L’Individu, l’Etat & la Décroissance - Chapitre 6 : Rétrograder l’Etat
L’Etat fonde aujourd’hui son autorité sur une acceptation tacite des masses et non pas sur une véritable domination coercitive. Au contraire des temps anciens, son pouvoir n’est plus alimenté par un arsenal répressif suffisamment craint pour être dissuasif de toute velléité contestataire, mais par la seule fourniture du « panem & circenses » de la civilisation industrielle, c’est à dire l’assistanat et la croissance économique. Ces deux constituants essentiels de la sève étatique moderne garantissent la durabilité d’un système devenu hégémonique et s’infiltrant quotidiennement dans chaque pore de la multitude sociale.
L’Etat est partout ! Ses intrusions dans la sphère privée sont permanentes et polymorphes à tel point que le champ d’action individuel non réglementé par une quelconque loi, décret ou arrêté en est quasiment réduit à l’exercice de la vie affective. Cette immixtion du domaine collectif dans la sphère privée se porte à un niveau encore jamais atteint par le passé et figure comme un modèle de soumission organique aux représentations de l’autorité, que le peuple valide toutefois contre l’engagement d’une prise en charge et d’un niveau de vie adapté.
Cet échange consensuel dispense l’Etat moderne du recours à la force brutale et peut ainsi travestir sa véritable nature oppressive en une apparente vertu altruiste. Cet équilibre ne semble pas devoir être rompu tant que la fourniture étatique continuera à être servie en flux tendu et avec un niveau de prestation suffisant, les masses s’abstenant de porter plus avant le fer pour peu qu’un ajustement stratégique soit opéré dans celle-ci après telle ou telle poussée revendicative.
Cet Etat dispose ainsi du grade le plus élevé dans la hiérarchie des organisations. Il peut faire et défaire les lois sans entrave hormis l’improbable regimbage d’un conseil constitutionnel soigneusement choisi au sein de l’oligarchie obsolète par l’oligarchie en fonction, et aussi peu désireux de froisser sa famille de sang que de lire entre les lignes d’une constitution qui, habilement rédigée par l’oligarchie maternelle, n’énonce que peu de principes auxquels il ne puisse être dérogé par le législateur lui même. C’est donc le triomphe d’un absolutisme orchestré par de larges déferlantes législatives qui s’abat sur la plèbe industrialisée, une loi détroussant l’une, rebroussant l’autre et retroussant la suivante. Même si, de temps à autre, un projet mal ficelé ayant agacé l’opinion et porté dans la rue une quantité substantielle d’individus est retiré en hâte pour un retoquage plus astucieux, le rouleau compresseur réglementaire tourne à plein régime rendant ainsi toute initiative individuelle suspecte d’illégalité tant qu’il n’a pas été vérifié au terme d’une recherche ardue qu’aucun codicille ne l’interdise formellement.
Mais cette acceptation de mise en coupe réglée de l’Individu par l’Etat moderne est conditionnée par la crédibilité de ce dernier dans les deux domaines fondamentaux que sont l’ « assistanat » et la « croissance ». L’expertise qu’il a développée dans ces domaines depuis un bon demi-siècle, c’est à dire depuis environ trois minutes sur l’échelle du temps humain rapportée à une année, lui garantit cet acquiescement quasi général sans même avoir besoin de mettre en réserve une utilisation possible d’unités répressives. Il en découle une fragilité qui pourrait précipiter sa déchéance en cas d’évolution économique non conforme à ses attentes, c’est à dire en situation prochainement prévisible de décroissance subie et généralisée du monde industriel.
La déplétion des ressources fossiles et minérales va en effet réduire considérablement les marges bénéficiaires des secteurs primaires et secondaires contraints d’employer une énergie toujours plus chère et des matières premières toujours plus rares, privant ainsi le secteur tertiaire de ses moyens d’existence. Car, sachant ce dernier n’est apparu qu’avec l’essor des deux premiers et le dépassement de l’économie de subsistance, il est de toute première importance de bien comprendre que le tertiaire n’a pu se développer qu’avec les profits de l’agriculture et de l’industrie, et que dès lors que ces profits diminueront, le secteur des services (publics ou privés) sera menacé. Rien n’est plus illusoire de penser que le secteur non productif puisse générer lui même de la richesse, puisqu’il ne germe que sur le fertile terreau des secteurs productifs. Cette artificialité économique dont les excroissances et les dérives engendrent des « bulles » financières sinistrement connues, telles internet, subprime, ou dette bancaire notamment, n’est bien entendu pas ostensible aux yeux de ses protagonistes qui agissent dans l’illusion de leur pérennité.
Plus précisément, la décroissance inéluctable appliquera une tension grandissante sur le financement des grandes prise en charges étatiques et effritera rapidement le principe d’assistanat sur lequel l’Etat fonde sa crédibilité. L’impossibilité rapidement évidente de maintenir à un niveau acceptable l’assurance maladie, la retraite, la prestation chômage et l’aide sociale entamera de façon irréversible le crédit de l’Etat auprès des masses et le concept d’Etat Providence que certains croyaient installés pour l’éternité n’apparaîtra plus que comme une parenthèse fugace, détail historique furtif, simple battement de paupière sur l’abscisse du temps humain.
C’est ainsi que, guidé par l’implacable arithmétique économique, l’Etat se verra contraint de détricoter ses magnifiques lois sociales permettant la prise en charge des dépenses de santé, le versement des prestations de retraite, le service d’indemnisation chômage ainsi que les innombrables aides servies aux populations (plus ou moins) en difficulté.
En situation de décroissance, l’Etat pourra constater les deux piliers qui constituent actuellement son assise sur le peuple se réduiront peu à peu en miettes….. Le concept de « croissance », mythe absolu, discours récurrent, eldorado projeté, solution finale, argument politique fracassant explosera en vol. Mais le pire sera encore à venir pour la classe dirigeante toute entière, car intellectuellement formatée dans les grandes écoles du pouvoir (ENA, Polytechnique, etc..), elle se révélera probablement incapable de gérer une population livrée à la dépression économique avec les seules matrices mentales implantées depuis un demi-siècle dans son subconscient oligarchique. Pour la caste étatique, le sinus des angles sera toujours élevé, la forme des courbes toujours asymptotique, la production toujours en augmentation, la consommation toujours en progression, etc…etc… Ces gens là vivent dans un univers virtuel cornucopien et puisent leurs information dans les rapports de l’OCDE qui ignorent superbement les réalités de la géologie et affichent régulièrement de magnifiques graphiques, bien entendu, toujours en hausse. La rythmique intellectuelle de ces ressortissants de l’oligarchie politique au pouvoir depuis ces dernières dizaines d’année est cadencée sur la croissance et uniquement sur la croissance ! Faire autrement, ils ne savent pas ….. et ils ne sauront pas !
C’est ainsi qu’ils donneront au peuple le spectacle désolant et fatal, non seulement de leur incompétence à gérer le changement civilisationnel en cours, mais aussi de leur lacune à l’avoir prévu, la prévision constituant pourtant, comme chacun sait, l’alter ego de la gouvernance. L’Etat industriel aura failli dans son rôle de guide suprême puisque la trajectoire qu’il aura imprimé à ses sujets finira dans une impasse et que malgré ses sempiternelles promesses de croissance, c’est la décroissance qui s’imposera lorsque le train du développement économique sera définitivement consigné contre le butoir des limites naturelles. Même aujourd’hui où la croissance agonise et qu’il est manifestement visible que la partie est perdue, l’Etat persiste à guetter chaque décimale de point d’indice, tel un addict du tabac ramassant les bouts de mégots pour reconstituer des cigarettes devenues introuvables.
Pris en flagrant délit d’imposture dans le domaine de la croissance et de banqueroute dans celui des prises en charge providentielles, l’Etat aura bien du mal à conserver une once de crédibilité face à une opinion publique peu encline à s’émouvoir de son désarroi et plutôt décidée à le mettre au pied du mur pour obtenir de lui l’impossible c’est à dire une élévation de son niveau de vie et le maintien de ses garanties courantes. Sommé de réaliser l’irréalisable, l’Etat n’aura d’autre solution que de reconnaître son échec et de s’effacer devant la force des choses. Définitivement discrédité et sans force militaire loisible de se transformer en junte, il sera à la merci de l’errance populaire, ce qui ne constituera pas, d’ailleurs, un atout historique pour le progrès humain…..
Car il conviendra tout d’abord de se garder de la facilité anarchiste qui convertirait en équation simpliste l’échec étatique. La faillite de l’Etat industriel n’implique pas automatiquement la négation de tout Etat car il serait nuisible pour le devenir de la société humaine de renier toute existence et tout fonctionnement de la sphère collective. L’avènement de la décroissance témoignera certes de la nécessité de donner la prédominance à l’initiative et aux intérêts de l’individu sur ceux du groupe car les facultés adaptatives du premier à une situation nouvelle sont connues depuis toujours pour être supérieures à celles du second, mais l’utilité d’une certaine organisation de la sphère collective, notamment des activités pouvant être plus efficacement réalisées par une entité compacte que par une multitude d’individus et d’un nombre limité de fonctions régaliennes permettant de garantir efficacement l’intégrité des biens et des personnes, ne peut être contestée.
L’Etat pourra donc enfin rendre réellement service à l’individu sous une forme largement modifiée par rapport à sa forme actuelle et en tirant des conséquences en trois points de sa banqueroute avérée.
1er point : abolition de son pouvoir législatif. L’agitation réglementaire compulsive, permanente et incontrôlée ayant conduit à une ingérence quasi totale de la sphère publique dans la sphère privée, cette dernière sera déclarée inviolable. Les lois seront réduites à un nombre peu important (quelques dizaines contre 150.000 actuellement), inscrites dans la constitution et non modifiables (sauf par référendum à très forte majorité)
2ème point : limitation de ses attributions à la gestion efficace de services publics non marchands (tels santé, police, etc…) et de services marchands (tels énergie, automobile, etc..) non monopolistiques. Le peuple serait juge de la qualité et l’efficacité du travail réalisé et l’Etat serait alors pour la première fois soumis à une obligation de résultat objectivement évaluée.
3ème point : autofinancement complet, les bénéfices du secteur étatique marchand (payant) servant à financer le secteur public non marchand (gratuit) à l’exclusion de tout prélèvement fiscal sur les individus.
Il est à souhaiter fortement que les populations en prise à la décroissance évitent l’écueil de l’anarchisme absolu pour se porter vers un « minarchisme » ou système d’ « état minimal » infligeant ainsi à l’Etat une rétrogradation salutaire pour lui et utile pour tous. Cette conception n’est pas nouvelle et rejoint celle de l’ « état serviteur » prôné par Louis Blanc lors de la révolution de 1848 qui s’opposait déjà à celle de l’ « état anarchique » de Pierre-Joseph Proudhon. La secousse de la décroissance risque d’être d’une magnitude bien supérieure à celle de 1848 mais le rôle de l’Etat sera très certainement au centre de la lourde problématique à résoudre par les masses populaires.
17 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON