L’union sacrée en France : une mise en scène fragile
Je lisais hier sur des blogs et dans quelques brèves sur le net que la France reconstruit son histoire. Je n’y crois pas. Il y a trop de tensions profondes non résolues, de choses prêtes à éclater à nouveau. Cette mise en scène pourrait rapidement tourner au vinaigre. C’est déjà commencé.

C’est commencé dans les propos de Luz et Willem que j’ai commentés il y a deux jours. C’est commencé dans les poursuites pour apologie du terrorisme contre Dieudonné qui a déclaré, dans l’esprit provoc de Charlie : « Je me sens Charlie Coulibaly ». Dieudonné, en voilà une bonne cible à faire taire au nom de la liberté d’expression !
Le clivage profond, peut-être irréductible, fruit de la mentalité fortement binaire de la culture française, est toujours prégnant, comme une matrice absolue et immuable. Les enjeux des uns et des autres sont amplifiés. Je lis par exemple sur un blog de gauche quelques remarques, dans la ligne de ce qui se dit aujourd’hui sur la left avenue. C'est le feulement intellectuel et moral de la France. Cela commençait pourtant bien le 7 janvier :
« La violence religieuse a encore massacré (...). Nous ne reculerons pas devant leur terreur. Des envoyés du Moyen-Âge... »
Français de passeport et élevés en France, mais envoyés du Moyen-Âge ? La France est donc un pays moyenâgeux ? Après cette première émotion que l’on suppose sincère le blogueur se reprend et retourne à la correctitude idéologique. Ainsi, le 12 janvier, les assassins sont devenus « des paumés ». Exit tout lien avec une supposée religion.
« Ça ne fera pas revenir nos amis exécutés par des paumés ».
Ils sont bons pour des paumés. Ils ont fait descendre la France dans la rue. Précisions sur ces pauvres gars :
« D'où viennent et comment arrêter ces victimes de nos sociétés que la misère, l'échec de l'école, la prison et leurs exploiteurs transforment en kamikazes ou en bombes vivantes ? »
Les bourreaux sont présentés comme des victimes. Voilà la novlangue. Un bon discours victimaire, classique. Un discours inversé, déraisonnable, de ceux qui humilient les musulmans et les personnes originaires d’un pays musulman en les infantilisant.
Mais il y a mieux. Les tueurs ne sont pas coupables. C'est nous (ou notre société) qui serions les coupables :
« Quand "l'économie" réïfiée sacrifie l'éducation, la justice et la réinsertion des petits délinquants au nom de la réduction des impôts et de la rémunération des actionnaires, c'est autant de bombes sociales qui nous explosent au nez, parfois des décennies après la mort des "coupables". »
Cela fait des décennies qu'on nous rabâche cette chanson. Non, nous ne sommes pas coupables. Les seuls coupables sont les auteurs de cet attentat ainsi que ceux qui les ont encouragés et préparés, et les responsables de l'idéologie qui justifie ces crimes, puisqu'il y a bien une idéologie derrière cela. Il ne s'agit pas de simples paumés. Il n’y a pas à leur chercher d'excuses. C’est intellectuellement et moralement dramatique de vouloir inverser les choses et de tenter de dédouaner ces tueurs.
Au fait, question éducation, on se demande comment leurs propres parents, leurs propres familles l'ont sacrifiée. Où étaient leurs pères et leurs mères, pour leur mettre une trempe quand ils ont commencé à déraper ou à ne pas respecter la France ?
Ce n’est pas fini :
« De plus en plus de journaux libres survivent - mal ! - par le bénévolat et les dons. Cette situation les confine à la confidentialité par rapport aux "fils de pub" et est une offense à la démocratie comme à la libre expression des opinions. »
Il n’y a aucune offense à la démocratie. Charlie ne se vendait plus. Il n’intéressait plus. L’attentat est une divine surprise pour le journal, qui va se relancer comme à la parade. Les morts rapportent.
Ou ceci :
« L’idée que les foules qui viennent les pleurer et défendre la liberté blessée par leur mort soient débordées par des politiciens, des officiels, des prêtres et des drapeaux est obscène. Les larmes n’ont pas à être polluées par ces charognards qu’ils combattaient et méprisaient. »
Ce petit côté Paris-Match aussi vaut son pesant de caramels mous ; le poids des mots est tel qu’on imagine celui des photos avec les morceaux de cerveaux collés aux vitres :
« Ils les ont tués parce qu’ils étaient sincères : ils ne pouvaient s’empêcher d’écrire et dessiner tout ce qui leur passait par la tête. Par les fibres fragiles de ces cerveaux extraordinaires dont les débris, noyés de sang, ont éclaboussé les murs et le sol de la salle de rédaction. »
Et pour montrer que l’on est du bon côté, on précise (plusieurs fois si possible) que l'on est amis avec les morts et les survivants. Admis dans le premier cercle en quelque sorte. Ayant vu de près ceux dont la cervelle orne désormais le papier peint (voilà une légitimité pas chère payée). Allez, un peu de narcissisme funèbre :
« La violence religieuse a encore massacré, parmi mes proches cette fois, dans l'attentat contre Charlie Hebdo. »
Ami proche des victimes, ou petite amie (contestée) d'un dessinateur comme Jeannette Bougrab le revendique : un nouveau statut émerge dans la légende passéiste, néo-bonapartiste qui s'écrit depuis une semaine. Un statut valorisant par la proximité de la mort. Un peu lugubre, mais enfin. La reconstruction de la story telling française vire au rétablissement rapide du discours antérieur au 7 janvier, à moins que ce ne soit un remake du Dîner de cons. Les « amis » des dessinateurs tués par cette branche armée de l'islam ont même entamé la Marseillaise, effaçant d'un coup tout Charlie dont l'irrévérence et le positionnement politique ne souffrent pas d'amalgame avec des institutions nationales et des concepts supposés « ringards ».
On leur taille une légende à la mesure du besoin des vivants sans savoir s'ils la méritent : être tué par un attentat n'est pas une action d'éclat au plan citoyen ni un certificat de la morale des sociétés. C'est seulement être victime, statut dont la gloire est aussi dérisoire qu'éphémère. Alors, Cabu au Panthéon comme certaines pancartes le demandaient dimanche ? Ce serait le comble du délitement de notre société, qui honore les victimes davantage que les héros. Une société qui est dans une telle confusion de ses propres valeurs qu'elle ne sait plus qui peut être récompensé par le Panthéon. Et, pour mémoire, quand on voit comment une femme écrivain de gauche, Catherine Clément que je citais récemment, demande qu'on ne parle pas de Zemmour, lui refusant son nom, ou comment d'autres demandent l'exclusion de Houellebecq, on se demande quelle liberté d'expression la gauche peut encore défendre. Elle ne fait qu'imposer son idéologie en accusant ses détracteurs d'être des racistes ou des machinphobes, manière de tuer les débats de société et de rendre toute parole suspecte et auto-surveillée ou auto-censurée.
Comble de l'indescriptible mélange des lignes politiques : même des religieux soutiennent Charlie. En même temps des amalgamistes réactivent déjà leurs stigmatisations de la pensée. La diversité intellectuelle n'est guère respectée. L’union sacrée n’était probablement qu’une parenthèse. C'est peut-être normal : de nombreuses choses doivent être dites maintenant, et mises à plat. La digestion de tout cela, qui comprend d'autres domaines annexes mais indissociables, sera complexe.
Pour l'immédiat Charlie réalise l'opération commerciale de son existence et le gouvernement est plébiscité dans un sondage. Quoi de mieux pour eux ?
Mais pour la fine bouche, voici comment Claude Sérillon a été viré de la télévision parce que Manuel Valls n’avait pas aimé les questions du journaliste à Lionel Jospin il y a quelques années.
Vive la liberté d’expression...
12 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON