La civilisation de l’aïeule
Le témoignage qui va suivre, vécu sur une terre d’Afrique du Nord, terre des contrastes, est en droit de nous interpeller sur les éventuels bienfaits d’une nouvelle civilisation vers laquelle, mondialisation et « faux modernisme » imposés, tous les prédateurs de la planète désirent conduire la planète.
Elle était pauvre et ne savait ni lire ni écrire. Elle avait toujours ignoré la religion, mais perpétuait les traditions, refusait le téléphone, la télévision et les radios, préférant les visites des siens ou des voisins, ses amis.
Courbée ou plutôt cassée en deux, par les travaux de la terre, toujours sur le même lopin proche d’une petite ville vers laquelle elle s’était rarement dirigée, elle avait su éviter, à une centaine de kilomètres de chez elle, le fracas de la capitale, encombrée par plus de trois millions d’habitants désordonnés. Elle n’y avait jamais mis les pieds.
Sa vie entière avait été vouée à sa toute petite ferme, tout en mettant au monde puis d’éduquer treize enfants, sans se souvenir des grossesses qui n’étaient pas arrivées à leur terme. C’est là, sans rien changer à sa vie, qu’elle avait traversé les guerres, la dernière mondiale, puis celle de la décolonisation. Loin des affrontements qui ne la concernaient pas, elle n’avait pas eu à en souffrir. Dès lors, à l’écart avec les siens, elle ne s’y était jamais intéressée.
Après la mort de l’époux, voilà longtemps, elle a continué, dans la solitude, de prendre soin de ceux qui avaient toujours nourri la famille, à savoir une dizaine d’oliviers centenaires qu’elle vénérait, une petite basse-cour, un mini-potager, une demi-douzaine de pieds de vigne, une vache et quelques moutons.
Devenus adultes, ses fils, au nombre de six, aussi pauvres que leur mère après avoir fréquenté l’école, n’avaient jamais envisagé d’émigrer. Ils s’étaient installés tout près d’elle. A leur compte. Pour labourer la terre des autres, à l’aide d’une vieille charrue rouillée et d’un mulet. La dernière de ses filles, toujours célibataire, était restée à ses côtés, et les six autres, toutes mariées, lui rendaient souvent visite avec leur marmaille. Malgré le poids des ans, chaque fois qu’un membre de la smala se trouvait cloué au lit pour une maladie ou un simple malaise, couverte de son traditionnel voile blanc, elle se rendait aussitôt à son chevet, assise sur le porte-bagages du vélomoteur de l’un de ses fils et les bras chargés de victuailles comme le voulait la coutume.
Et lorsque toute la tribu se réunissait chez elle à l’occasion des fêtes, pas loin d’une cinquantaine de personnes, arrière-petits-enfants, belles-filles, gendres, tantes, cousins et cousines compris, s’asseyaient dans la joie, à même le sol sous les oliviers, non loin du four à pain de terre cuite, autour des moutons sacrifiés, s’abreuvant d’eau pure et de thé à la menthe.
Il y a quelques mois, en la conduisant de médecin en médecin, j’avais senti que l’aïeule, épuisée et se croyant devenue inutile, avait décidé d’arrêter de se battre. Un après-midi, à une amie qui s’inquiétait de savoir si, dans ces circonstances, elle s’était mise en ordre vis-à-vis d’Allah, la vieille femme lui répondit de sa voix douce et fatiguée qu’elle n’avait jamais « prié de sa vie ». Juste avant de lui demander si, chez elle, dans son jardin, « ... les fleurs qu’elle avait plantées avaient commencé à sortir de terre ».
Vers la fin de l’automne dernier, entourée de toute sa famille et alors que le soleil déclinait, elle s’en est allée vers la sortie comme elle avait vécu. A petits pas feutrés et sans la moindre plainte.
Après avoir séché mes larmes, l’éternel migrant que j’avais été, abreuvé de tant de voyages, en quête de bonheur, de modernisme ou d’une autre vie, je me suis posé la question essentielle. Avait-elle été heureuse ?
J’ai très vite été rassuré. Car, tout au long des années pendant lesquelles j’avais appris à la connaître, et l’aimer sans m’en apercevoir, elle avait, sans jamais élever la voix, irradié autour d’elle, le courage et la générosité, la paix et la discrétion, l’amour et le respect, la dignité et la tolérance, le souci de l’harmonie, et une attention démesurée pour la nature, bêtes, plantes, hommes, femmes et enfants confondus.
Soudain j’ai pris conscience qu’avec elle disparaissait le dernier pan d’une société à échelle humaine, pilier de toute civilisation.
Aujourd’hui, depuis la colline où je vous observe tous les matins, quelque part sur la rive sud de la Méditerranée, non loin de la mer et tout près de chez elle, nourri de son souvenir, j’ai alors décidé de donner son nom au vieil olivier qu’elle m’avait offert et qui s’était mis soudain à refleurir depuis peu.
Elle se prénommait Salouha et elle était sur le point de fêter ses... 88 ans.
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