L’information au défi du « sarkozysme » ou du journalisme d’accréditation ? Réponse à Edwy Plénel
Dans un article paru sur le site Médiapart, le 8 janvier 2008, Edwy Plénel continue de peaufiner la définition de l’information que ce nouveau journal en ligne entend livrer à ses lecteurs. Le jour même où le président Sarkozy infligeait au journalisme d’accréditation une humiliation publique sans précédent au cours de sa conférence de presse, l’ancien directeur du journal Le Monde choisissait d’opposer dans un beau contraste sa représentation de l’information à celle du « sarkozysme ».
Selon lui, un aphorisme la résume. On le trouve consigné par Yasmina Réza dans son livre sur la campagne électorale du président : « La réalité n’a aucune importance, aurait dit Laurent Solly, son directeur adjoint de campagne, il n’y a que la perception qui compte. »
Une sempiternelle ritournelle médiatique
Et Edwy Plénel de sauter sur l’occasion pour entonner son credo : il y voit « un terrible défi lancé à la face du journalisme », « car, explique-t-il, notre matière première, à nous, journalistes, c’est justement la réalité : la déchiffrer, la connaître, la questionner, l’expliquer, la découvrir, etc. C’est même l’unique raison d’être de cette profession puisque, pour le reste, à savoir l’opinion, le jugement, le commentaire, le point de vue, etc., ce n’est aucunement notre privilège, mais la liberté de tout citoyen ».
Hélas ! Rien de nouveau sous le soleil médiatique ! Sous couvert d’honorer le citoyen en lui reconnaissant la liberté de jugement et sans doute aussi une capacité de pertinence, voici resservie une nouvelle fois, dans sa pureté originelle que ne masque pas la forme rajeunie, « la théorie promotionnelle de l’information » que diffusent depuis des lustres les médias pour leur ruine : il est fait croire que « l’information » peut être distinguée du « commentaire » ou du « jugement » alors que c’est rigoureusement impossible.
Faut-il que la notion d’opinion soit discréditée au point d’être confondue systématiquement avec aveuglement partisan, voire fantasme ou délire, pour que ne puisse lui être reconnue sa qualité éminente de représentation plus ou moins fidèle de la réalité fondée sur la prise en compte de représentations de faits plus ou moins fidèles, elles aussi !
Un aphorisme à deux sens
L’aphorisme ci-dessus devrait inspirer une tout autre critique, car il comporte deux sens dont l’un oriente une définition de l’information plus fiable que celle d’E. Plénel.
1- Dire que la réalité n’importe pas et que seule la perception de cette réalité compte, c’est sans doute définir la propagande, telle qu’elle existe depuis toujours. « Veni, vidi, vici », - « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu » -, prétendait César sans rire pour résumer une victoire éclair : on ne peut trouver meilleure égalisation de sons (v/i) et de rythme (binaire comme une marche militaire, et en trois coups de cuiller à pot) pour faire croire à une égalité de sens (analyse, exécution, rapidité, maîtrise suprême des choses et des êtres). Voilà racontée au Sénat et au peuple romain « une belle histoire » pour donner de soi une image flatteuse ! C’est sans doute sur un principe comparable que M. Sarkozy et son équipe ont construit leur campagne : il s’est agi de « raconter une histoire » aux Français, selon M. Guaino.
2- Mais cette première interprétation n’est possible qu’en raison du deuxième sens qu’a cette aphorisme. Il exprime simplement la seule relation que l’on peut avoir avec la réalité. Elle n’est pas accessible directement ; elle ne l’est que par la perception qu’en offrent des médias interposés : les médias personnels d’abord avec les cinq sens, l’apparence physique - les postures - les mots - les images - les silences - le cadre de référence ; et les médias de masse ensuite intégrant en eux-mêmes comme des poupées gigognes, les médias personnels de ceux qui y travaillent. Que de filtres déformants entre soi et la réalité !
Une réalité représentée par ce qui est révélé comme par ce qui est gardé secret
- Cela ne signifie pas que la réalité n’existe pas comme sont tentés d’en conclure par dépit ceux qui ne peuvent se résoudre à ne percevoir par le toucher et la vue qu’une représentation de la table qu’ils ont devant eux, et non la table elle-même. Que diraient-ils s’ils s’entendaient demander de se ramasser un peu plus sur eux-mêmes au lieu de s’étaler comme ils le font, par un ami qui les voit flous du fait de sa myopie, comme si sa vision infirme était seule juge de la réalité ?
De même, cela n’interdit pas évidemment, c’est même plutôt recommandé, d’essayer d’approcher au plus près de la réalité, de « vérifier, recouper, préciser, rectifier », comme dit E. Plénel, pour démontrer que « l’histoire racontée » par autrui est éventuellement loin de la réalité.
- Mais cette manière de définir la recherche de l’information est trompeuse, car la représentation de la réalité à laquelle on accède, se définit autant, sinon plus, par ce qui en est tu ou dissimulé que par ce qui en est dit. Trois contraintes favorisent, en effet, cette dissimulation : 1- l’une est exercée par le principe fondamental de « la relation d’information » lui-même auquel obéit tout être sain attentif à ne pas livrer volontairement des informations susceptibles de lui nuire. 2- La deuxième est l’exiguïté du temps et de l’espace de communication disponibles (temps d’antenne, surface de papier journal, cours, conversation, etc.) : il faut donc choisir, trier, éliminer pour ne retenir que ce qui est jugé le plus important. 3- Enfin, une troisième contrainte est l’indocilité du récepteur dont l’attention et l’intérêt sont volatiles : mieux vaut ne pas les solliciter trop longtemps si on veut les retenir.
Sous l’action de chacune de ces contraintes, la représentation d’un fait est indissolublement associée à un commentaire ou un jugement qui l’a fait préférer à une autre pour être diffusée ou au contraire pour être gardée secrète.
On ne peut donc prétendre que ce sera « la réalité » que le journaliste opposera à l’opinion d’une propagande, fût-elle délirante. Tout au plus pourra-t-il être soutenu que, sans être en mesure de rapporter « le terrain » où il a enquêté, il en présente « une carte » plus fidèle que la carte de vœux romanesque offerte par exemple à des électeurs. « De toutes les illusions, écrit Paul Watzlawick dans La réalité de la réalité (Ed. Le Seuil, Paris, Coll. Points,1984), la plus périlleuse consiste à penser qu’il n’existe qu’une seule réalité. »
Le bel exemple donné par le président Sarkozy
Le président Sarkozy a offert au cours de sa conférence de presse un bel exemple de ce choix ou de faire savoir ou de garder secret, comme de cette impossibilité de citer des faits sans dans le même temps porter de jugements sur eux. Ce n’est pourtant pas faute de s’être vigoureusement défendu de le faire avant d’opposer dans un fort contraste sa propre conduite à celle de ses prédécesseurs dans le domaine privé de la vie affective : « Je ne juge pas, s’est-il récrié, la vie est si difficile, si douloureuse ! »
Ça n’y change rien. Ce n’est qu’une prétérition convenue qui, en fait, sous l’apparence de n’en vouloir rien faire, assène le jugement avec plus d’efficacité encore pour avoir poussé l’adversaire à baisser la garde en protestant de la pureté de ses intentions. Car le seul fait de citer, pour l’un de ses prédécesseurs, un voyage à Assouan en avion présidentiel avec ses deux familles et, pour l’autre, un incident « au petit matin glauque », visait à opposer deux politiques, comme la nuit et le jour, le mal et le bien : d’un côté, la leur et celle du journalisme d’accréditation fondées sur le secret et l’hypocrisie, et, de l’autre, la sienne, sur la transparence et la franchise. Avant de prévenir qu’il ne jugeait pas, il ne s’était pas privé d’ailleurs d’annoncer la couleur : « (il s’inscrivait), soutenait-il, en rupture avec une tradition déplorable d’hypocrisie et de mensonge ». Non, a-t-on écrit dans un article précédent, il ne jugeait manifestement pas, il exécutait sans jugement !
Il semble que la période se prête à certaines révisions. La conférence de presse du 8 janvier 2008 devrait sonner le glas d’un certain journalisme d’accréditation, qui ne se limite pas aux palais où il s’exerce. On peut convenir avec E. Plénel que ce qu’il appelle le « sarkozysme » lance un défi à sa profession. « Vérifier, recouper, préciser, rectifier » les informations sont assurément le rudiment du métier à ne jamais oublier sous peine de le ruiner. Mais la connivence et l’omerta du journalisme d’accréditation qui jettent, comme le dit le président Sarkozy, « une chape de plomb » sur des secrets qu’on protège, le menace tout autant.
Or dans ce labeur digne de Sisyphe, les citoyens devraient être regardés comme des alliés précieux sans qui la partie ne peut être gagnée. Encore faut-il que ce nouveau journalisme qui peut naître, cesse de les égarer par la diffusion des erreurs sempiternelles du journalisme d’accréditation, en croyant encore pourvoir les abuser pour gagner leur crédit.
Puisque ces erreurs sont inlassablement répétées, leur correction ne doit pas l’être moins. Faire croire que « l’information est un fait » auquel on accède directement, entretient la crédulité : les pires bobards peuvent être diffusés ; ils seront docilement gobés. Enseigner au contraire que « l’information n’est que la représentation d’un fait impliquant un commentaire », incite au doute méthodique le lecteur qui... « ne reconnaît ni ne subventionne l’exercice d’aucun culte » de l’argument d’autorité ! La qualité de l’information ne peut qu’en être améliorée : et il devient raisonnable d’en espérer ne plus jamais voir écrit noir sur blanc, comme en 1914, que « les balles allemandes ne tuent pas ! » Paul Villach
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On s’est abstenu de reprendre des notions déjà développées dans les articles suivants publiés sur AGORAVOX :
- « L’humiliante leçon de journalisme donnée par le président Sarkozy pendant sa conférence de presse » - 9 janvier 2008.
- « Les 52 couvertures de Paris-Match en 2007, ou l’information édifiante » - 8 janvier 2008.
- « "L’éducation aux médias" et l’École, ou le mycologue inconscient » - 20 décembre 2007.
- « La nouvelle distinction entre "articles d’opinion" et "articles privilégiant les faits" : une erreur et un leurre » - 11 décembre 2007.
- « "Médiapart" d’E. Plénel, un nouveau média ou un média de plus ? » - 7 décembre 2007.
- « Si le "JT" n’est ni de l’information ni du journalisme, alors qu’est-ce que c’est ? » - 30 novembre 2007.
- « Les Français et la publicité, bêtise et alphabétisation » - 20 novembre 2007.
- « La tragique leçon de journalisme de Géraldine Muhlman sur France Culture » - 12 octobre 2007.
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