L’opération Lusty (34) : Le V-1, passé au photocopieur
Quelques jours à peine après le débarquement allié, les habitants de Londres entendent un drôle de bruit dans le ciel, comme celui d'une motocyclette, puis plus rien et soudain une énorme explosion qui souffle plusieurs maisons. Nous sommes le 13 juin 1944, et le premier V1, l'"arme de représailles" Vergeltungswaffe) selon Hitler, vient de s'abattre sur la capitale anglaise (il s'abattront aussi au premier jour, sur Southampton). Le martyr des habitants durera 80 jours, jusqu'à ce que les alliés réduisent complètement les bases de décollage de ces engins meurtriers, grâce, nous l'avons vu à l'action d'un résistant particulier. Michel Hollard, "l'homme qui a sauvé Londres" De juin à septembre 1944, entre 120 et 190 V1 tomberont par jour sur le pays. Le 13 juin, 244 V1 avaient été lancés, dont un sur huit qui n'alla pas très loin. Le sujet était suffisamment grave pour qu'il devienne une priorité des recherches des alliés : les fragments et débris d'engins non explosés furent ardemment recherchés. Et aussitôt découverts, examinés et analysés.
Des bases ont bien été localisées dans le Pas-de-Calais, notamment, par Michel Hollard, mais d'autres ont été préparées ailleurs. Les allemands en utilisent d'emblée de deux types : des "légères" à rampe d'acier, facilement réinstallables ailleurs, et des "lourdes" en béton, comme celle découverte à la chute de la poche de Cherbourg, comme celle du Château du Pannelier, ou à la Sorellerie, un hameau au nord-ouest de la forêt de l'Ermitage, près de la commune Du Mesnil au Val, une des 8 bases lourdes de V1 entourant Cherbourg , à peine à 10 km au sud-est de Cherbourg, dont on comprend mieux aujourd'hui l'acharnement allemand à conserver le plus longtemps le site loin des mains de l'adversaire. Deux personnalités la visitent le 1er juillet : les généraux Eisenhower et Bradley, qui sortent effarés par l'ampleur gigantesque du chantier de la base de Brix (Sottevast), et de ses dizaines de bétonnières gigantesques, qui devait devenir un site de lancement de V-2.
Tout a été prévu pour le lancement des V1 e V2 dans la région : des chemins de fer au parcours camouflé ont été installés et les réservoirs de péroxyde d'oxygène n'attendent plus que d'être installés. Il est évident que si ce complexe avait eu le temps de s'installer, l'issue de la guerre aurait pu sinon être changée, du moins largement différée. Des dizaines de rampes ont été préparées. Certaines ne sont ni en acier ni en béton : ce sont simplement des levées de terre, munies d'un rail de guidage, d'autres sont bel et bien bétonnées. Au "Wasserwerk N°2" de Brécourt, c'est tout un bunker gigantesque qui était en préparation que visitera en personne Henry Morgenthau Jr, le secrétaire au trésor du gouvernement Roosevelt. Visiblement, on craint tout cet étalage d'armes nouvelles. Les V-1 auraient carrément dûs y être lancés à partir d'abris enterrés. Les allemands, adroitement, ont réutilisé des galeries qu'avaient creusé les français dans les années 30 !
Ce qui avait été prévu à Cherbourg était tout simplement monumental nous dit l'excellent "voyage au pays des V1" : "La construction a commencé milieu année 1943 et devait normalement finir pour le 1 er octobre 1944, elle fut entreprise par l’Organisation Todt sous le système de construction « Erdschalung » pour l’armée de terre (Heer) car ce bunker était déstiné à l'assemblage et aux tirs des V-2 alors que Couville (Wasserwerk Cherbourg Bauwerk 8, 55 000 tonnes de bétons avec le même système de construction que Sottevast) et Tamerville (Wasserwerk Valognes Bauwerk 7, 55 000 tonnes de bétons) étaient pour la Luftwaffe ( les V-1 ). Le bunker devait faire 92 mètres de longueur pour 75 mètres de largeur, et 28 mètres de hauteur, le toit avait une épaisseur de 5 mètres, chaque mur faisait 4,5 mètres en moyenne avec des fondations de 2,5 mètres soit un volume d’environ 83 313 mètres cubes de bétons. Il faut en plus ajouter les 35 000 mètres cubes pour les installations annexes au bunker, comme les abris, voie d’accès etc… Soit un total de 118 313 m3". Bref, le gigantisme des installation découvertes n'annonçait rien de bon. L'inquiétude régnait alors chez les alliés.
L'importance des visiteurs des sites de Cherbourg indique en effet l'importance des découvertes des alliés. Il était moins une que ces sites meurtriers ne déversent leurs lots de V1 ou de V2. Parmi les visiteurs, un personnage fort particulier : c'est le général Wyman, qui visite les sites le 16 juillet 1944. C'est un "Army engineer" qui avait eu la responsabilité des équipements de Pearl Harbor qui s'étaient montrés défaillants, et il en avait été publiquement blâmé par les membres du Congrès US. Là, il comprend ce que signifie faire des préparatifs, sans doute. Comme un autre visiteur, bien plus prestigieux : Ce site, qui est le dernier des neuf grands sites dont la construction fut décidée, aurait représenté un réel danger pour l'Angleterre s'il avait pu être mis en service car, et combiné aux autres installations, il offrait un immense angle de tir : tous les ports et villes entre Southampton et la pointe de Cornouaille (dans un rayon de 270 km dans les terres) pouvaient être bombardés, ainsi que les zones industrielles de Bristol et Cardiff.Winston Churchill fut invité après la Libération à visiter entre autres le site de Brécourt. En arrivant au pied de l'édifice, il laissa tomber sa pomme et s'exlama : "Oh my God !" en constatant l'ampleur du chantier entrepris.
Depuis ce jour un pommier s'est développé au pied de la rampe de lancement, on l'appelle le Pommier de Churchill". Voilà pour l'anecdote, mais il y avait surtout de quoi inquiéter, donc, et les américains avaient réclamé au plus vite à leurs amis anglais des éléments de ces fameux V-1 pour les évaluer au plus vite. L'arrivée des radars américains de DCA SCE584 (des "gun-laying radar"), dont le premier exemplaire avait été utilisé à Anzio, en Italie, en février 1944, avait permis d'en abattre davantage en vol : un réel succès, avec 70% de succès des tirs lors de leur première semaine d'installation sur la côte anglaise, et 82% à la fin du mois de février. On tomba d'un V1 abattu par une centaine de tirs pour 2500 auparavant ! Dans les films de propagande allemande, la DCA était pourtant toujours décrite comme inefficace ! Mais, malgré de nets progrès, dûs au radars côtiers, la menace de leur nombre persistait. Il fallait donc réagir autrement, en essayant peut-être de mieux connaître les réactions de la machine sur laquelle on savait peu, étant par définition détruite avec sa charge chaque envol. C'est là qu'intervient un homme, Ezra Kotcher.
Kotcher est un ingénieur américain typique, tout droit sorti de l'Université de Californie et de l'Université du Michigan, qui a été très tôt un avocat de la propulsion par réaction, ayant été à la base du projet XP-59A, du Northrop X-79 et du Lockheed P-80. C'est un ancien formateur au Wright Field's Air Corps Engineering School, qui avait proposé un jour d'aller bombarder Tokyo directement des Etats-Unis par des Boeing B-17 qui auraient été ravitaillés en vol par des Consolidated B-24 ! C'est le responsable des renseignements de l'Air Technical Service et Engineering Division de Wright Field, Franklin O. Carroll, qui va lui proposer de mettre en œuvre son savoir neuf et sa passion pour les engins volants. A l'époque, déjà, des caisses de bois contenant des morceaux de V-1 sont déjà arrivés en Ohio (voir mes épisodes précédents !), et ont été dispatchés à Eglin Field, en Floride. Comme les éléments manquaient pour en tester, Franklin O. Carroll prit alors une décision surprenante, en demandant à Kotcher de laisser tomber les originaux pour fabriquer des copies intégrales de V1, auxquelles notre ingénieur s'empressera de faire quelques modifications pour les rendre plus faciles à mettre en place. L'esprit du fordisme allait à nouveau sévir. Le V1 étant déjà une sorte de FordT chez les drones, on aurait pu tout craindre.Or Kotcher fit à l'identique, ou presque.
Dès juin 1944, tout est déjà en place et tout s'accélère : le Département de la Guerre octroie 90 millions de dollars au projet, baptisé MX-544, et donne à l'ATSC la responsabilité de contacter Republic Aviation Corporation pour fabriquer l'appareil, sous la direction de Murray Berkow, et à la Ford Motor Company de faire un réacteur à air pulsé, l'avionique et le pilotage à distance étant confié à Jack and Heintz Inc. En attendant, à partir d'un mix de pièces parvenues d'Angleterre via Paul Dane, le responsable de l'Army Air Force, et de pièces nouvelles, Kotcher va tout d'abord se familiariser avec l'appareil. Le 12 octobre 1944, à Eglin Field, un tout nouvel appareil, déjà, est lancé sur une rampe de fortune : c'est le premier V1 totalement américanisé. Pendant que leurs collègues écrasent les derniers vestiges de rampes allemandes, les américains en ont déjà fabriqué des clones ! Chez Ford, on a copié l'Argus-Schmidt 109-014 qui propulse l'appareil, qui a été abondamment testé en soufflerie au Powerplant Laboratory de l'ATSC, sous la direction de Morton Alperin.
Faute de documents techniques sur les rampes, qui étaient mues par une catapulte avec piston à vapeur, (le Dampferzeuger, marchand au (T-Stoff et Z-Stoff)) éjecté au décollage en bout de course, Kotcher avait fabriqué la sienne, à partir de rails de chemin de fer posés sur un remblais de sable à 6° de pente, la seule indication qu'il possédait. Le décollage s'avérant fort laborieux (il fallait que le système de "clapets" du V1 puisse absorber assez d'air), il élabora un chariot "booster" à partir d''une roquette de typeTiny Tim, mais dont il ne trouva aucun exemplaire de disponible : on la réservait alors à l'envahissement du Japon, qui était toujours au programme. Il se rabattit alors sur la Monsanto Chemical Company, qui lui fournit deux boosters, puis quatre, capables de développer 1800 kg de poussée pendant quatre secondes seulement. Quand on sait faire de l'engrais, on sait faire de l'explosif (proverbe corse ?). Pour mieux tester l'engin à l'abri des regards indiscrets, on déménagea l'équipe de Kotcher à Muroc Dry Lake ; en plein désert de l'Utah (la base deviendra plus tard celle d'Edwards ). Les premiers vols posant problème, on rattacha à l'équipe l'éminent professeur de la NACA, Robert T. Jones, un aérodynamicien réputé.
Le V-1 de Kotcher avait subi quelques modifications. Pesant 2 270 kg, il était entièrement fait d'aluminium, contenait à l'avant une bombe T-8 de 900 kg et volait à 700 km/h à 60 mètres d'altitude seulement sur 240 km. Kotcher, au lieu du système d'aileron arrière qui déclenchait le plongeon du V1 avait choisi un système plus radical qui éjectait carrément les ailes, obligeant le "Loon", son surnom, à tomber. Ce n'est qu'en novembre 1944 qu'il fut présenté à la presse, avec à la clé de documents de propagande bien classiques. A cette époque, on en tirait déjà 2 par jour à Eglin ! Les engins étaient envoyés avec succès sur une cible pourtant située à 200 km de là... un performance que vint applaudir en personne Theodore von Karman, le responsable scientifique d'H. H. "Hap" Arnold : des personnes bien connues de nos lecteurs désormais... toujours en quête de leur "supériorité aérienne". C'est en novembre aussi qu'on se mit à les lancer de B-17 (n°43-39119) ou de Liberator, comme les allemands l'avaient fait de Heinkel 111. - (ils en lancèrent de cette façon 1176 !). Le but des recherches était toujours l'invasion du japon, toujours au programme, et il fallait bien trouver des vecteurs pour s'approcher avec les V1 copiés des côtes nippones.
En prévision de l'invasion du Japon, toujours prévue, donc, on relocalisa les tests sur la base de Wendover, dans l'Utah, où furent testées les "citrouilles de l'apocalypse". Mais les explosions nucléaires mirent fin au projet, après que Republic ait construit 1200 exemplaires de Loon. Au point de vu investissement, chaque bombe revenait à environ 25 000 dollars, soit la moitié d'un P-51 de l'époque. Avec le trop plein, la Navy sembla s'intéresser aux missiles pour bateaux, ou même pour sous-marins. Le 5 mars 1946, James Forrestal le secrétaire de la Navy approuvait des tests du Loon rebaptisé JE-2, à partir de submersibles de type Gato, les deux porteurs choisis étant le Carbunero (SS.337), et le Cusk (SS.348), munis d'un "hangar" cylindrique pour contenir au sec le "Loon", pendant que d'autres tests avaient lieu à Point Mugu, en Californie, ou le Cusk tira son premier V1 Loon le 12 février 1947. Les tests durèrent jusque 1950, essentiellement sur le guidage, le Cusk passant les commandes à une station terrestre par exemple, en plein vol. Le Loon aura à partir de là d'autres descendants appelés successivement Matador, Mace, Snark, et Navaho, le JE-2 de la Navy devenant plus tard le Regulus J et II. Kotcher sera récompensé de ses efforts en devenant en 1946 le premier directeur de l' U.S. Air Force Institute of Technology, jusqu'à ce qu'il devienne un des piliers des programmes des avions X-1 et X-2. En 1952, il sera nommé responsable des laboratoires de la Wright Field (Wright-Patterson) Air Force Base. Dans sa nécrologie officielle, nulle trace du V1... Etrange "oubli".
Venus en Europe pour en empêcher les effets dévastateurs, les américains avaient repris à leur compte l'usage du V1. Au même moment où ils pourchassaient les derniers, ils fabriquaient déjà les leurs : étrange paradoxe. N'ayant pas réussi à en ramener suffisamment chez eux, ils avaient décidé de faire comme les japonais, qu'ils voulaient attaquer avec cette technologie meurtrière. Les copier, sans beaucoup d'état d'âme, visiblement.
La référence sur le sujet est l'article "America's Second War Buzz Bomb" d'Aeroplane Monthly de Novembre 1976 signé Richard Hallion.
Une très intéressante visite de vestiges ici :
http://andre.sehet2.pagesperso-orange.fr/dedetextes/boiscoroy.htm
Des épisodes techniques intéressants ici (en allemand)
http://www.youtube.com/watch?v=ffjdgVU_RMQ&feature=related
http://www.youtube.com/watch?v=Kcup3W6uy_E&feature=related
http://www.youtube.com/watch?v=HQccOvNG_ZY&feature=related
http://www.youtube.com/watch?v=sfN50qB6h8Q
http://www.youtube.com/watch?v=-XiRkk4zYtU&feature=related
http://www.youtube.com/watch?v=iVwBMxItjdg&feature=related
http://www.youtube.com/watch?v=NXWSQ4clh7k&feature=related
la référence sur le V1 est ici
http://v1armedudesespoir.free.fr/index.htm
avec :
sur la séquence de décollage :
http://v1armedudesespoir.free.fr/un_tir.htm
une cartographie
http://v1armedudesespoir.free.fr/ete_44.htm
sur le Loon
http://v1armedudesespoir.free.fr/heritiers.htm
l'article sur l'archéologie d'un "Bumskopf", (un V1 d'étalonnage) http://v1armedudesespoir.free.fr/temoins_du_passe.htm#
tout sur les "Loons" ici :
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