L’Individu, l’Etat & la Décroissance - Chapitre 7 : Restreindre le domaine de la Loi
Pour que l’incomparable faculté adaptative de l’homme puisse s’exprimer pleinement dans la période de décroissance durable qui va s’installer progressivement dans quelques années, il importe que l’initiative individuelle soit libérée de toutes les entraves réglementaires installées par la société croissante industrielle. L’acclimatation à la pénurie énergétique, la relocalisation physique de la plupart des activités, l’ajustement nécessaires des habitudes de vie, la modification des professions, et d’une manière générale la réactivité aux nouveaux stimuli économiques ne peuvent s’envisager sous leur forme optimale, c’est à dire avec toute l’immédiateté et la flexibilité voulue, en dehors d’un système privilégiant résolument les intérêts de l’individu sur ceux du groupe organisé.
Il conviendra pour cela de se rejeter fermement les thèses planificatrices des adeptes de la décroissance étatique, c’est à dire de ceux qui songent déjà à mettre en place une oligarchie de rechange, sorte de capitalisme d’état décroissant et rêvent tout haut de devenir les pharaons d’un nouveau peuple paupérisé marchant tête basse entre les rails étroits d’une voie qui, après avoir réglementé l’abondance, ordonnancerait maintenant le comportement décroissant de chacun pour le bonheur de tous. Ces apprentis monarques, mi-prêtres mi-scientifiques, espèrent réussir à gagner la confiance du peuple, certes en inversant le discours politique, mais aussi en reproduisant à l’identique une tyrannie idéologique dont un arsenal législatif encore renforcé empêcherait définitivement de se libérer.
Une liberté la plus large possible donnée à l’individu agissant serait l’atout le plus déterminant pour mener à bien une mutation adaptative aux conditions socio-économiques décroissantes. Mais cette idée n’est malheureusement pas évidente pour le citoyen actuel, tant la notion d’efficacité politique se résume pour lui à celle de démocratie et celle de liberté à celle de pouvoir d’achat. Cette confusion des concepts sert les dessins de l’Etat qui peut ainsi se prémunir de toute accusation totalitaire en présentant un système politique insuspectable par l’esprit commun. Or la réalité est toute autre car, d’un point de vue éthique, le droit d’une majorité d’individus à « imposer » et « interdire de faire » à une minorité, n’est écrit dans aucun précepte humain. Les ressortissants de la civilisation industrielle pêchent par excès de binarité et de courte vue puisque, ayant depuis très peu de temps gommé avec juste raison l’infâme système antique validant le pouvoir de décision d’une caste minoritaire sur le reste de la population, il en déduisent trop rapidement qu’un dispositif inverse constitue de facto un système vertueux incontestable.
Mais la confusion ne s’arrête pas là car, pour être complètement crédible, le système démocratique se devrait de préciser sans ambiguïté le champ d’application strict du principe majoritaire et les modalité de son expression. En effet, il paraîtrait acceptable, en bonne justice objective, d’imposer le diktat de la majorité à tous les autres, au sein de la sphère publique comportant notamment les lieux et espaces publics, mais plus contestable de l’imposer au sein d’une sphère privée aux contours clairement définis. Cette quasi-évidence ne suscite toutefois pas la polémique qu’elle devrait, pour la simple raison que la limite des sphères privée et publique est au moins aussi confuse que leur contenu est mal précisé.
Par ailleurs, en se rapprochant de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui constitue la base idéologique de notre constitution actuelle, nous peinons à y trouver une définition claire de cette liberté individuelle qui trône pourtant sur tous les frontons de nos édifices publics. Le mot « liberté » n’est d’ailleurs utilisé que trois fois dans ce texte fondateur, tout d’abord dans l’article 2 ….Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression…., où le droit à la liberté est solennellement affirmé mais dont nous attendons la définition, qui vient à l’article 4 indique : La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.
Cet article 4 dont l’ambition est graver dans le marbre « le bien le plus précieux de l’homme », celui dont la conquête a nécessité tant de souffrances et de sang versé est en fait un modèle de stratagème législatif assurant la domination de l’Etat sur l’individu, c’est à dire validant la liberté absolue du premier sur le second. Cet article énonce trois notions distinctes qui interférent les unes sans que le lecteur attentif puisse à coup sur en retirer un principe clair, applicable et déclinable dans toute configuration possible. La première notion est celle de nuisance à autrui qui constituerait, si nous nous en tenions à ce début de phrase, la seule limite à la liberté de l’individu. Cette définition de la liberté, en apparence séduisante reste toutefois suspendue à celle de la nuisance, ce qui ne semble pas avoir échappé aux rédacteurs qui ajoutent : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Cette phrase, qui tente de masquer l’obscurité de sa signification par l’élégance de sa formulation, n’apporte malheureusement aucun éclaircissement sur les contours de cette fameuse nuisance à autrui, si ce n’est qu’en affirmant que l’exercice d’un même droit par deux individus différents se heurte fatalement à un obstacle, qualifié de borne, et au delà duquel débute la nuisance !….. L’amphigourisme de cette tautologie a cependant alerté les rédacteurs qui ont finalement ressenti la nécessité de trancher dans l’œuf le débat putatif qu’elle pourrait générer, en réglant l’affaire de quelques mots limpides et sans appel : Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. Nous remarquons avec intérêt le caractère impératif et volontairement réducteur de cette conclusion, alors qu’il aurait été intellectuellement plus honnête de dire : compte tenu de la difficulté à établir les limites de la liberté d’un individu par rapport à celle d’un autre et de la subjectivité de la perception de la nuisance par l’un ou l’autre, et également en l’absence de principe clairement énoncé permettant de déterminer avec évidence ce qui nuit ou ne nuit pas, ou ce qui nuit de façon acceptable ou supportable, et en deça de quoi la liberté du comportement individuel peut s’exercer, et enfin pour clore en avance toutes contestations ou palabres interminables, l’Etat décidera lui même des bornes et en changera autant de fois et aussi souvent que cela lui chantera puisqu’il détient le pouvoir législatif permanent de modifier la loi. Cette formulation imaginaire traduirait incontestablement la réalité de la gestion effective de la liberté individuelle par l’Etat, d’autant que l’article 5 n’hésite pas à surenchérir en proclamant : « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société…. » justifiant ainsi, par la répétition plus que par la démonstration, la vertu d’une Loi chargée ainsi d’établir une protection salutaire contre la nuisance.
Mais l’édulcoration progressive, article après article, de cette « liberté chérie » trouve son apogée avec l’Article 10 : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi…… et l’Article 11 : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.
L’article 11 parachève ainsi la plaisanterie de l’article 10, en enfonçant le clou de manière encore plus claire. Au cas où le lecteur n’aurait pas bien compris l’article 10, et, que, malgré son caractère éminemment restrictif, il ait pu malgré tout l’interpréter dans un sens trop large, les rédacteurs ont jugé nécessaire de le paraphraser dans un langage sans équivoque, l’entonnoir étant élargi par le haut : nous parlons maintenant des libertés de pensée, d’opinion, de parler, d’écrire et d’imprimer (tout y est bien, ou presque !), puis resserré par le bas (voire totalement bouché !) : toutes ces libertés sont permises si la loi ne les interdit pas. Et pour boucler définitivement la boucle il est clairement stipulé que le citoyen peut avoir à répondre pénalement du délit d’abus de liberté. C’est à mourir de rire (jaune) !
Ainsi, nous voyons que l’affirmation du principe de Liberté débouche tout bonnement sur la validation du pouvoir réglementaire de l’Etat basé sur une notion floue, la nuisance, et sur un arsenal répressif destiné à réprimer les abus de liberté. Autrement, et contrairement aux idées reçues, notre constitution affirme essentiellement la toute puissance de l’Etat législateur, au détriment de l’exercice de la Liberté individuelle. Ceci étant précisé, il importe de revenir sur le problème de la confusion des concepts afin de tenter de déterminer la dose et le ciblage des contraintes individuelles minimales nécessaires dans une société décroissante qui souhaiterait se donner tous les atouts de la réussite.
La première confusion qui doit être levée est donc celle concernant le domaine de la loi. Il est frappant de constater que, ni dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789, ni dans le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, ni dans la Charte de l'environnement de 2004, pas plus que la constitution de 1958 à laquelle ces textes sont rattachés, les rédacteurs n’ont prévu un seul instant, ni même imaginé la possibilité d’imposer une limite à la Loi elle même, ce qui constituerait pourtant un garde-fou salutaire dans l’hypothèse d’un emballement législatif incontrôlable. Au contraire le pouvoir totalitaire de la machine réglementaire et présenté comme le meilleur garant du maintien des nobles vertus que sont la liberté, l’égalité et la fraternité. La Loi représente donc la valeur absolue, le mètre étalon de l’honnêteté, de l’intégrité, de l’honneur et de la justice. Constitutionnellement, rien ne s’oppose donc à l’immixtion de la Loi au plus profond de la vie privée, ce qui n’est pas encore le cas, mais pourrait bien survenir dans peu de temps pour peu que nous extrapolions la trajectoire suivie ces dernières années.
Pour restreindre le domaine de la Loi, il conviendrait donc en premier lieu d’introduire la notion d’espace individuel dans la constitution ce qui semblerait la logique même, dans la mesure où cette dernière affirme et réaffirme en préambule la liberté imprescriptible de l’homme et du citoyen. Cet espace, pouvant également être dénommé espace privé, ou espace personnel devrait être clairement délimité et la loi ne pourrait s’y appliquer que sous des conditions objectives en vertu d’un principe précis. Cette idée, qui semblerait certainement une évidence pour bon nombre de gens interrogés à la volée, est étrangement absente de tous les textes constitutionnels…Une société décroissante soucieuse de libérer toutes les énergies et l’inventivité des individus devrait impérativement en faire un de ses chantiers prioritaires.
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