• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

Accueil du site > Tribune Libre > L’intuition de Wegener

L’intuition de Wegener

C’est à chaque fois la même chose : à chaque nouvel épisode de tremblement de terre ou de volcanisme catastrophiques, l’histoire refait un tour chez moi. Je suis assez âgé maintenant pour vous dire à quel point elle est allée vite, cette histoire. D’aucuns citeraient l’histoire de l’informatique comme exemple, mais là c’est tellement fulgurant et tellement évident que je préfère vous raconter un autre épisode de cette avancée rapide des esprits, parfois, à propos de l’effroyable catastrophe qui vient de survenir en Haïti, terre ou la désolation a tant déjà régné, et où un immense malheur vient de s’abattre une nouvelle fois. J’avais eu les premiers flash d’infos hier soir, vers une heure du matin : tremblement de terre d’intensité 7 sur l’échelle de Richter, annonçait-on. En évoquant tout de suite des victimes, mais sans en donner le nombre. Je savais déjà que ce serait effroyable : cela fait longtemps qu’il n’y en avait pas eu (le XVIIIe je crois) et la zone est un mille-feuilles de plaques tectoniques qui ne demandent qu’à se mettre en mouvement. C’était inéluctable. Une région à l’histoire géologique mouvementée . Le pays ne tient plus debout depuis longtemps, politiquement et l’économie est dévastée : pour les secours, bonjour... Je savais aussi que le soir même à la télévision, on aurait droit, outre les scènes de désolation, à la théorie de Wegener. La vision de Wegener. La géniale intuition d’un homme, qui n’avait rien d’un géologue, pourtant. C’était avant tout un astronome et un météorologue. Et sa théorie, finalement, ça ne fait qu’une bonne trentaine d’années qu’elle est acceptée. Et enseignée.

Mais revenons à ma classe de Tourcoing, ma première affectation d’enseignant. En qualité de jeune prof, j’essaie au plus vite d’appliquer ce que je viens moi-même d’apprendre, en fait. Et là, je tombe tout de suite de haut. Lors de l’étude de la Terre, à feuilleter les livres scolaires... c’est le désert complet. Comme pour le programme de troisième en histoire à propos de l’Occupation : rien. Nada. Un gamin de troisième sort alors avec l’idée que la France a été envahie, puis libérée par DeGaulle, avec entre deux quelques actions de résistants. Pas un mot sur Pétain ! A l’époque, Paxton n’est pas encore paru, la "France de Vichy" ne sort qu’en 1973 aux Editions du Seuil, et le sujet est tabou. Des collègues me font comprendre qu’on n’en parle pas, "au cas ou un inspecteur le découvre". Amusante cette pétoche constante. A partir de cette année-là je préparerai mes cours avec des extraits polycopiés de cet ouvrage, en attendant de pied ferme un inspecteur. Ah, les polycopiés fait sur Gestetner  : tout un poème : en cinq minutes vous pouviez ruiner une nuit de préparation avec de l’alcool répandu partout  ! La photocopieuse ? Vous n’y songez pas à l’époque !!! 

Et en géographie, c’est peut-être pire encore : alors que les sondes spatiales ont déjà ramené de belles moissons (mais il faudra attendre 1979 pour voir les premiers clichés de Jupiter qui laisseront tout le monde sur le derrière !), notamment les superbes clichés de Viking en 1976, sur un domaine particulier c’est l’indigence complète. En volcanologie, il n’y a rien : mes collègues enseignent toujours les volcans comme étant de gros furoncles (j’ai toujours adoré cette image que m’avait donnée mon formateur, cet ancien résistant !) et les tremblements de terre... comme des crises d’épilepsie de l’écorce terrestre. Car là aussi, dans les bouquins, il n’y avait rien. Le ministre Fouchet, avant de devenir ministre de l’intérieur ne s’était que fort peu penché sur les contenus, et son successeur... Alain Peyrefitte pas davantage : mai 68 avait secoué tout ça, mais les célèbres programmes étaient toujours à la remorque. Xavier Ortoli, Edgar Faure, Olivier Guichard ou Joseph Fontanet, voilà ce qu’on avait eu après  : des gens intéressés par leur carrière personnelle, mais en rien par l’éducation. Un seul, René Haby, osera secouer le cocotier en 1978 pour se faire sortir aussi vite... il dira un jour "Le contenu, c’est finalement le problème qui n’a jamais été résolu, non pas par la loi et les décrets mais par l’application qui en a été faite." Bref, jusque 1975 disons, on vit avec des bouquins qui ont parfois 7 ou 8 ans sans que ça ne gêne personne : "il n’y a pas de crédits pour les renouveler". L’Education Nationale a toujours été pauvre et j’étais tombé sur l’une des villes qui commençait alors à péricliter. Aucun espoir : en ce temps-là non plus les CDI (centres de documentation du collège) n’existait pas, et les bibliothèques internes non plus. Il y aura la mienne, sur mes deniers personnels, mais c’est une autre histoire. Faudra tout trouver tout seul. 

Personne, à Tourcoing, en 1971, n’enseigne encore la théorie de Wegener. Or elle commence à être connue. Mais c’est lent, très lent. Lent à changer les ministères, mais lent à changer aussi la mentalité enseignante. Ma collègue d’histoire-géo de la classe d’à côté enseigne avec son ouvrage de base à elle. Or il date de 1949 : ça donne des cours parfois surréalistes. En 1971, onze ans après son indépendance, elle apprend toujours aux élèves le nom de la Haute-Volta, devenue depuis Burkina Faso. Cela fait vingt ans qu’elle fait des cours avec des fiches où il n’y a aucun ajout, et qu’elle refuse de montrer. J’irai un jour lui rendre l’une d’entre elles, oubliée dans un livre, en lui faisant remarquer qu’il manque 57 millions d’habitants aux Etats-Unis sur les 207 miliions de 1971. La honte. Ses chiffres-là sont de 1950. Surréaliste : je travaille avec des gens qui enseignent des pays qui n’existent plus, dont tous les chiffres sont faux et pour qui le mot Collaboration n’existe pas ! Et qui sont incapables, deux ans après de me donner le nom d’un des trois cosmonautes ayant mis le pied sur la Lune... C’est beau l’histoire contemporaine : mon deuxième collègue, en troisième, fait Napoléon pendant trois mois. Le programme s’intitule alors "de 1789 à nos jours". Personnellement, en ayant commencé en 1789, je ferais la Guerre d’Algérie et la Guerre du Viet-Nam, cette dernière en direct. Tous les soirs, dans leur téléviseur, mes gamins la voient se dérouler. Et je me paie le collègue pré-frontiste qui affirme que "je n’ai pas le droit de parler de la guerre d’Algérie" : ambiance ! Il n’a pas aimé mon polycopié, pour sûr : je parle dedans des "crevettes de Bigeard". Il doit avoir la digestion difficile.

Or comme je le disais, le nom de Wegener, quand même, commençait à surgir. Enfin, surtout la confirmation de ses thèses... car ce qu’il avait énoncé datait déjà de 1912...(il en avait eu l’intuition en 1910, à 30 ans) il avait sorti un article, "La translation des continents" après de nombreux voyages au Groenland, juste avant que la première guerre ne l’enrôle. En 1915 était sorti son livre fondamental, "la genèse des continents et des océans". En résumé, quand je souhaite en parler, ça fait près de 60 ans quand même que l’idée est répandue... mais toujours pas prouvée. Wegener est un visionnaire, un homme curieux, à qui l’on prête l’idée d’avoir un jour découpé un atlas familial pour coller côte à côte les rives de l’Amérique du Sud à celles de l’Afrique. Faites l’expérience, ça marche parfaitement : sa théorie est lumineuse et évidente. Je l’ai refaite devant les élèves ! Et saccagé une bonne paire de cartes ! Mais personne n’y croit. L’homme a échafaudé un système parfait pour expliquer en même temps les volcans et les tremblements de terre : fini les furoncles à lave et la Tourette terrestre ! 

Evidemment, toute nouvelle idée choque. Surtout qu’elle est loin d’être parfaite : Wegener ne sait pas comment fonctionne l’intérieur de la terre. Un météorologue n’a pas vraiment à le savoir. Alors pendant longtemps, il va passer pour un joyeux farfelu. Mais s’obstine à essayer de trouver des preuves de ce qu’il subodore en effectuant des carottages au Groenland, où il étudie en même temps les changements climatiques (comme quoi là-bas il n’y a pas eu que les Vikings comme visiteurs remarquables). A l’époque, les expéditions d’hiver et même de printemps là-bas sont plus risquées qu’on ne pense : le 12 mai 1931, on le retrouve mort gelé dans son sac de couchage. Il ne verra pas sa famille grandir (avec son beau fils il n’a rien raté*) Il faudra attendre les années cinquante pour qu’on reprenne ses travaux.. et que l’on prouve qu’il avait vu juste. En fait ce n’est pas avant les travaux de 1962 de ce qu’on va appeler la tectonique des plaques, qu’apparait un système global, étayé par des preuves indéniables : fossiles, filons de minerais, orientation du magnétisme, etc. 

Le premier à le faire est Harry Hammond Hess, bien oublié depuis, un officier de marine et géologue américain ; professeur de Géologie à l’université de Princeton, qui lui aussi aura une intuition géniale. Un personnage a deux casquettes : la seconde militaire, lui fait réaliser un programme pré-informatique pour calculer les trajets des U-Boot en Atlantique : pour le tester, il se fait nommer à bord de l’U.S.S. Big Horn pour des missions dangereuses : celles de servir d’appât aux U-Boots ! Il finira commandant dans le pacifique d’un bateau de transport de troupes, l’U.S.S. Cape Johnson. En fait il a toujours mêlé militaire et scientifique. A bord de son bateau militaire, en effet , il avait lui pratiqué partout où il passait des sondages par sonar : or il avait constaté une chose très intrigante. Sur les fonds marins censés être là depuis des millions d’années, la couche de sédiments était souvent fort mince. En 1953, on découvre grâce aux bathyscaphes le grand rift médian au milieu de l’Atlantique. Une découverte qui en amène une autre, celle de Maurice Ewing et Bruce Heezen : au milieu du rift il y a un gigantesque canyon. Où on peut apercevoir de la lave : Wegener avait raison.

Quand il publie en 1962 "History of Ocean Basins," c’est un coup de tonnerre, car le seul moyen de l’expliquer est que ces fameux fonds n’ont pas toujours été recouverts d’eau et ont bougé de place ! Selon lui, les fonds donnés pour 4 milliards d’années accumulaient des sédiments depuis à peine 300 millions. Le fond des océans était donc constamment recyclé : c’est le "`Sea-floor spreading,’’ la base de sa thèse monumentale. C’est pourquoi on y trouvait des fossiles de 180 millions d’années "seulement" alors qu’au sommet de l’Everest ils pouvaient être considérablement plus anciens. L’année suivante, Fred Vine et Drummond Matthews ajoutaient à ça des changements d’orientation du magnétisme au fond des mers assez surprenants , étayant la thèse d’ Hess et.... de Wegener...

Reconnu, Hess, en 1963, est élevé par le President John F. Kennedy au rang de "Chairman of the Space Science Board of the National Academy of Sciences". A la NASA ! Son travail consiste à préparer la cartographie lunaire pour le programme Apollo . Entretemps, on a découvert le Jaramillo Event, le renversement complet des pôles magnétiques de la terre survenu il y a 900 000 ans. Les deux géologues en déduisent que ce n’est pas la seule fois, et que c’est bien ce qu’ils ont constaté au fond des océans. La théorie n’est plus une théorie ! Ce qu’on a jamais reconnu de son vivant à Wegener, Hess en hérite : la reconnaissance des mouvements de l’écorce terrestre ! Il meurt lui aussi bien trop tôt en 1969, d’une attaque cardiaque, laissant d’autres continuer ses recherches. Il laisse son nom à une fosse marine, la Hess Deep, situé à 2 degrés nord dans le Pacifique.

Il faudra encore attendre 1967 pour que trois géographes énoncent la théorie complète : un Américain William Jason Morgan, un Britannique, Dan McKenzie et le Français Xavier Le Pichon. En 1972, les américains et français lancent l’expédition Famous : le French American Mid Ocean Undersea Survey avec les trois bathyscaphes existant  : Archimède et Cyana (français) et le sous-marin américain Alvin. Le site de plongée choisi est à 700 km au sud des Açores, là ou le rift est à 3000 m, une profondeur que savent atteindre les trois engins. Famous confirmera définitivement la découverte. A bord d’Archimède, Xavier Le Pichon. En 6 plongées et une récolte de 90 kg de roche et plus de 2000 photographies, la preuve est faite. En 1974, Archimède plongera 12 fois, et rapportera 7000 photographies et 720 kg de roches. Cyana fera 51 plongées, rapportant 2 tonnes d’échantillons, 25 000 photos et 100 heures de films ! 

Quand je m’apprête donc à faire le cours sur la tectonique des plaques, on est donc encore en train de la vérifier... Les collègues, consultés, disent que c’est "trop tôt". Il me faudra trouver de la documentation que je trouverais dans Sciences et Avenir, Science et Vie, la Recherche et une petite collection sympa de chez Grammond (Lausanne) "les Grands Thèmes", d’un prix remarquable pour l’époque, une série de petites encyclopédies (exemple) très bien illustrée, vendue en kiosque, que je me ferais piller littéralement par mes élèves... ma collègue continuera longtemps à faire dans le furoncle volcanique. Jusqu’au jour où on changera les bouquins de classe... et qu’elle commencera à les lire.

Et ce soir, je songe à la fois à cette rapidité et à cette lenteur pour convaincre, parfois. Et je suis déjà hanté par ce que je viens de voir d’Haïti. Wegener avait prévu un système, qui, lorsqu’il se déclenche brutalement est une horreur pour l’être humain. Le tsunami du 26 décembre 2004 était de même origine (un glissement de terrain suite à une plaque tectonique qui bouge), là on a un séisme de faille (qui risque d’avoir de terribles répliques !) et en Californie, une bombe potentielle existe toujours, qui est elle aussi à retardement. Ce soir, je me dis tout simplement fichue planète ! Mais pourquoi donc là, bon sang, où c’était déjà l’enfer avant ?

(*) Sa fille Charlotte s’est mariée avec l’explorateur et alpiniste Heinrich Harrer en 1938. L’homme sera félicité par Hitler pour ses exploits d’alpiniste sur la face nord de l’Eiger. Faut dire que dans son sac il y avait un drapeau, et pas n’importe lequel... plus tard, il fera dans la bonzerie. Et deviendra héros de film, même.
 
 

Moyenne des avis sur cet article :  3.19/5   (64 votes)




Réagissez à l'article

524 réactions à cet article    

Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON






Les thématiques de l'article


Palmarès