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L’Université et la recherche « malades » de la spécialisation ?

 

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Le langage est la demeure de l’être

 

Le langage ouvre un « monde », avec des baies vitrées pour recevoir et diffuser la lumière des autres mondes, ou alors avec des persiennes et des meurtrières pour filtrer la lumière et défendre ses occupants contre une différence voire une vérité mettant en danger l’identité du groupe. La lumière est parfois alliée aux ténèbres.

 

La sécurité peut devenir dangereuse, comme la routine. Certain chemins tracent des voies vers l’inconnu, l’inattendu, l’inespéré. D’autres chemins reviennent sur les sillons des débuts et finissent par tourner et se refermer. La philosophie contemporaine donne l’impression d’un immense paquebot faisant des ronds dans l’océan.

 

L’homme est le seul étant à pouvoir ouvrir un Dasein, un cosmos dans lequel il transfigure un monde et se voit comme l’auteur de ce monde en sachant que d’autres auteurs y ont contribué. Mais tout est entremêlé. Etre soi et les autres en une seule ek-stase qui déploie, découvre, révèle un Dasein avec son histoire ! L’homme n’a pas toujours accès au Dasein dans sa plénitude partagée. Certains se croient seuls dans leur monde. Comme le disait Héraclite, les endormis pensent que chacun est dans son univers, les éveillés savent qu’ils vivent dans un Dasein unique. Cette unicité étant alors un problème ontologique à expliciter.

 

La rencontre entre individus se fait sous deux modes, l’un étant celui des convenances, des utilités, des échanges matériels, économiques, de services, de plaisirs, de tâches agréables ou pesantes. Ces échanges ne sont pas à dévaluer, ils contribuent au lien social. Le Dasein est un autre mode de relation. Les existences, les histoires, les essences se rencontrent, se confrontent, en dissemblance et ressemblance. L’homme grandit en essence, il rassemble les dissemblances. Mais les dissemblances sont une menace pour « ce » Dasein, son identité, son essence, son histoire. Le langage est ce qui relie ou délie les Dasein, les dissemblances. Le langage réunit ou désunit. Le désordre des langues a forcé les hommes à multiplier les Dasein et c’est l’interprétation ontologique (un peu forcée je dois avouer) que je donne au mythe de Babel.

 

 

La monodisciplinarité, ce « mal » de l’Université française

 

Dans le très sérieux webzine « Theconversation  », cinq doctorants ont signé une tribune sur la spécialisation outrancière des disciplines universitaires, avec comme levier principal la segmentation des recherches et enseignements en 75 sections de spécialistes. Un constat y est formulé :

 

« En France, la monodisciplinarité de la formation, du recrutement et de la progression des carrières des universitaires, ainsi que l’éloignement des campus les uns des autres n’encouragent pas l’échange entre les disciplines. Ces défauts potentiels s’expliquent par l’Histoire et l’organisation du système universitaire. »

 

Je ne suis pas certain que l’explication soit uniquement historique. Les raisons sont diverses, et notamment l’essence de la technique et la nature humaine qui pousse les groupes à se rassembler et s’emmurer. Cette formation de murs disciplinaires s’est aggravée comme l’indique ce constat établi par les signataires de la tribune :

 

« Les sections sont imperméables les unes aux autres. À aucun moment celles-ci ne communiquent. S’il existait dans le passé la possibilité de réunir au même moment plusieurs sections de façon à traiter des dossiers interdisciplinaires, cette possibilité n’existe plus depuis 2004 et l’instauration d’une conférence permanente des CNU (la CP-CNU), mise en place sous forme d’association, pour coordonner les actions des sections. Celle-ci a été remplacée en 2009 par une commission permanente. Depuis 2004, les réunions par « intersection », composées paritairement de représentants de deux sous-sections, d’une sous-section et d’une section ou de deux sections n’existent plus. »

 

Les enseignants-chercheurs sont obligés de se plier aux règles de la monodisciplinarité pour faire progresser leur carrière et accéder aux moyens alloués par l’institution. Ce qui n’empêche pas les travaux transdisciplinaires qui en quelques occasions sont pratiqués et reconnus sans que ce ne soit la règle. Les chercheurs ont conscience de devoir sortir de leur univers rétréci et de s’ouvrir aux autres approches et savoirs. Mais les instances régulatrices n’incitent pas à la mobilité disciplinaire :

 

« Des travaux inter- ou transdisciplinaires apparaissent de ce fait. Ainsi, si chaque laboratoire et par là même chaque chercheur doit défendre son intérêt propre et l’avancement de sa carrière sur une base monodisciplinaire de façon à satisfaire les exigences du CNU, il doit également apprendre à travailler en bonne intelligence avec les chercheurs d’autres disciplines et à ouvrir ses recherches en leurs directions. En revanche, cette pratique reste limitée aux chercheurs d’un même pôle (…) Même les chercheurs attachés à la monodisciplinarité sont amenés à s’ouvrir aux autres disciplines. En revanche, il y a d’autres enseignants-chercheurs pour lesquels cette recherche de pluridisciplinarité est voulue, mais elle n’est pas valorisée pour leurs carrières. De cette deuxième catégorie d’enseignants-chercheurs naissent des controverses visant le fonctionnement disciplinaire de l’Université et du CNU »

 

La recherche essaie d’éclore dans les transversalités mais l’institution pour des raisons diverses et connues, étouffe ces options ou du moins, elle ne crée pas les leviers pour laisser éclore ces pratiques qui sont nécessaires afin que les spécialités sortent de l’impasse et que la recherche ne se sclérose pas. Les chercheurs affiliés aux commissions finissent en effet par parler un même langage et constituent des Dasein qui ne se mélangent pas. Des systèmes clos au sens de Luhmann, dotés d’une identité précise et restreinte, avec des normes, des pratiques et un langage spécifique. Comme on le constate, les commissions du CNU œuvrent, au moins depuis une dizaine d’années, à la surveillance de la cohérence disciplinaire, soucieuses de maintenir l’homogénéité de leur spécialité en contrôlant autant que faire se peut les options alternatives voire dissidentes. Ce contrôle est de faible intensité mais il fonctionne efficacement, surtout lors des procédures de qualification pour être candidat sur les emplois publiés au JO.

 

 

Comment lutter contre la monodisciplinarité hégémonique ?

 

 La monodisciplinarité est à l’instar de la monoculture une pratique qui appauvrit son champ faute de s’enrichir par la diversité et l’hétérogène. La monodisciplinarité comme la monoculture présente un avantage dans le rendement sur le moment, l’efficacité et la puissance technique. Un outil disciplinaire parfaitement normé et maîtrisé offre plus d’efficace dans une production scientifique qui sera acceptée et évaluée selon les normes. Ainsi que dans la configuration d’un partenariat public privé. L’industriel aime bien les risques lorsqu’il peut les contenir dans une certaine limite. La monodisciplinarité présente des risques limités, plus aisément maîtrisables qu’une pratique transversale qui lorsqu’elle diverge, se place hors des normes de réalisation technique, finissant par devenir un objet de pensée au mieux conceptuel. Les recherches transversales n’ont pas vocation à être traduites en termes de savoir-faire et d’applications pratiques. Elles visent en premier lieu la connaissance de l’univers, de la matière, la vie, l’homme en société.

 

La monodisciplinarité réunit les disciplines au service d’un Dasein partagé, celui du développement productif et technique de la société. Celui d’un monde installé, avec sa puissance matérielle et technologique, ses effets, ses applications, ses influences réalisées par les moyens naturels et artificiels. La transversalité s’entrelace avec un autre Dasein qui se superpose au précédent mais ne partage pas ses règles. C’est le Dasein de la civilisation, de la communion des esprits. Ces deux Dasein ont des essences distinctes mais complémentaires, amenées à se mélanger. La monodisciplinarité et la transversalité se nourrissent l’une et l’autre. Ni l’une ni l’autre ne doivent être hégémonique. Pour la transversalité, cela ne risque pas, mais pour la monodisciplinarité, il y a du souci à se faire sur l’emprise des spécialistes, même si les chercheurs pénétré d’un sentiment d’enfermement se tournent vers d’autres horizons. Le progrès repose sur le mélange accordé des essences de différents Dasein, à l’image de l’orchestre dont les sons issus de chaque instrument produisent une symphonie.

 

Si un orchestre nécessite un auditorium pour produire le meilleur son, quelle serait l’institution adaptée au développement de la transversalité ? Compte tenu de la situation, il faut penser en dehors des structures conventionnelles. Même s’il est possible de faire coopérer les disciplines, l’histoire des Dasein monodisciplinaires est trop pesante, trop ancrée dans des pratiques et un état d’esprit, pour que germe puis émerge un Dasein transversal. Toute émergence est altérée par le bruit et favorisée par les communications. Il faut dédier de nouvelles institutions à la transversalité, naguère pratiquée par les savants du 20ème siècle jusque vers 1980, afin qu’elle puisse renaître, germer et émerger à nouveau.

 

L’Université a une double vocation, formation - application mais aussi connaissance, transmission, recherches pures. La monodisciplinarité ne répond pas à la seconde exigence. La pluridisciplinarité est néanmoins pratiquée en transgressant les normes des spécialités. Dans le monde industriel, la pluridisciplinarité n’a aucune difficulté à s’imposer. Permettant des approches efficaces et favorisant les inventions du futur, la pluridisciplinarité est prisée car elle permet de produire des choses et de ce fait, participe à la concurrence économique et à la croissance des entreprises et profits qu’elles dégagent. Les dirigeants d’entreprise considèrent les spécialités comme des outils qu’il faut faire fonctionner dans un dispositif cohérent. Elles ne reconnaissent que le résultat d’un travail en équipe composées de plusieurs spécialistes dont le travail n’est pas récompensé par quelque vingt universitaires mais par un salaire conséquent.

 


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2 réactions à cet article    


  • Ciriaco Ciriaco 2 juillet 2018 12:54
    Postulez chez Google ^^

    Je n’oublierais pas votre introduction dans votre conclusion, et serais bien plus préoccupé par l’extension économique extrême ces 20 dernières années dans le champ de l’être et de ses relations au monde, dont les caractères non seulement non dissociables mais constitutifs ne peuvent qu’alarmer tout individu un peu averti ; je parle en effet ici d’être-objet en devenir, une question au sujet de laquelle je vois mal comment une philosophie et une connaissance ne pourraient pas choisir le camp de la dénonciation.

    • alinea alinea 2 juillet 2018 14:22
      L’être n’est pas superposé à l’étudiant, puis au chercheur ! si, pour être excellent, il faut réduire l’angle de ses recherches et y rester collé, pour être riche intérieurement, il faut tout le contraire.
      La fac n’est pas le tenant et l’aboutissant d’une vie, juste d’une carrière où se mêlent ambition et arrivisme !
      Je connais tellement de gens qui n’ont pas pu tenir cinq minutes dans ce foutoir que, je l’avoue, je me fiche un peu de la dégringolade dont les échos m’arrivent, de cette usine à produits finis prêts pour l’exportation.
      Cette boîte où se sèment encore des graines d’ambition payent, littéralement, des doctorants contre maigres contributions, mais on ne leur offre pas la possibilité d’exercer ici leurs talents une fois tamponnés leurs papiers !
      On apprend tellement plus dans la vie qu’on peut laisser en l’état cet oripeau qu’est devenue l’Université, cela ne m’empêchera pas de dormir !

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