N’ayant pas lu le livre dont les médias ont assuré la publicité avant même qu’il fût disponible, on ignore quel usage précis l’auteur fait de ce titre. Mais peu importe ! On souhaite seulement que la formule « la carte et le territoire » devienne familière aux oreilles du plus grand nombre car elle illustre une des règles cardinales de « la relation d’information » qui contredit la mythologie médiatique inculquée quotidiennement.
Paul Watzlawick, un des représentants de l’École de Palo Alto, est un de ceux qui ont contribué à répandre cette image lumineuse - « la carte et le terrain » - pour aider à comprendre la perception de la réalité qui est seule accessible à l’homme du fait qu’elle transite obligatoirement par les canaux de médias déformants.
1- Les médias de masse
Longtemps le mot « médias » a été affecté aux seuls moyens collectifs de diffusion et de réception de l’information qui visent un grand nombre de récepteurs. Ainsi presse, radio, télévision et Internet sont-ils appelés des « médias de masse ». Et comme tous médias, ils exercent des contraintes qui laissent des empreintes profondes sur l’information traitée.
- Les ressources économiques considérables qu’ils nécessitent, faut-il le rappeler, font, par exemple, que ces médias de masse ne peuvent appartenir qu’à des individus ou des groupes richissimes ou des collectivités qui obéissent comme tout le monde au même « principe fondamental de la relation d’information » : nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire. On imagine tout de suite le filtrage sévère qui résulte de cette autocensure dictée d’abord par la survie.
- Ces ressources peuvent provenir encore d’une source patrimoniale auxiliaire qu’est la publicité. Et les annonceurs obéissent pareillement au même principe de la relation d’information ; ils ne sauraient pas davantage accepter que le journal qui diffuse leur publicité, pût critiquer leur produit dont ils vantent les vertus.
En somme, du seul fait de l’autocensure ou de la censure de leurs propriétaires et de leurs annonceurs publicitaires, ces médias collectifs constituent des filtres déformants qui modifient à leur guise la perception de la réalité.
2- Les médias personnels
Mais on oublie souvent qu’ avant ces médias de masse, il existe d’abord des « médias personnels ». Ce sont ceux qui s’interposent par définition entre l’individu et la réalité. On en compte plusieurs qui sont disposés en série :
* les premiers sont évidemment les cinq sens avec leurs infirmités naturelles puisqu’ils n’ont qu’ un champ de perception limité : l’œil humain ne voit pas le rayonnement infra-rouge, par exemple ; de même l’oreille humaine ne perçoit pas les ultras-sons. Les individus peuvent, en outre, connaître des malformations natives : certains confondent des couleurs, par exemple.
* Aux cinq sens s’ajoutent les deux types de langage : le langage analogique avec l’apparence physique, les gestes, les postures et les images qui les représentent, et le langage digital ou arbitraire des mots, celui qui permet l’écriture et la lecture de cet article et qui implique l’apprentissage d’un code. À ces langages se joint celui des silences, puisque, « qui ne dit mot consent », dit le proverbe, par exemple.
* Enfin le cadre de référence de chacun est un autre « médium » par lequel est interprétée l’information disponible à la lumière de l’expérience, de la culture, des goûts et des aversions acquis par chacun au cours de son histoire personnelle.
Un accès non à « un fait » mais seulement à « la représentation d’un fait »
Ainsi, quand une information parvient par un écran de télévision, un haut-parleur de radio ou une page de journal, a-t-elle franchi un nombre considérable de filtres qui peuvent avoir sensiblement modifié la réalité qu’elle livre : aux médias de masse s’ajoutent en série les médias personnels de leurs utilisateurs, à la diffusion comme à la réception. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’on n’accède jamais à « la réalité », mais uniquement à « une représentation de la réalité ».
Paul Watzlawick a coutume d’illustrer cette analyse abstraite qui peut être rebutante, par une image concrète, celle de « la carte » et du « terrain ». Si « le terrain » - ou « le territoire » selon le mot de l’auteur à succès - symbolise « la réalité », « la carte » correspond à « la représentation de la réalité » qui parvient à l’individu après avoir transité par les multiples filtres médiatiques « interposés » entre lui et la réalité.
Paul Watzlawick n’est pas le premier à avoir attiré l’attention sur cette dangereuse illusion qui fait croire que l’on accède « directement » à la réalité parce que les médias finissent par se faire oublier. Combien de fois n’entend-on pas, en effet, les médias vanter leurs émissions « en direct et en public », par exemple, ou « en live », selon un argument d’autorité emprunté au jargon de la première puissance du monde ? On sait que Magritte avait, dès les années 20, peint une pipe et une pomme avec inscrit en légende sur chacune des toiles l’avertissement suivant : « Ceci n’est pas une pipe », « Ceci n’est pas une pomme ». Non, ce n’étaient que « les représentations d’une pipe et d’une pomme » qu’on ne pouvait ni fumer ni croquer.
Des médias obstinés dans l’erreur
Or que s’obstinent à faire croire les médias à longueur de temps ? Ils prétendent distinguer le « fait » et même le « fait brut » du « commentaire », et donc énoncer directement des « faits ». Comment le Petit Robert (1998) définit-il lui-même le mot « information » ? « Fait ou jugement qu’on porte à la connaissance d’une personne, d’un public, à l’aide de mots, de sons ou d’images ». L’image de « la carte et du territoire » enseigne au contraire qu’ « une information » ne peut être qu’ « une carte », c’est-à-dire « la représentation d’un fait, plus ou moins fidèle à la réalité, qu’on cache, livre volontairement ou extorque ». Et quand on est ainsi conscient de l’effet déformant des filtres médiatiques par lesquels transite l’information jusqu’à soi, on est amené à chercher des moyens correcteurs pour tempérer la déformation qu’elle peut avoir subie.
On a beau faire, on ne peut jamais rapporter avec soi « le terrain ou le territoire » où l’on s’est rendu ou qu’on observe : on n’en établit tout au plus qu’ « une carte plus ou moins fidèle » qui va du croquis à la photo satellitaire. Ainsi, le tintamarre que les médias ont fait autour de la sortie du livre de l’auteur à succès, peut-il faire croire au génie de l’œuvre qui justifierait cet agenouillement universel. Heureusement, le titre du livre est là pour le rappeler : il ne faut pas confondre « la carte et le territoire ». Par ce tapage publicitaire, les médias ne livrent tout au plus qu’ « une carte », c’est-à-dire « une représentation de ce livre et de son auteur » et non « le territoire » qui, lui, peut être plus ou moins proche ou au contraire fort éloigné de la représentation qui en est donnée. Paul Villach
(1) Il a été invité à venir faire la promotion de son livre « en direct » au journal de 20 heures de la chaîne publique France 2, mercredi 8 septembre 2010. Il a « la carte », auraient dit Jean-Pierre Marielle et Philippe Noiret. Mais il s’agit ici d’une "carte" différente de celle dont parle le titre du livre : elle désigne la faveur irrationnelle préférentielle rencontrée par certains artistes heureux auprès d’un microcosme de gens influents qui, tenant de grands médias, assurent à la moindre production de leurs protégés un retentissement maximal : « (Ils assurent) aux porteurs (de la carte), disait plus crûment Philippe Noiret, que quoi qu’ils fassent, pour leur plus petit pet, il y (aura) de l’écho ».