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La civilité des militaires

Le 27 janvier dernier, le commandement de l’armée égyptienne a donné mandat de se pésenter à l’élection présidentielle à son chef, le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, “l’homme fort” qui a annoncé en juillet 2013 la destitution du président Morsi et freiné l’islamisation religieuse du pays en lançant la chasse aux Frères musulmans. Une fois de plus, un membre dirigeant de l’armée joue un premier rôle politique en provoquant un changement spectaculaire à la tête de l’Etat.
La répétition de ces prises de pouvoir en uniforme, à de nombreuses reprises au cours de l’Histoire et dans de nombreux pays, introduit à une analyse intéressante des acteurs et de leur action. Pourquoi ces interventions ? Quelle est leur nature ? Qui en est responsable ? Comment se déroulent-elles ? 

Une vieille boutade dit qu'il est plus facile de militariser un civil que de civiliser un militaire. C'était vrai du temps des momies à épaulettes et des culottes de peau de l'affaire Dreyfus, ou à l'époque où les héros de la révolution mexicaine Emiliano Zapata et Pancho Villa entraient victorieusement dans la capitale pour y renoncer à un pouvoir qu'ils ne se sentaient pas capables d'exercer.
Les temps ont changé. Un constat frappe dès l’abord : la place prise aujourd'hui par l'OTAN dans la géopolitique de l'Occident est devenue si importante qu'elle déborde le domaine habituel des armées. Obligée de préparer la guerre avant de la faire, puis de gérer une paix fragile après l'avoir faite, l'OTAN est devenue un instrument au moins aussi politique que militaire. Ce qui évoque un problème intéressant, celui des rapports entre les défenseurs du drapeau et la société civile. Quel est le comportement des officiers de carrière dans un espace qui n'est pas essentiellement le leur ?
Deux éléments sont à considérer : la composition des armées et la formation du soldat.
L'armée est un milieu de remarquable brassage social. Dans les pays de régimes féodaux ou tribaux, c'est même le seul domaine dans lequel le recrutement d'une élite peut se faire dans toutes les classes de la société. Un pauvre peut gravir des échelons réservés ailleurs aux riches. Un paria méprisé pour son indigence peut se voir respecté pour ses galons. Dans de nombreux cas, c'est dans l'armée qu'émergent des leaders qui ne perceraient jamais dans la société. Dans les pays plus avancés, l'égalité sous l'uniforme aplatit les différences entre patrons et ouvriers, entre privilégiés et nécessiteux, entre célébrités et inconnus. Le matricule efface les titres. Le service est le même pour tous.
Ce magma homogène se fonde sur des principes de discipline, d'ordre, de hiérarchie et d'efficacité, et des valeurs fondamentales telles que le patriotisme, l'honneur, le courage, le désintéressement et l'esprit de corps. La formation du soldat est une morale. Presque une mystique. En tous cas, une conception du monde qui conditionne les têtes et durcit les corps. Une façon de vivre dans la réalité.

Il est évident qu'un tel apprentissage peut s'imposer – ou se montrer utile – hors des casernes et des garnisons. Mais en débouchant sur le monde extérieur, c'est-à-dire dans la politique, il peut produire des hommes bien différents.
Les uns vont faire de leurs grades supérieurs une aristocratie rétrograde. Ils vont traduire leur sens de la hiérarchie en haine de la démocratie, leur obligation d'ordre en méfiance des manifestations populaires, leur devoir de dignité et de courage en mépris des politiciens, leur impression d'être une caste intouchable en pratique de la corruption, leur souci de discipline et d'efficacité en nécessité d'autorité totalitaire.
Les autres au contraire n'oublieront pas leur extraction populaire. Leur idée de l'honneur deviendra un souci de vérité, leur amour de la patrie une volonté d'indépendance, leur dédain de l'argent une opposition au consumérisme et au culte du marché, leur esprit de corps une force de réformes, leur respect de l'égalité un désir de progrès social.
L'histoire abonde en exemples de ces deux formes de l'entrée des militaires en politique.
Les premiers – les traîneurs de sabres traditionnels – ont corseté leurs pays dans des dictatures réactionnaires, du fascisme de Franco en Espagne aux juntes d'Amérique latine ou au gouvernement des colonels en Grèce, de 1967 à 1974. Le Chili a vu Augusto Pinochet cruellement décimer les forces progressistes du pays de 1973 à 1990, après avoir ruiné les espoirs de renouveau en renversant le gouvernement de Salvador Allende. L'Argentine a connu les horreurs de l'offensive antisociale des dirigeants du coup d'Etat de mars 1976, qui ont impitoyablement pourchassé, jusqu'à la défaite des Malouines en 1982, sous la conduite de Jorge Videla puis de Leopoldo Galtieri, tout ce qui pouvait paraître teinté d'un rose réformateur. Ces militaires-là sont les brutes galonnées du folklore, qui n'ont fait que scléroser leurs pays en répriment férocement toute possibilité de l'améliorer. On peut leur rattacher, à un degré moindre de folie meurtrière, les cinq retraités délirants – le général américain John Shalikashvili, ancien commandant en chef de l'OTAN en Europe, le maréchal britannique Lord Peter Inge, le général allemand Klaus Neumann, ancien président du Comité militaire de l'OTAN, le général néerlandais Henk ven den Breemen et l'amiral français Jacques Lanxade, ancien chef d'état-major de l'armée – qui ont recommandé, dans un rapport à la réunion de sommet de l'OTAN d'avril 2008 traitant du développement du terrorisme, du crime organisé et du fanatisme religieux dans le monde, un "sursaut stratégique" comprenant un usage préventif éventuel de la bombe atomique.  

Beaucoup plus intéressants – et nombreux – sont les militaires dont la formation a fait éclore une personnalité réformatrice à partir de leurs racines populaires. Ceux qui ont mis les vertus apprises au cours de leur formation au service de la justice et du progrès. Leur rôle politique a été positif. De 1923 à 1938, Mustafa Kemal Atatürk a modernisé la Turquie en laïcisant le pays et, entre autres réformes, en accordant le droit de vote aux femmes. En Egypte, le général Neguib a mis fin à la monarchie de Farouk le 23 juillet 1952. Après lui, Nasser, Sadate et Moubarak, tous issus de l'armée, ont consolidé les bases de la plus importante république du Proche-Orient. Al-Sissi est sur le point de suivre leur exemple. En Argentine, le premier coup d'Etat auquel participe Juan Peron, en mai 1943, est l'œuvre du Groupe des officiers unis (GOU). De 1946 à 1955, Peron, lui-même militaire de carrière, se fait connaître du monde entier par son régime à la fois nationaliste et populiste qu'il appelle le "justicialisme", et qui bouleverse profondément les structures conservatrices du pays aux mains des grands propriétaires terriens. Au Portugal, le général Antonio Ramalho Eanes, après avoir été le tombeur du dictateur Salazar lors de la "révolution des œillets", est élu président de la république le 14 juillet 1976. Après sa prise de pouvoir au Pakistan, le 12 octobre 1999, Pervez Musharraf se montre un chef d'Etat discuté, mais qui va néanmoins chercher à limiter le fanatisme musulman. Au Vénézuela, ayant pris la tête de l'Etat en 1999, Hugo Chavez est devenu un exemple de socialisme anti-impérialiste pour tout le continent sud-américain et pour ce qui reste de la gauche internationale. Aux Etats-Unis, Colin Powell, qui fut le chef d'état-major des armées de 1989 à 1993, puis secrétaire d'Etat de 2001 à 2005, après avoir été obligé de présenter, le 5 février 2003, au Conseil de sécurité de l'ONU de fausses preuves des armes de destruction massive de Saddam Hussein, a eu la décence de donner se démission lors de la réelection de Bush en 2004, en exprimant son "amertume" pour cette présentation qui a été, selon ses termes, "une tache sur sa carrière". A son tour, l'amiral William Fallon, en charge des deux guerres US en Afghanistan et en Irak a démissionné, le 11 mars 2008, en désaccord complet avec la politique de Bush à l'égard de l'Iran. En Israël, Yitzhak Rabin, ex-général premier ministre de 1974 à 1977 puis de 1992 à 1995, a été un grand artisan de la paix au Proche-Orient avant d'être assassiné. En Allemagne, rappelons que la Wehrmacht s'est opposée à Hitler dès 1938, et qu'après plusieurs tentatives d'assassinat avortées, les réticences des officiers supérieurs ont culminé dans l'attentat raté du 20 juillet 1944 dirigé par le colonel Klaus Schenk von Stauffenberg, qui eut pour résultat l'exécution par les nazis de 19 généraux et de 26 colonels. Quant à la France, il est inutile d'évoquer le sinistre souvenir du maréchal Pétain et la grande figure du général de Gaulle, dont les rôles historiques sont suffisamment connus.

Ce palmarès de l'action politique des militaires serait incomplet sans la mention des circonstances dans lesquelles de hauts gradés ont manifesté leurs plus nobles qualités : la guerre civile en Yougoslavie. Pratiquement tous ceux qui ont exercé une responsabilité sur le terrain, notamment à la tête des forces de l'OTAN, quand ils ont été dégagés de leur devoir de réserve, ont donné des événements une description démentant les mensonges de la propagande officielle. Les généraux McKenzie, Rose, Briquemont, Morillon, entre autres, ont tous corrigé les versions officielles des atrocités exclusivement serbes, des responsabilités dans les exactions qui ont servi de prétextes aux bombardements, de l'action des protagonistes des conflits ou de la culpabilité des principaux accusés de crimes de guerre. C'est à l'honneur de ces militaires que d'avoir eu le courage – seuls, face à une horde de falsificateurs civils allant des politiciens aux journalistes – d'aller à contre-courant en disant la vérité.
Ajoutons, pour terminer l'énumération, que le père de la bombe atomique française, celui qui a permis à la France d'entrer dans le club fermé des puissances nucléaires, a été le général Pierre-Marie Gallois, par ailleurs auteur d'une série de livres qui sont d'indispensables ouvrages de référence sur la géopolitique internationale et qui détonnent, eux aussi, dans la chorale standardisée des commentateurs civils. Du temps de Sarkozy, la tension existant entre les chefs de l'armée française et le président de la République n'était un secret pour personne. De vives critiques ont été adressées à l’époque au gouvernement par un groupe d'officiers anonymes baptisé "Surcouf" ou par un cercle de réflexion de généraux en retraite appelé "Les sentinelles de l'Agora".
Aujourd’hui, le malaise est loin d’avoir disparu. Les hauts gradés s’inquiètent des réductions budgétaires. Mais surtout ils ne sont pas enthousiasmés par les initiatives belliqueuses de Hollande au Mali et en Centrafrique.
Il est peu probable qu’ils soient tous d’accord avec la délirante politique étrangère de Fabius d’agression de la Syrie. Après les engagements de nos troupes dans les guerres américaines et notre servile réintégration dans l'OTAN, beaucoup d’entre eux trouvent que la docilité atlantique de nos présidents trahit la tradition gaullienne d'indépendance de la France.
Quant à l’Egypte, gageons que certains d’entre eux aimeraient bien expliquer au frénétique du Quai d’Orsay – à ses satellites des médias et éventuellement à ses maîtres de Washington – qu’on a plutôt intérêt à soutenir la présidence du maréchal du Caire qui s’affranchit de l’islamisation qu’à verser des larmes “démocratiques” sur le sort des activistes musulmans qu’il met en prison.  

Cela dit, on en revient au bras armé de l’impérialisme : l’OTAN. Notre liste de militaires transgressant le dogme d'obéissance pour jouer un rôle politique permet-elle d'espérer que des militaires lucides feront entendre des réticences à semer la mort et la désolation pour des intérêts financiers, stratégiques ou pétroliers purement anglo-saxons ? Inspirera-t-elle à d’importants galonnés l’évidence que l'OTAN n'est pas adaptée à la lutte contre le terrorisme, ne sert qu'à faire renaître les affrontements de la Guerre froide, ne fait que s'embourber dans des colonisations modernes de peuples entiers, et finalement n'a plus de raison d'être ?
Il faudrait pour cela que des responsables au sommet de la hiérarchie puissent s'exprimer avant de quitter l'uniforme et de devenir des "has been" qu'on écoute avec politesse sans trop prêter attention à ce qu'ils disent. En 1891, le futur maréchal Lyautey publiait "Le rôle social de l'officier", un article témoignant de la possibilité de s'exprimer publiquement à l'époque. Aujourd'hui, comme l'explique Olivier Zajec dans le Libération du 15 juillet 2008, la théorie du devoir de réserve figure "dans la loi du 24 mars 2005, portant statut général des militaires, qui révise la mouture de 1972. Pour reprendre une expression de Clara Bacchetta, juriste et spécialiste de ce sujet, le droit d'expression y est encore caractérisé par une liberté d'expression individuelle dissuadée par une expression collective canalisée." En fait, on est plus près de l'ultimatum "la fermer ou démissionner" qui interdit aux galonnés en exercice de donner leur opinion.
Comme il est peu probable que les gouvernements occidentaux, engagés comme ils le sont dans le Nouvel ordre mondial, se rendent compte de sitôt que leur Europe est un tigre de papier tenu en laisse par le robocop yankee, un couvercle artificiel incapable de fusionner les éléments de la marmite qu'il recouvre, et que l'OTAN n'est que la version armée de l'expansion de l'Empire US, il est également peu probable qu'ils laisseront leurs généraux faire état dans les médias de doutes sur la justesse de leur politique.
Cela dit, ils feraient mieux d'écouter plus souvent leurs militaires. Il y en a qui sont contre les guerres inutiles et les vains engagements, et il y en a qui aiment bien dire la vérité.
Ces paroles du général Dwight Eisenhower, une des grandes figures de la Seconde guerre mondiale devenu président des Etats-Unis, fournissent une belle conclusion à cet article : “Chaque fusil que l’on fabrique, chaque navire de guerre que l’on lance, chaque roquette que l’on tire est, en fin de compte, un vol dont sont victimes ceux qui ont faim et qui ne sont pas nourris, ceux qui ont froid et qui ne sont pas vêtus. Ce monde en armes ne dilapide pas seulement de l’argent. Il dilapide la sueur de ses travailleurs, le génie de ses savants, les espoirs de ses enfants.”
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il y a beaucoup de militaires qui sont d’accord avec ce pacifisme. Souvent plus que les civils.

Louis DALMAS.
Avec des extraits de son livre “Le Bal des aveugles”.


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3 réactions à cet article    


  • claude-michel claude-michel 30 janvier 2014 10:54

    Il y a deux choses incongrues sur terre....entrer dans les ordres ou devenir militaires... ?
    Dans les premiers...bon nombre vont devenir pédophiles...et dans le second ils vont aller se faire tuer pour les riches.. ?
    Bizarre comme comportement...


    • cedricx cedricx 30 janvier 2014 13:58

      On a l’étrange impression en lisant votre article que celui-ci est destiné a banaliser l’action hautement criminelle de l’auto-proclamé Maréchal du Caire, si il y en a un qui correspond vraiment au cliché du généralissime sud-américain, la poitrine bardée de décoration et les mains dégoulinantes de sang, c’est bien lui !

      On peut éprouver de la répugnance envers les frères musulmans égyptiens, ceux-ci ont remporté légalement et démocratiquement toutes les élections où ils se sont présentés dont la présidence du pays ; mais on ne peut pas cautionner le massacre de plus d’un millier de manifestants pacifiques en une journée rien qu’au Caire, femmes, enfants, vieillards ont été brûlé vifs par l’armée égyptienne du « maréchal » Ssissi.


      • Alexis_Barecq Alexis_Barecq 31 janvier 2014 19:39

        Confondre le militaire et la civilisation, c’est fort !
        C’est... de la confusion mentale.

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