en coordonnant la mobilisation de 300 milliards d’euros du secteur privé d’ici 2027 (dont 150 milliards d'euros pour l'Afrique) pour financer des infrastructures opérationnelles.
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Le second but est de proposer une alternative au programme chinois des nouvelles routes de la soie. Lors de son discours sur l’état de l’Union le 15 septembre 2021, Ursula von der Leyen avait évoqué la philosophie de ce projet : « Nous sommes très bons pour financer des routes, avait-elle dit, mais cela n’a pas de sens que l’Europe construise une route parfaite entre une mine de cuivre appartenant à la Chine et un port appartenant à la Chine. Nous devons nous montrer plus intelligents pour ces types d’investissements ».
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la troisième ambition, et non la moindre, est de s'inscrire dans le cadre du programme américain baptisé "Build Back Better World" présenté lors du sommet du G7 en juin 2021 en Angleterre.
La redéfinition de la stratégie européenne à l'égard de la Chine est en cours depuis un certain temps, stimulée par la politique des États-Unis vis-à-vis de la RPC et accélérée par les contradictions entre "sanctions" et échanges commerciaux mises en évidences par la guerre en Ukraine. Dans l'esprit des dirigeants de l'UE, une coopération à grande échelle avec l'Inde et les États-Unis via le Golfe Persique, serait une solution à ce dilemme politico-économique en facilitant la mise en place de chaînes d'approvisionnement qui relieraient entre eux les capitaux des pays disposant également de technologies avanceés et les états susceptibles de fournir des forces productives bon marché, donc profitables.
Dans cette optique, l’UE s’intéresse à l’Inde depuis un certain temps et l'IMEEC n’est que la dernière étape d’un long parcours. La volonté de Bruxelles de s'engager avec New Delhi s'était déjà manifestée en avril 2022, quand Ursula von der Leyen avait présenté le renforcement et l'amélioration du partenariat UE-Inde comme une priorité pour un avenir proche dans son discours au "Dialogue Raisina".
Et pendant ce temps-là, dans les coulisses, les états membres dominants de l’UE accéléraient la réanimation de leurs relations avec l’Inde. Le chancelier allemand Olaf Scholz s’est rendu dans le pays à deux reprises en 2023, en février et en septembre (en marge du G20). Il a également rencontré Modi lors du sommet du G7 en mai 2023 à Hiroshima, et à chaque fois les deux dirigeants ont souligné leur volonté de renforcer les relations bilatérales, d'accroître les liens commerciaux et économiques (l'Allemagne étant déjà le premier partenaire commercial de l'Inde parmi les pays de l'UE) et d'accroître la coopération dans le domaine de la défense.
De son côté, la France se livrait à des rodomontades diplomatiques pour afficher sa solidarité avec le leader de fait, relation illustrée par la visite de Modi à Paris en juillet 2023, à l'occasion du 25e anniversaire du partenariat stratégique, dont le résultat n'a eu de concret que la tenue d'une nouvelle réunion bilatérale en marge du G20 à valeur d'effet d'annonce.
Madame Meloni qui se révèle être un pilier de la politique européenne a également apporté sa pierre à l'édifice en remettant à l'ordre du jour l'axe d'alliance entre les deux pays vaincus de la seconde gurerre mondiale. La perspective italienne étant de relier la Méditerranée aux océans Indien et Pacifique en passant par un Moyen-Orient qui, en l’occurrence, servirait de pont, l'IMEEC représente pour le pays une opportunité qui lui permettrait de consolider sa position historique déjà bien en place de relais maritime logistique capital. Du coup, l’Italie semble déterminée à ne pas renouveler le protocole d’accord signé en 2019 avec la Chine sur la coopération dans le cadre de l’initiative « une ceinture, une route », ce qui risque de provoquer une riposte de la part de Pékin. Giorgia Meloni avait d'ailleurs déjà montré ses convergences de vue avec Ursula von der Leyen dans son discours au "Dialogue Raisina". L'accent mis par l'Italie sur les questions liées aux sources d'énergie et aux relations avec l'Asie du Sud est également né de l'adhésion du pays à l'Alliance Mondiale des Biocarburants, qui comprend l'Inde ainsi que le Bangladesh, un pays dont L’Italie accueille une importante diaspora d'environ 150 000 personnes.
Par-dessus tout ça, l’IMEEC comprend également les Émirats arabes unis, où Mme Meloni a fait une escale de deux jours à son retour d’Inde en mars dernier, ce qui sous-entend l’implication des diplomates respectifs sur cette question se poursuit depuis plusieurs mois. L’inclusion des pays du Golfe permettrait, d’une part, aux pays membres de l'UE de renforcer leurs relations "géo-économiques" avec la région et, d’autre part, à l’Inde de relancer sa politique Look West, l'éloignant de plus en plus des BRICS qui sont au sud et à l'est du pays.
Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes pour les intérêts des ténors de l'Europe s'il ne restait pas à résoudre quelques équations à plusieurs inconnues :
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le développement du projet IMEEC par l'UE est de facto obéré par le déséquilibre économique et commercial entre les relations UE-Inde et UE-Chine, puisque le volume total des échanges commerciaux entre l'UE et l'Inde reste environ huit fois inférieur au commerce de l'UE avec la Chine, qui a atteint 856 milliards d'euros en 2022 .
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il faut ajouter à cette réalité tangible que la plupart des membres de l’UE et d’autres acteurs impliqués dans l’IMEEC, à commencer par l’Inde, importent des produits de haute technologie de Chine.
Les chiffres ayant la tête plus dure que les rêves et les spéculations, il est donc difficile d’imaginer l’autosuffisance dans les secteurs critiques pour les acteurs de l’IMEEC à court et moyen terme.
Les divergences en matière de priorités politiques des différents acteurs impliqués, les États-Unis et l’Union européenne en particulier, aux prises avec leur enlisement dans le conflit prolongé en Ukraine dont les implications sont déjà catastrophiques pour ceux qui se sont tirés une balle dans le pied en "sanctionnant" un partenaire économique majeur, et risquent de ralentir la mise en œuvre de l'IMEEC alors que l'économie mondiale, et donc également de l'UE, est une évidence. L’économie allemande, qui a toujours été le moteur de la croissance européenne, a stagné au deuxième trimestre 2023 , après une baisse de 0,1 % du PIB réel au premier trimestre.
Le "multi-alignement' indien pourrait bien faire long feu en même temps que les rêves de Mesdames von der Leyen et Meloni s'évanouiront.
Du point de vue de Sirius cher à Micromegas, quelles que soient les péripéties des limites frontalières des états dans l'histoire, la géographie impose des lignes de force que même l’aéronautique et internet n'ont pas effacées. Le Chine, l'Inde, la Turquie et l'Europe entretiennent depuis quelques siècles des relations qui sont toujours passées par l'axe concerné par le projet IMEEC.
Les marchands vénitiens et génois et les banquiers lombards et florentins finançaient les croisades pour combattre les turcs seldjoukides tout en entretenant des relations fructueuses avec Constantinople alias Istanbul et en cherchant à court-circuiter leurs partenaires-ennemis intermédiaires par l'organisation des grandes expéditions destinées à trouver un chemin plus direct, don plus juteux, vers les fournisseurs de parfums, d'opium et de produits raffinés. Au passage, ils se sont fourvoyés dans les "Nouvelles Indes" qu'il ont fini par contourner, elles aussi, sauf que les descendants de ceux qu'ils y ont débarqués s'invitent maintenant au partage du gâteau.
Et, comme dans les épopées des croisades, le bon peuple est convaincu de laisser sa peau en combattant les Sarrasins alors qu'il servent des intérêts qui ne sont pas les leurs.
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