La Chine et la guerre en Ukraine : qui trop embrasse mal étreint
Les développements récents de la guerre en Ukraine sont devenus un casse-tête pour la politique étrangère de la Chine pourtant réputée pour sa maîtrise en la matière. Face aux pressions internationales demandant à Pékin d'influencer les choix de Moscou et à la difficulté pour évaluer les rapports de force, surtout après la mésaventure rocambolesque du groupe Wagner les dirigeants chinois ont du mal à se positionner de manière à préserver avant tout les intérêts nationaux de leur pays, ce qu'on ne peut pas leur reprocher.
Les diplomates chinois ont exprimé des positions contradictoires :
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en avril, l'ambassadeur de Chine en France, Lu Shaye, a remis en question le statut des anciens pays soviétiques dans le droit international, laissant entendre que l'Ukraine n'était pas un État souverain. Le ministère chinois des Affaires étrangères a rapidement désavoué ces propos.
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en mai, l'envoyé spécial du gouvernement chinois Li Hui, ancien ambassadeur chinois à Moscou et représentant spécial pour les affaires eurasiatiques, a tenté de convaincre des responsables en Pologne, en Allemagne, en France et dans l'Union européenne qu'ils devaient reconnaître les territoires ukrainiens occupés comme appartenant à la Russie afin de parvenir à un cessez-le-feu.
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un mois plus tard, Fu Cong, l'envoyé chinois auprès de l'UE, a déclaré que Pékin pourrait soutenir l'objectif de l'Ukraine de récupérer son intégrité territoriale sur la base des frontières de 1991 - y compris la Crimée, qui est occupée par la Russie depuis 2014.
Ces atermoiements laissent penser, pour le moins, que la Chine n'a pas trouvé de formule cohérente durable pour faire face à la situation instable de cette guerre et, paradoxalement, le fait d'adopter une approche ambiguë est le choix le plus prudent face à des réalités géopolitiques complexes, même si ce choix paraît irrationnel.
Pékin s'est toujours abstenu de participer à la condamnation ou aux sanctions internationales menées par les membres de l'OTAN contre la Russie, en attribuant même la responsabilité du déclenchement de la guerre au camp "occidental" et à son expansion volontariste en Europe de l'Est et dans les pays baltes. Les médias chinois ont qualifié la guerre d'« opération militaire spéciale », en reprenant la formulation des Russes. Puis, quand l'armée russe a dû faire face à des revers et geler ses positions, les mêmes médias ont commencé à parler de « conflit », mais ils ont toujours évité d'utiliser le terme d'« invasion ». Les responsables chinois, eux, parlent de « crise ukrainienne ».
Cela ne signifie pas que la Chine ait pris parti pour la Russie. Une série d'actions diplomatiques, telles que le refus de fournir de l'aide et des armes à la Russie, l'offre d'environ 1,57 milliard de dollars d'aide humanitaire à Kiev et le vote de la Chine en faveur d'une résolution de l'ONU mentionnant « l'agression » de la Russie contre l'Ukraine", entre autres , montrent la volonté de Pékin de maintenir un équilibre pour le moins problématique entre les différentes parties impliquées, ce qui est différent de la "neutralité" puisqu'on peut observer des actions concrètes. Cette stratégie du "push-pull" apparaît clairement dans un document officiel publié par le ministère chinois des Affaires Étrangères, qui a affirmé que la position de Pékin sur le conflit offrait des propositions de paix en 12 points, notamment « respecter la souveraineté de tous les pays », « cesser les hostilités », « reprendre les pourparlers de paix », « protéger les civils et les prisonniers de guerre », et « assurer la sécurité des centrales nucléaires ».
Le camp USA-UE a estimé que cette déclaration était nulle et non avenue, car elle ne dénonçait pas les "crimes de guerre" du Kremlin et ne demandait pas le retrait de l'armée russe des territoires ukrainiens occupés.
Les tensions entre la Chine et les États-Unis rendent pratiquement impossible pour Pékin d'établir rapidement un consensus avec Washington concernant l'invasion russe de l'Ukraine, même si les relations paraissent s'assouplir puisque, après moult péripéties, Blinken s'est finalement rendu en Chine il y a trois semaines, suivi par la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen la semaine dernière. Pour autant, il ne faut pas s'attendre à ce que les relations sino-américaines soient au beau fixe à court terme, car de nombreuses divergences subsistent sur Taïwan, les "échanges" commerciaux, la haute technologie, la "sécurité" en mer de Chine, etc. Pour ce qui concerne la question ukrainienne en particulier, la Chine réprouve l'attitude péremptoire, pour ne pas dire accusatrice, du camp occidental qui lui demande de jouer un rôle plus influent. Il est d'ailleurs d'autant plus difficile pour les dirigeants chinois de s'engager dans une médiation de la guerre en Ukraine d'une manière qui plaise à Washington qu'ils ne voient pas d'efforts réciproques de la part de leurs homologues pour régler les différends existants entre la Chine et les États-Unis et/ou l'Union européenne. Ils craignent également que des décisions précipitées n'aient un impact sur leurs relations avec la Russie. Du point de vue de Pékin, quel qu'il soit, le résultat de la guerre russo-ukrainienne apportera à la fois du positif et du négatif. La victoire partielle ou complète de Moscou conforterait son rôle de puissance militaire de premier plan en Eurasie, ce qui renforcerait la quasi-alliance entre la Russie et la Chine et pèserait lourd dans les rapports de force géopolitiques et compte tenu des relations froides, même si elles ne sont plus glaciales, entre la Chine et les États-Unis, il est compréhensible que Pékin maintienne des liens positifs avec Moscou pour se prémunir contre les risques politiques et économiques, potentiels mais non prédictibles.
En même temps, une Russie renforcée par une victoire pourrait poser des problèmes de rivalités territoriales à Pékin, héritages d'une longue, très longue histoire. La relation sino-russe est loin d'être aussi sereine qu'il y parait. La rivalité entre ces deux géants qui abritent d'énormes réserves de gaz naturel et de pétrole, s'est intensifiée. Le premier sommet Chine-Asie centrale qui s'est tenu les 18 et 19 mai à Xi'an était une tentative de Pékin d'occuper le terrain pendant que la Russie se focalise sur l'Ukraine. L'ambivalence de la Chine envers une victoire russe en Ukraine se trouve illustrée par sa décision de limiter le soutien à la Russie aux zones non militaires, tout en capitalisant simultanément sur le conflit pour maximiser ses intérêts.
A contrario, la Chine serait confrontée à des réactions en chaîne en cas d'échec de la Russie en Ukraine. La capacité du régime de Poutine à stabiliser la politique intérieure tout au long de la guerre est cruciale pour l'avenir de la Chine, car si cette guerre se terminait par un affaiblissement de la Russie, Pékin craint que l'état russe ne s'effondre, en raison de pressions internes et externes croissantes, le privant d'un allié essentiel.
Les hostilités de longue date entre la Chine et les pays occidentaux font qu'il est géopolitiquement impossible pour Pékin de soutenir l'Ukraine. Cela reviendrait à envoyer un message de faiblesse aux adversaires et à perdre son image d'"Empire du Milieu", autrement dit à se saborder en cassant la vitrine du beau magasin de porcelaine si laborieusement construit et approvisionné. Même si la Chine est le principal partenaire commercial de l'Ukraine, ce qui n'est pas original, cela ne suffit pas.
Le 10 mars, Pékin a négocié avec succès un accord de réconciliation entre l'Iran et l'Arabie saoudite, ce qui a renforcé la conviction des observateurs du fait que la Chine pourrait aider à arbitrer le conflit en Ukraine, mais les réalités géopolitiques du Moyen-Orient n'ont rien à voir avec celles de l'ancien "bloc de l'est". Le rapprochement saoudo-iranien a résulté d'efforts diplomatiques de l'Irak et d'Oman avant l'intervention de la Chine, et les deux parties étaient prêtes à faire des compromis. Il n'en est rien pour le différend russo-ukrainien et la Chine craint certainement d’entamer sa crédibilité si elle entreprend des efforts de médiation et qu'ils échouent. C'est une question d'évaluation des risques, dans "les eaux glacées du calcul égoïste" que connaissent bien les compagnies d'assurances.
Quoi qu'il en soit, la position de la Chine dans le conflit qui oppose l'Ukraine à la Russie présente un aspect similaire à sa position dans le conflit israélo-palestinien pour lequel son soutien aux Palestiniens ne dépassera pas la limite qui pourrait rendre problématique ses échanges avec Israël.
Sa position ambivalente dans les deux cas reflète avant tout ses intérêts commerciaux et ne devrait pas changer de manière significative. Mais, comme le dit le vieil adage de la "sagesse des nations" : "qui trop embrasse mal étreint".
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