La 5e République et les lois d’opinion
La 5e République est née il y a plus d'un demi-siècle, au paroxysme de la confrontation démocratique entre une conception catholique et rurale de la société, venue du fond des âges et qui imprimait encore sa marque à la loi républicaine, et la conception révolutionnaire née des "lumières", porteuse alors d'un avenir où nous sommes aujourd'hui plongés. Ces deux conceptions antagonistes jouaient l'une contre l'autre un bras de fer implacable dont procédait le débat démocratique.
1 - Première époque - L'extinction du christianisme
Divorce, avortement, contraception, pornographie, stupéfiants, licence artistique et littéraire, droits et protection de l'enfance : En 1960, les lois portant sur ces questions demeurent soumises à la doctrine sociale de l'Eglise, fondée sur le droit naturel, lui-même issu du thomisme, mais sont au coeur d'un débat acharné, et les tenants du grand changement disposent, en vue de faire bouger les frontières morales, d'un argument majeur : la liberté d'expression, démocratiquement irréfutable, au nom de laquelle ils proclament leur indignation, ou utilisent la dérision pour saper les valeurs à faire tomber.
C'est grâce à cette liberté d'expression, consusbstantielle du principe démocratique, qu'ils ont pu remporter toutes leurs belles victoires, sous le regard médusé d'une Eglise d'autant plus paralysée qu'un puissant camp de la trahison s'y était sournoisement lové.
Toutefois, en 1960, la France est encore sous forte influence catholique, malgré la permanente vocifération des "rouges" aussi bien dans les "masses populaires" (vulgarité méprisante de l'expression !) que parmi les "élites", fraîchement grossies de bataillons constitués de petits-enfants de paysans illettrés, hissés, grâce au désir d'ascension sociale de leurs parents, jusqu'au rang de professeur ou d'ingénieur.
Karl Marx
Ces bataillons d'étudiants montés à la ville, sur tous les campus, dans toutes les écoles, Karl Marx les attendait à l'entrée - du moins, ses auxiliaires. Et si intelligents que fussent ces jeunes gens, ils manquaient cruellement de recul philosophique pour résister aux séduisants syllogismes du barbu international : Leur bagage philosophique, c'était surtout le catéchisme du curé de leur enfance, généreux à souhait : Le devoir de charité et l'élan devenu naturel d'un coeur compatissant par devoir, leur imposaient de tendre l'oreille avec bienveillance à toutes les billevesées qu'on voulait leur faire avaler et, en matière de dialectique, ils n'étaient pas armés pour se défendre, d'autant que, si leur rempart était la foi, celle-ci ne peut s'opposer à la philosophie que par des arguments transcendants, que la philosophie nie par principe, son primat fondamental étant que nulle sagesse ne vaut que de l'examen maïeutique.
Tel un Emmanuel Leroy-Ladurie 1, ils tombaient donc comme des mouches dans l'escarcelle du "prolétariat" et, s'ils avaient pu faire interdire au petit peuple de voter, la France eut adhéré à l'Union Soviétique dès l'avènement de la 5e République. La philosophie achevait ainsi d'étouffer l'influence traditionnelle de la théologie, la France était donc prête à basculer, d'autant que Sartre, ce Voltaire auto-proclamé du troisième quartier du siècle, vendait à la criée un gauchisme tonitruant, d'une part par ambition voltairienne, bien sûr, mais aussi parce qu'il avait à se faire pardonner un comportement sous l'occupation 2 dont le moins qu'on puisse dire est qu'il ne fut pas des plus exemplaires.
Ouverture du concile Vatican II le 11 octobre 1962
Couronnement de ce mouvement d'encerclement, le concile Vatican II vint achever de faire céder la digue qui contenait encore un peu le torrent des possibles : ce concile surréaliste fit voler en éclat toutes les gardes d'une Eglise épuisée et déroutée par deux siècles d'attaques aussi incessantes que venimeuses, troquant la prosternation devant Dieu pour une idolâtrique vénération de l'homme 3. Cela fut d'autant plus net que le ver était dans le fruit, les théoriciens des ennemis de l'Eglise 4 ayant décrété depuis longtemps que la façon la plus efficace de la détruire, c'était d'en prendre les commandes. Ce qu'ils n'avaient point omis de faire.
De là, mai 1968 coule de source : on rend ensuite un dernier hommage au Christ, sans omettre bien entendu de prendre soin que cet hommage le tourne en ridicule, faisant de Jésus un personnage hagard aux idées vagues, ami des fumeurs de joints couchant dans l'herbe... Jolie campagne artistico-médiatique menée de main de maître depuis Hollywood, et dès 1978, les églises catholiques sont aussi vides le dimanche qu'elles étaient pleines en 1958 : En vingt ans à peine, coïncidant avec la propagation de la télévision jusqu'aux couches les plus modestes, le corpus spirituel français fut dévasté aussi efficacement qu'une forêt amazonienne transpercée par une armada de bulldozers.
2 - Deuxième époque - L'avènement du socialisme
Nous voici donc en 1980 : La "Grand Oeuvre" matérialiste peut, cette fois, vraiment commencer ! Pour fêter cela, on évacue la vieille garde gaulliste qui, quoique volontiers progressiste elle aussi, se montre plutôt réticente à la thèse du débridage incontrôlé, et l'on catapulte alors à l'Elysée le Grand Tartuffe qui, à peine élu, fait ôter les missiles des avions Dassault lors de sa visite au salon aéronautique du Bourget, en juin 1981 : "Cachez ces missiles que je ne saurais voir !". Le ton est donné, et pour bien comprendre Mitterrand, il suffit de relire Molière...
Tartuffe et Elmire
Le grand refrain est entonné : "Nous vous apportons la lumière, nous sommes venus mettre fin à l'ère des ténèbres !" 5. La grande inversion morale peut commencer : Le mal, c'est le bien et le bien, c'est le mal. La prophétie de George Orwell 6 peut enfin prendre corps. Cela tombe bien, nous sommes juste avant 1984 ! La culture est djacklanguisée, c'est à dire fortement saupoudrée de démagogie grossière et de vulgarité salaçoïdale, tout le monde devient "Chevalier des arts et des lettres" sauf, bien sûr, ceux qui ont l'impudence de détenir dans leur science encore quelques mérites : On encense les filets de voix miraculeusement rendus audibles par la fée électricité, mais on renvoie les mains vides les artistes authentiques, ceux qui ont trimé jour et nuit pour atteindre le Nirvânâ de leur instrument.
Toute considération religieuse est désormais réfutée par avance : Nous sommes entrés dans l'ère de la "laïcité" ! Ah ! La laïcité ! Mot magique : Mais quel sens a-t-il au juste ? Le vrai sens de ce mot n'est nullement un devoir d'hostilité à la religion, mais il signifie simplement que l'autorité judiciaire est tenue par des civils, et non par des clercs : Cela ne signifie donc pas l'anéantissement du clergé ni la disparition de la religion, dont rien n'interdit aux laïcs de consulter la sagesse pour éclairer leurs jugements.
Donc, l'acception haineuse qu'a prise ce vocable de "laïcité" depuis une vingtaine d'années n'est pas conforme au sens originel du terme. Mais c'est bien normal, car la digue déjà mentionnée, quoique ravagée, présente encore deux ou trois rangées de pierres, qui ont le don d'énerver ceux qui aimeraient qu'on oublie même qu'elle ait jamais pu exister...
Au passage, on mélange avec soin les peuples, obligeant des valeurs divergentes à cohabiter, forçant les autochtones à oublier leurs codes traditionnels, devenus incompatibles avec l'accueil forcé de certains éléments qui les considèrent comme des ennemis, de méprisables mécréants qui doivent être châtiés et qui, eux, refusent obstinément de troquer leur livres sacrés pour la philosophie du jouir-sans-entrave qui embrase l'homme nouveau, prophétisé par Marcuse 7, auxiliaire versatile de la pensée freudo-marxiste ambiante.
La société devient donc une poudrière : Cela justifie, qu'après avoir hurlé contre la censure, on en rétablisse une plus insidieuse encore que la précédente, par une avalanche de lois qui tombent au pas cadencé pour interdire successivement toute sorte d'opinions, obligeant l'âme individuelle à entrer petit à petit dans un moule qui la surprend un peu, puisqu'à chaque nouvelle violation de son libre-arbitre, on lui affirme que c'est au nom de la liberté qu'on lui impose une nouvelle loi d'opinion ! Et re-voila Orwell : La Liberté, c'est l'esclavage !
3 - Troisième époque - Et maintenant, la programmation des cerveaux par la loi.
Attendu que nous sommes censés vivre en démocratie,
Attendu qu'en démocratie, tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits,
Attendu que les gouvernants démocratiques ne sont pas une élite d'essence supérieure choisie par la main divine, mais de simples mandataires à qui le peuple souverain confie momentanément son intangible pouvoir,
Je voudrais donc commencer aujourd'hui à rééduquer mes frères égarés, non ceux qui, comme moi, occupent dans la société un échelon insignifiant qui les met à l'abri de la tentation de se laisser aller à l'abus de pouvoir, puisqu'ils n'en ont aucun, mais ceux, beaucoup plus prestigieux, qui exercent effectivement le pouvoir, et durant toute leur vie adulte, encore, en sorte qu'ils finissent parfois par oublier qu'ils ne sont que nos mandataires : Jacques Chirac a participé au gouvernement de la France presque sans interruption de 1962 à 2007, et François Mitterrand de 1944 à 1995...
François Mitterrand
Par un beau soir de 1992 à la télévision, lorsqu'un journaliste lui demanda s'il n'aurait pas dû faire un referendum pour l'abolition de la peine de mort, c'est sans doute la morgue et l'enflure qu'entraîne invariablement le trop long exercice du pouvoir, qui fit faire à Mitterrand cette réponse hallucinante : "C'est une question trop grave pour être confiée au peuple". Euh ? Qui était donc François Mitterrand ? le Guide ? Le Führer ? le Caudillo ? Le Duce qui éclaire un peuple infantile ? Ou bien le président mandaté par le peuple souverain ? Il semble bien qu'il ait fini par s'établir dans son esprit quelque fâcheuse confusion à ce sujet...
Car les élus, dans l'isoloir, sont strictement mes égaux, mais en tant qu'ils exercent le pouvoir, notez bien qu'ils sont mes subordonnés, si paradoxal que cela puisse paraître : Je suis le peuple, ils sont mes mandataires. Certes, ce sont eux qui signent les traités, les décrets et les lois, mais c'est en mon nom qu'ils le font, et parce qu'ils se sentent dignes de ma confiance : Ainsi, nous sommes un peuple, et chacun joue son rôle en harmonie : Moi, en souverain, je délègue, et eux, en ministres, ils gouvernent.
Tout cela est très bien. Là où ça ne va plus, c'est lorsque le délégué vient donner des leçons à celui qui l'a mandaté : Voilà qui est fort incongru, en effet, et, en tant que membre du peuple souverain, mon devoir est de rappeler à l'ordre le gouvernant qui vient me faire la leçon sur des sujets où il n'a rien à dire : Je veux parler des opinions. La liberté d'opinion est le droit le plus fondamental de la démocratie. Tout simplement, si l'on enlève ce droit, la démocratie n'existe plus.
Or, pour des motifs tout à fait contestables, voilà que tombent, depuis 1972, des lois pour me dire ce que je dois penser : Ce que je dois penser des Juifs, des homosexuels, de l'avortement, des régimes politiques qui se sont succédé dans l'histoire européenne ; bientôt, on le sent, ils voudront m'imposer ce que je dois penser de l'Islam, de la délinquance, de l'eugénisme, de la pornographie, des manipulations génétiques, et la liste s'allongera jusqu'à faire de nous des citoyens qui penserons tous la même chose, sous peine de graves sanctions.
L'assemblée nationale
Ce n'est pas un crime d'être hostile à une doctrine particulière : La liberté n'est pas seulement le droit d'approuver, c'est aussi le droit de réprouver et de combattre en paroles. C'est même un devoir, pour l'homme éclairé, de s'opposer à ce qui conduit aux ténèbres : Si, par exemple, une religion estime que voler, cela sous-entend que la personne lésée soit un coreligionnaire, mais que voler un impie n'est pas voler, il est louable de combattre cette religion, car elle n'est de fait qu'une doctrine de voyous sous un masque de spiritualité. Si une religion estime que violer la femme d'un mécréant n'est pas un viol mais le juste châtiment que mérite cette femme pour prix de son impiété, il est lâche et vain de ne pas combattre cette religion, car elle procède de pensées proprement infernales.
Or, l'Etat moderne ne veut pas se mêler de ces combats : C'est normal, puisqu'il feint d'ignorer les religions, prétendant qu'il ne peut discerner si d'aucune est meilleure qu'une autre - bien qu'il ait, curieusement, jugé utile de favoriser la religion juive, puisque celle-ci est rendue sacrée, en quelque sorte, par les lois Pleven(1972) et Gayssot(1990), tandis qu'on peut faire jeter des étrons au visage du Christ par des enfants de dix ans, ou venir uriner sur l'autel de Notre-Dame, et l'Etat fait aussitôt taire ceux qui protestent, au nom, bien sûr, de la liberté d'expression : Moi, peuple souverain, j'en profite pour réclamer aux ministres capables de ce genre d'interprétations, de publier une définition claire de la liberté d'expression, que nous puissions examiner et à laquelle nous puissions nous référer en toute circonstance après l'avoir approuvée, afin de nous assurer qu'il n'y a pas, dans l'interprétation de cette liberté, quelque maladroite tendance à faire deux poids, deux mesures...
Ce qui rend impossible la liberté d'opinion, c'est l'entrave matérielle : La violence, le vol, le meurtre, la calomnie. Voilà ce que l'Etat a le devoir de juguler, car il doit être garant de la liberté de chacun. Mais pour ce qui est des doctrines qui sous-tendent la vie de la nation, pour ce qui est des moeurs, pour ce qui est des idées et des opinions, un ministre ou un président ne sont pas des rois mandatés par le ciel, et ils n'ont donc nulle compétence supérieure avérée en ces matières, il se trouve même assez souvent qu'ils révèlent, par leur vie privée, un sens moral quelque peu émoussé qui rend plutôt contestable qu'ils aient ensuite l'audace de s'ériger en donneurs de leçons.
François Hollande au scooter
De fait, le gouvernant démocratique est un technicien de la chose publique, qui doit prendre en compte les orientations de la majorité en se gardant de léser les droits fondamentaux du camp adverse. Rien d'autre. Il n'est en rien qualifié pour faire la morale à ses concitoyens, il est même requis qu'il leur demande leur avis dès qu'il existe le moindre doute que l'orientation qu'il va prendre soit contraire à l'avis de la majorité.
Je suis un homme libre, car je suis souverain de ce pays, tout comme nous tous, bien entendu, par conséquent j'entends que l'on m'interdise, comme à tout un chacun, le vol, la calomnie, la violence et le meurtre, car la liberté est sacrée et elle est due à tous, et l'entrave matérielle est la violation de la liberté, mais pour le reste, je me déclare libre de penser et déclarer ce que je veux au sujet du judaïsme, de l'islam, de l'homosexualité, de l'avortement, du cinéma italien, des musiques populaires, de la littérature américaine ou de tout autre sujet : Nul ministre ou député n'est autorisé, sous prétexte que l'administration du pays lui a été temporairement confiée, à profiter de son passage au pouvoir pour amputer ma liberté par une loi d'opinion parfaitement scélérate, car en parfaite violation de la constitution la plus fondamentale de la démocratie.
Il est symptomatique, entre autres, que le vocable "discrimination" soit devenu péjoratif, alors qu'il désigne l'opération critique la plus positivement élémentaire que doive naturellement exercer l'intelligence humaine : C'est mon droit d'approuver ceci et de réprouver cela. L'Etat peut, s'il le souhaite, par souci technique d'impartialité, s'imposer la plus grande neutralité dans ses choix, mais il n'a en aucune façon le droit moral, en démocratie, d'exiger cette neutralité de l'individu pensant.
Et quand de soi-disant démocrates se laissent aller à rédiger ou voter de telles lois d'opinion, c'est qu'ils ont sombré dans la démagogie : Ils savent qu'ils violent le principe même qu'ils prétendent défendre, ce qui fait d'eux des hommes fourbes, ou s'ils ne le savent pas, c'est qu'ils sont des insensés : Dans ce cas, la démocratie se trouve bafouée d'être livrée à une majorité qui n'est qu'une collusion de fourbes et d'insensés : Cette collusion, nous devons la récuser, en exigeant, plutôt que le vote de nouvelles lois d'opinion, l'abrogation de toutes celles qui existent déjà.
Michel Brasparts.
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1. Voir "Paris-Montpellier P.C.-P.S.U. 1945-1963", Emmanuel Leroy-Ladurie
2. Contre-histoire de la philosophie - vol.20 - Camus, Sartre, Beauvoir , Michel Onfray, 2011
3. " Reconnaissez-lui au moins ce mérite, vous, humanistes modernes qui renoncez à la transcendance des choses suprêmes, et sachez reconnaître notre nouvel humanisme : nous aussi, plus que quiconque, nous avons le culte de l’homme " Paul VI, discours de clôture du concile Vatican II, 7 décembre 1965.
4. "Une immolation se prépare... La papauté succombera sous le couteau sacré que forgeront les pères du dernier concile", ex-chanoine Roca, "Glorieux centenaire", 1889.
5. Jack Lang, discours d'inauguration du Centre d'Action Culturelle, Saint-Brieuc, juin 1982.
6. "Nineteen-eighty-four (1984)", George Orwell, 1949.
7. "Eros et Civilisation", Herbert Marcuse, 1955.
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