La commercialisation du rêve, autre forme d’endoctrinement
Sommeil et rêve échappent au Pouvoir. Dans son très passionnant "Rêver sous le III Reich"[1], outre l’intérêt d’avoir recueilli le contenu des rêves de celles et ceux vivants en Allemagne en 1933, Charlotte Beradt nous permet de prendre la mesure de plusieurs constantes historiques.
[1] Petite bibliothèque Payot, 2002.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L150xH232/rever-59e90.jpg)
Invariant. Usant de moyens différents, des Pharaons à Bonaparte en passant par l’Eglise catholique romaine[1], tous ont « rêvé » de parvenir à contrôler le sommeil et, partant, la vie onirique des peuples. Car cela résiste, et demeure inaccessible. Même sous Hitler, quand la population ne pouvait faire autrement que d’entendre messages et discours martelés à la tribune ou à la radio. Si s’insurger dans la vie de chaque jour était dangereux, la nuit offrait des rêves de rébellion salvatrice.
En dépit de leurs efforts, pas plus les dictateurs que les prélats du catholicisme ne sont donc parvenus à s’emparer de ce bastion de liberté qu’est le rêve. Lieu de toutes les résistances – autocensure, frein ou refoulement psychiques – mais aussi barrière et défense contre le conditionnement, et point d’appui du désir et de la créativité.
Retour vers soi. Certains des témoignages collectés par C. Beradt font écho à l’hypothèse que Michel Jouvet posera plus tard, laquelle envisage l’activité onirique en tant que reprogrammation neurologique itérative pour préserver chez l’individu l’hérédité psychologique à la base de sa personnalité.
Ainsi, tandis qu’il dort, le peuple se rêve. Revient vers ce qui le constitue au niveau de sa psyché originelle, et qui le laisse parfois perplexe au réveil, prit dans un entrelacs d’impressions et de souvenirs condensés, étrangement fantasques ou d’une saisissante clarté. À l’instar de la pensée du prisonnier se dérobant au geôlier, onirique et sommeil échappent au contrôle, du moins partiellement. Ce qui suffit à maintenir l’intégrité de l’individu, et à déranger les aspirations totalitaires.
Fantasme mégalomaniaque. Maîtriser ces deux facteurs essentiels à la condition humaine fut toujours, et l’est encore, une tentation pour qui est enclin à mépriser les libertés individuelles et l’éthique. Sous couvert de la raison d’Etat, dirigeants, militaires, chercheurs ou industriels se sont révélés particulièrement inventifs.
Chaque époque a convoqué à la table du progrès un ensemble de techniques et de modalités qui, osait-on rêver, devrait sinon assurer une certaine mainmise, du moins générer l’espoir que l’esprit du rêveur pourrait être ainsi reformaté par la propagande ou la chimie.
Rêver sous le III Reich démontre qu’un endoctrinement bien organisé provoque des dégâts jusqu’à l’inconscient. Mais, également, que celui-ci lutte et se rebelle, voire anticipe sur les événements et, protégeant le rêveur, devient source de connaissance. Inconscient et conscient, fonctionnement neuronal ou instinct de survie, l’un ou l’autre, ou l’un et l’autre, il s’agit bien là d’une ressource génétique et psychique intrinsèque à l’humain.
Modernité et marketing. En 2004, Patrick Le Lay s’est montré des plus explicite, et des plus décomplexé, sur la question en déclarant : « face à la télévision, il n’y a plus de citoyens, mais du temps de cerveau disponible ». Alors, après des siècles où le Pouvoir a fantasmé pareille disponibilité, nous serions enfin parvenus, sans en appeler à la guerre ou à la torture, à pénétrer la psyché et, conséquemment, l’espace onirique de chacun ? Il faut bien l’admettre, même si, et fonction de niveaux d’interpénétration divers et variés selon les individus, cela ne concerne qu’une partie de la population. Toutefois non négligeable.
Conquête d’un marché lucratif. The Corporation, documentaire canadien, peu et mal distribué à Paris, a démontré l’intérêt – le plus vif ! – qu’ont les publicitaires pour le psychisme infantile. Notons qu’il n’existe toujours pas au programme de l’Education nationale française des cours d’analyse de l’image, qu’elle soit télévisuelle ou publicitaire, sauf peut-être à l’université, ce qui advient tardivement. Or, constat, il s’avère que, dès leur plus jeune âge, l’on mette devant la télévision ces enfants qui feront – consommeront – le monde de demain.
Face à une source de diffusion, notre cerveau ne réagit pas de la même manière dans le traitement des stimulis extérieurs. Une étude a démontré une nette différence entre la diffusion télévisuelle et cinématographique. Projetée sur l’écran, depuis le fond de la salle, l’image cinématographique laisse au spectateur une autonomie de pensée et de réflexion ; à l’inverse, émise depuis le poste, l’image télévisuelle rend passif et, mettant en veille l’esprit critique, elle offre effectivement plus de temps disponible pour recevoir toutes sortes d’informations qui seront ainsi plus aisément ingurgitées.
Stratégie guerrière. Bombardement publicitaire, cible commerciale, arsenal, propagande, tir répété, conditionnement et manœuvre concurrentielle n’ont rien à envier aux champs de batailles où s’affrontent les ennemis. Et, paradoxe schizophrénique, en raison des fusions et des rachats d’entreprises, il n’est pas rare que des sociétés appartenant au même groupe se fassent la guerre entre elles.
Cette merveille technologique qu’est la télévision, et qui aurait pu être une opportunité remarquable de culture des esprits et de rapprochement des peuples, ainsi que le souligne Roger Dadoun[2], ne sert en définitive que les enjeux économiques destinés à éperonner nos pulsions en vue de favoriser une consommation compulsive et obsessionnelle. Inconsciemment, tout s’imprime. S’avale et se digère. S’infiltre et s’incorpore. Rentre littéralement dans le corps, physique et psychique. Les images publicitaires, la puissance du marketing et sa capacité d’envahissement de l’espace tant public que privé nous imprègnent, et modifient indubitablement la texture de nos rêves. Et, par voie de conséquence, touche à notre intégrité.
Lavage de cerveau et manipulation. Quant au contenu du message publicitaire, il ne cesse d’affirmer haut et fort qu’il existe, en nous, un autre nous-mêmes. Lequel autre doit s’incarner, donc se fantasmer antérieurement, tel que stipulé par ledit message. Cette grande déferlante du harcèlement et de l’exacerbation narcissique n’ayant pour seul but que celui de vendre une production aux implications le plus souvent cauchemardesques – tyrannie alimentaire, sanitaire, bancaire, sécuritaire.
Nous sommes ainsi quotidiennement abreuvés et assommés de messages nous enjoignant de nous comporter de telle ou telle manière, d’acheter et de racheter « parce que nous le valons bien » dit-on. Certes, de ce point de vue, nous valons bien ce que nous pouvons dépenser, de préférence au-delà de notre pouvoir d’achat – mais est-il réellement en notre pouvoir cet achat-là ? Et qu’en est-il du droit, du choix et de la liberté face à l’accoutumance à une substance aussi hypnotique que la télévision, entraînant compulsion, manque et frustration, délitement de la personnalité ?
Réduits à l’état de cible, l’espace télévisuel et publicitaire va non pas solliciter en nous la part du rêve et du désir, mais exacerber nos pulsions. Aucune qui élève, uniquement celles qui conduiront à l’addiction, mais aussi à une régression sociale – racisme, moralisme sécuritaire, angoisse, somatisation et phobie seront dès lors au programme[3].
De Charybde en Scylla. L’avènement du crédit autorisant la réalisation quasi immédiate de « rêves-besoins » bat son plein. On s’endette pour survivre quotidiennement, mais aussi pour les vacances, les études, les extras ou « bonus-conso » qui pourraient bien se transformer en autant de malus dans un proche avenir. En affirmant nous vendre du rêve, la société marchande et les pouvoirs afférents ne font que détruire l’essence même du désir qui forge un individu.
Nos pulsions mises à vif plusieurs fois par jour, il ne nous reste plus qu’à trouver un palliatif pour calmer tensions et angoisses, et nous répondons en consommant, consommant, consommant… Mais aussi en tombant malade ou en devenant fou furieux, ou tout simplement fou. Rien d’inquiétant pour le Pouvoir, puisque là aussi il existe un marché florissant, celui de la santé.
Anxieux et épuisés, nous nous laissons absorber par le sacro-saint petit écran, générateur de nouveaux messies et autres déités virtuelles, et croyons ainsi nous vider l’esprit en regardant une émission. Or, il s’agit pour ces pouvoirs issus de la modernité, de vider l’esprit du téléspectateur, de surcroît avec son assentiment ce qui déresponsabilise ces mêmes pouvoirs, et de s’emparer de ce temps enfin disponible. Puis de nous faire miroiter un faux-semblant paradisiaque, et de nous faire croire que « nous le valons bien » et qu’un monde de rêve nous attend. Croyance mensongère qui ne fait que raviver et amplifier nos angoisses. D’autant que nous n’en avons pas conscience.
Alors à quoi rêvent les consommateurs ? puisque selon P. Le Lay il n’y aurait plus de citoyens. Mais, méfiance Patrick Le Lay, car il perdure des invariants sociaux qui font que l’on ne peut jamais « essorer » une population, même ponctuellement, sans rien lui offrir de réellement solide en échange. À cet égard, force nous est d’admettre que nous avons encore franchi un cap avec le travailler plus sarkozien stipulant un gagner plus qui n’est, en réalité, qu’un travailler plus… pour travailler et dépenser plus. Une escroquerie maquillée en pseudo projet de société.
La chute en trente ans du moral des Français et du pouvoir d’achat n’est pas un rêve, mais une réalité. Tandis que le Pouvoir continue de demander à la population de produire effort sur effort, au nom d’un bien commun finalement bien peu partagé.
L’illusion du chant politique. Que penser d’une nation qui ne se projette plus dans l’avenir et, qui se sclérosant, va d’une élection à une autre sans motivation ? Dévitalisée. We have no dream, pour paraphraser Martin Luther King, car dès lors qu’une société n’a plus ni rêve ni désir, qu’elle n’est plus que misère politique, elle court à sa perte, laissant au Pouvoir – au plus petit nombre – la possibilité d’augmenter son capital, tout en réduisant les libertés privatives et collectives du plus grand nombre. À quoi rêveraient les témoins de Charlotte Beradt et contre quelle nouvelle forme de totalitarisme lutteraient-ils quelque soixante ans plus tard ?
Alors s’empare de nous la nostalgie d’une autre époque, pourtant plus rude, mais qui au moins possédait, défendait ou conservait un mythe porteur pour l’ensemble de la collectivité. Ou plus modestement, une vision stimulante où chacun pouvait se projeter, et se rallier. Ce qui se nomme bel et bien un avenir.
Tendance pathologique dure. L’incertitude qui ronge le Pouvoir depuis la nuit des temps vis-à-vis de cet espace de liberté que sont sommeil et rêve mêlés, le pousse, hier, au tabou et à l’interdit, aujourd’hui au conditionnement et à l’occupation de ce temps de cerveau disponible.
En échange on nous promet un corps, une vie, une boisson ou un vêtement de rêve qui fera de nous une femme ou un homme de rêve… Sans nul doute ailleurs et dans une autre vie, car il suffit d’observer la foule arpentant les rues commerçantes de n’importe quelle ville d’Europe pour constater un écart considérable entre ces soi-disantes vies de rêve – désormais en vente libre – et la réalité du quotidien des Européens.
À quoi rêvent les peuples occidentaux d’aujourd’hui ? De quelles matières psychiques sont-ils constitués et comment luttent-ils, consciemment et inconsciemment, contre l’invasion de ce monde moderne, qui n’a renoncé ni à la manipulation ni à l’asservissement ?
Se pose alors la question de déterminer, au niveau du pouvoir politique et économique, qui se soucie encore des rêves des citoyens ? Et, partant, qui envisage sérieusement de bâtir un projet de société plutôt que de fragmenter cette dernière en autant de pôles anxiogènes et de bombes à retardement ? Obsession visant à écouler un surplus permanent de marchandises et services qui rendent, certes, le quotidien plus agréable, mais qui, si ce n’est déjà fait, risque d’entraîner un profond délabrement social, psychique et politique qui, finalement, pourrait bien n’être qu’une autre forme d’esclavagisme et de guerre. Déguisée en pub de rêve.
Lalie Walker
Dernières parutions
Vivre le rêve (accéder au rêve lucide), Editions La Martinière, 2007
À l’ombre des humains, Editions de l’atelier in8, 2008
[1] En occident, l’interprétation des rêves a été interdite dès les premiers siècles de l’ère chrétienne par l’Eglise catholique romaine, violemment relayée au Moyen âge par l’Inquisition, période où les « sorcières » deviennent gardiennes des rêves du petit peuple, à leurs risques et périls. De l’Oracle de Delphes à la Révolution française et aux Romantiques, l’étude des rêves demeure assimilée aux pratiques divinatoires. Elle est restée interdite jusqu’en 1992 par l’article R. 34 de l’ancien code pénal, dit Code Napoléon.
[2] La télé enchaînée (pour une psychanalyse politique de l’image) Editions Homnisphères, 2008
[3] Lire à ce propos l’excellent livre de Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, éditions Flammarion, 2007 où l’auteur développe une réflexion sur le capitalisme pulsionnel.
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