La compétence Interculturelle (3)
Selon Gérard Marandon : la première condition, souvent négligée, consiste à identifier la situation de décalage psychoculturel des jeunes, non inscrits, dans la culture standard des couches aisées et moyennes de la population.
Pour effectuer cette identification, il faut satisfaire deux conditions au préalable :
- la première : être convaincu qu’en matière de formation initiale (mais également à l’âge adulte), une situation de décalage psychoculturel constitue un élément majeur de la situation de départ et donc être attentif aux indices qui en témoignent. Nous devons préciser : la situation de décalage et non le fait d’être issu de telle ou telle culture, dont les référents constitueraient des obstacles majeurs à tout progrès ou changement ultérieur.
- La seconde : il faut également admettre que
En particulier, il faut se dire que le décalage psychoculturel est d’autant plus opérant qu’il n’a pas été repéré, y compris par le sujet lui-même, et qu’il est d’autant moins repéré et qu’il est masqué par le vernis culturel standard des sujets.
Une fois que l’on a identifié le décalage psychoculturel, il y a une deuxième condition pour faire évoluer la situation d’enseignement/apprentissage favorablement : il convient de répertorier et de décrire de façon différentielle, à la manière de l’étude contrastive des langues, les similitudes et les différences culturelles, afin de caractériser quels types de transfert (cognitif, attitudinels et représentationnels) seront mis en œuvre pendant tout le procès d’interculturation.
On peut ainsi anticiper sur les problèmes d’interférences (transfert négatif) et aider le jeune sujet, en le guidant et lui permettre de s’en dégager en travaillant sur ses erreurs et ses représentations et en hiérarchisant les objectifs d’apprentissage.
Concernant ce repérage, il importe d’insister sur le fait que la tradition éducative française n’incite nullement les praticiens à s’en préoccuper. Cette tradition repose, en effet, sur un projet éducatif culturellement homogénéisant – particulièrement actif depuis les Lumières et les révolutionnaires – qui a fini par convaincre chacun que l’expression « culture française » vaut pour tous les citoyens et par empêcher de repérer, pour ce qu’elles sont, les difficultés rencontrées, dès l’entrée à l’école, par de nombreux enfants, dont on néglige les ruptures psychoculturelles auxquels ils sont soumis.
Ensuite, Gérard Marandon préconise un travail que nous qualifierons ici de « guidage » de l’apprentissage en procédant par étapes, confortant la personnalité des jeunes « de type réfractaire » ainsi identifiés.
« Le premier travail pédagogique est donc un entraînement à la secondarisation de la pensée (et donc à la pensée verbale[3]), qui est le propre de l’écriture et de la lecture, ces deux processus étant, par ailleurs aussi peu différents que le sont une pente et une côte. »[4] « Il faut aider « les apprenants, qui n’en ont pas acquis la pratique, à développer, en commençant par utiliser ce qu’ils connaissent le mieux : parler et écouter, et en les invitant à composer oralement, c’est à dire contrôler la mise en forme de leurs discours et, autre volet complémentaire, à développer une capacité de lecture des faits et des propos tenus oralement. Car le mouvement de lecture est un mouvement de construction de sens centripète et celui d’écriture, centrifuge. Ces mouvements symétriques consistent essentiellement à différer la compréhension ou l’expression, au lieu de procéder de façon immédiate et réactionnelle. »[5]
Il s’agit donc, en fait, de se réapproprier la langue, en reconstruisant à la fois, du lien, donc du sens dans les échanges et à une mise en distanciation à l’aide d’une pratique langagière à la fois vécue et vue à distance.
« Ensuite, le mouvement étant amorcé, l’apprentissage de la langue écrite elle-même peut venir s’y inscrire progressivement, dès lors qu’on a compris que lire et écrire sont des actions contrôlées et non la mise en correspondance immédiate de représentations et de sons, comme l’est l’utilisation spontanément pragmatique du langage. Les apprenants peuvent ainsi s’initier peu à peu à l’art d’articuler signifiants et signifiés, en passant par des opérations d’analyse et de synthèse des unités linguistiques. »[6]
A toutes les étapes de cette reconstruction du sens et de prise de possession du contrôle de la langue, il est nécessaire d’introduire des phases d’évaluation et d’entraînement de certaines de ces procédures.
En effet, « soumettre les apprenants à des dispositifs permettant d’évaluer leur conscience linguistique et leur dynamisme sémantiques »[7] qui sont deux indications essentielles pour vérifier le niveau d’activité verbo-cognitive qui a un rôle actif dans l’apprentissage de l’écrit.
Et ensuite, provoquer toutes sortes d’entraînements favorisant des joutes, concours et défis : joutes orales, jeux de sociétés (cartes, dames, échecs …)
Nous avons donc retenu ces deux phases, qui nous paraissent indispensables afin de redonner une certaine confiance, une estime de soi en évitant de replacer les apprenants dans des situations apparentées à des situations « scolaires » et qui ne feraient que les rebuter.
C’est pourquoi, nos propositions et notre projet n’ont pour ambition que de préparer les apprenants à un dispositif de remédiation à l’illettrisme, systématique, adapté aux conditions socio-culturelles des apprenants.
Pour favoriser, comme nous l’avons déjà écrit précédemment, et en reprenant les idées pédagogiques développées par M. Gérard MARANDON, la première phase dite de composition orale, c’est à dire de mise en forme des discours des apprenants afin de développer une capacité de lecture des faits et des propos tenus oralement, nous avons donc choisi de proposer, ici, une adaptation d’un dispositif, déjà expérimenté, et prévu pour l’apprentissage et le perfectionnement du français langue étrangère (FLE), qui devrait permettre aux apprenants, jeunes de 16 à 25 ans dits « réfractaires » au système scolaire, en situations d’illettrismes, de se préparer à des dispositifs systématiques de remédiation aux situations d’illettrisme adaptés.
Le système VIFAX est un dispositif qui a pour objectif de proposer à l’apprenant des activités qui vont le guider pour comprendre un document vidéo. Il se compose d’une séquence de Journal Télévisé (JT) de deux à quatre minutes, accessible par le multimédia (télévision + magnétoscope), d’exercices visant à en faciliter la compréhension, du corrigé de ces exercices, et de la retranscription intégrale du texte de la séquence.
Le choix et la didactisation des séquences de journaux télévisés sont faits par des équipes d’enseignants spécialistes en langue. Les séquences vidéo sont didactisées quotidiennement et le produit (les volets décrits ci-dessus) est mis en ligne sur le serveur Internet (http://www.vifax-francophone.net)[9]
VIFAX peut être utilisé en classe de langue dans le cadre de séances régulières et en auto-formation conjointement à d’autres matériels pédagogiques. C’est un outil de soutien à l’enseignement / apprentissage de la langue orale, visant à favoriser l’acquisition des compétences de compréhension, et aussi de production (surtout en utilisation en contexte collaboratif).
Il s’adresse à tout public adolescent ou adulte susceptible de travailler en groupe ou en auto-formation, voire isolément à domicile. Il est utilisable à tous les niveaux d’apprentissage, sauf au niveau débutant. Selon les niveaux, les utilisateurs auront des capacités diverses d’accéder directement au sens. L’appui apporté par VIFAX permettra d’élucider plus ou moins complètement les éléments de sens de la séquence – la compréhension parfaite de la totalité du document vidéo n’étant pas nécessairement l’objectif [10]
On peut considérer que la nature du support utilisé par VIFAX est en adéquation avec les besoins actuels d’apprentissage de certains types de compétences : compréhension de l’oral en langue étrangère sur les sujets de l’actualité, prise en compte d’accents, de débits, et de registres de langue différents. Par ailleurs, le stockage en médiathèque des séquences didactisées permet aussi aux utilisateurs – enseignants ou apprenants individuels – de sélectionner les sujets traités[11]
Il est ainsi possible, au choix, de coller à l’actualité du moment, ou de travailler sur des thèmes précis, correspondant par exemple à des intérêts ou besoins spécifiques des apprenants.
Quel que soit le mode d’utilisation de VIFAX – individualisée ou en groupe –, le visionnement de la séquence vidéo se fait en plusieurs étapes, avec utilisation simultanée des exercices d’aide à la compréhension.
Ces exercices figurent sur une seule page, et sont organisés de manière à construire chez l’utilisateur une compréhension progressive du sujet. Même si, les tâches de recherche du sens promeuvent l’activité de production orale d’apprenants réunis en groupes, les exercices sont conçus de manière à n’exiger, en utilisation individualisée, qu’un minimum de production langagière (QCM, remise en ordre d’éléments, exercices de type « qui dit quoi ? », etc.).
Le corrigé des exercices est disponible à tout moment, puisque le serveur Internet met à la disposition des utilisateurs les trois « pages » VIFAX (pour mémoire : exercices, corrigés, transcription). Ce corrigé est surtout utile à l’utilisateur travaillant individuellement ; il doit lui permettre de vérifier l’exactitude de ses hypothèses, et éventuellement de se tirer d’affaire lorsque les problèmes de compréhension rencontrés ne peuvent être immédiatement résolus par les allers-retours entre exercices et visionnement de la séquence vidéo. Le groupe fera cette vérification collectivement avec l’enseignant, et la collaboration apprenants-apprenants et enseignant-apprenants complétera l’aide des exercices proposés pour établir les points d’ancrage de la compréhension de visionnement en visionnement.
Guider l’utilisateur, avec ce programme personnalisé d’apprentissage, consiste à lui apporter les informations manquantes qui lui permettront de comprendre la séquence vidéo. Ces informations peuvent être linguistiques (phonétiques, lexicales, syntaxiques, discursives…) ou contextuelles. Elles apportent un guidage informatif (dorénavant GI).
Le guidage peut aussi consister à orienter l’apprenant vers l’utilisation de stratégies qui lui permettront de se frayer un chemin pour accéder au sens. Il s’agit alors davantage de l’aider à identifier les obstacles à la compréhension et à les gérer que de les écarter. C’est un guidage stratégique (dorénavant GS), pour une recherche autonome d’informations, au cours duquel l’apprenant peut prendre conscience de ce qui l’empêche de comprendre.
Les activités proposées par VIFAX sont du second type. Elles représentent un parcours d’entrée dans le sens, plutôt qu’une suite d’exercices. Les décalages, les mises en relation qu’elles provoquent, induisent des activités cognitives spécifiques (par exemple, repérage ou regroupement d’informations) chez l’utilisateur. L’utilisation de VIFAX en contexte collaboratif combine, dans la plupart des pratiques, les deux types de guidage, le premier étant fourni à la fois par l’enseignant et les autres apprenants. Lors de l’analyse des données recueillies, des exemples illustrant ces deux types de guidage seront proposés.
Dans notre conception, la notion d’apprentissage collaboratif mobilise trois notions.
La première est celle d’autonomie, qu’il faut distinguer de la notion d’indépendance. L’autonomie participe d’un processus : l’acquisition de plus en plus grande de la maîtrise de ses objectifs. L’autonomie est une notion qui paraît a priori paradoxale. Elle est liée à une tutelle[12] et à un processus de libération de cette tutelle. La tutelle permet la modélisation des savoirs et des savoir-faire, modélisation fondatrice de libération de la tutelle.
La deuxième notion est celle, dite de collaboration[13]. A cette notion, nous ajouterons la notion de « posture énonciative » : l’apprenant doit être conduit à s’assumer véritablement comme sujet énonciateur dans ses repérages situationnels et contextuels et dans sa construction de signification (et donc à se libérer de cette collaboration).
La troisième et dernière notion, qui se rapporte plus particulièrement à l’activité et à la maîtrise de la langue est celle d’activité épilinguistique (« activité métalinguistique[14] non consciente »[15]. Tout sujet énonciateur assure la maîtrise de ce qu’il dit, mais cette maîtrise est largement préconsciente ou infra-consciente. Cette maîtrise est assurée par l’activité épilinguistique du sujet.
A cette activité épilinguistique s’oppose l’activité métalinguistique, activité d’analyse, objectivante ; mais en langue étrangère, l’acquisition d’une capacité à mettre en œuvre une activité épilinguistique passe par une relative maîtrise métalinguistique.
Dans le cas des apprenants tels que nous les avons définis, le phénomène est inverse et c’est donc à partir de l’activité épilinguistique que va se mettre en œuvre une certaine maîtrise métalinguistique et même au-delà. Nous pensons ici à toute la créativité langagière à solliciter pour maîtriser métaphores et métonymies, signes de la pensée verbale et de la création lexicale.
1) Environ 160 000 jeunes de 16 à 25 ans se retrouvent hors du système scolaire sans qualifications et sans diplômes et sur l’ensemble de cette population est issu un grand nombre de personnes placées en situations dites d’ « illettrisme » avec des degrés variables.
A l’échelle de la région Nord - Pas de Calais, nous ne connaissons pas les chiffres exacts mais nous pensons qu’il y a un grand nombre de jeunes adultes concernés à la fois par le problème de la sortie du système scolaire sans diplômes et sans qualifications et celui des situations diverses d’illettrismes.
2) Trop de dispositifs privilégient surtout des réponses de type scolaire inadaptées à ces publics dits réfractaires au système scolaire. De plus, les abandons de ces formations sont souvent dus à ces solutions inadéquates et inappropriées aux conditions et situations socio et psycho-culturelles de ces publics.
3) D’autres dispositifs visent plus à former ces publics de manière à ce qu’ils soient capables d’être utiles au monde du travail sans pour autant les aider à mieux maîtriser les outils de l’écrit.
Le projet est inspiré par le programme VIFAX Francophone et destiné à aider les jeunes de 16 à 25 ans en situation de difficultés avec l’écrit et réfractaires au système scolaire à l’aide des solutions basées sur des supports multimédia.[16]
Ce projet propose des solutions qui doivent éviter toute référence à l’univers scolaire, ne pas viser uniquement à l’employabilité dans le monde du travail et permettre de redonner la confiance vis à vis d’eux-mêmes et vis à vis de l’univers de l’écrit.
Les objectifs de ce projet est de favoriser la reconstruction de liens avec l’univers de l’écrit et également de reprendre confiance en soi avec un guidage personnalisé avec l’aide du multimédia, la prise de parole, l’écoute et la maîtrise et la distanciation par rapport au discours oral, étape indispensable avant de pouvoir, dans un deuxième temps d’être à même de maîtriser les outils de l’écrit (lecture et écriture) avec d’autres dispositifs plus spécifiquement axés sur la maîtrise des outils de l’écrit.
Sources : Pour une approche interculturelle dans la lutte contre l'illettrisme, Jean-Paul Chouard, Editions européennes universitaires, 2011,
http://www.buchoffizin.de/produkt/9786131573453.html
Mémoire MASTER/DESS Relations Interculturelles, De l'illettrisme et de la lutte contre l'illettrisme : proposition d'un nouveau dispositif d'aide à la maîtrise des outils de la culture écrite à l'intention des jeunes adultes, Jean-Paul Chouard, Université PARIS III SORBONNE NOUVELLE, Paris, 2005
[1] BERSTEIN, Basil, Langage et classes sociales, éd. de Minuit, Paris, 1975
[2] LABOV, William, Sociolinguistique, éd. de Minuit, Paris, 1976
[3] p. 113-115, op. cité, MARANDON, Gérard, Contribution à l’étude de l’alphabétisation non fonctionnelle des adultes (« illettrisme ») : approche psychologique pluridimensionnelle de sujets rencontrant des difficultés pour lire et écrire
[4] p. 316, op. cité
[5] p. 316, op. cité
[6], p. 316, op. cité, MARANDON, Gérard, Contribution à l’étude de l’alphabétisation non fonctionnelle des adultes (« illettrisme ») : approche psychologique pluridimensionnelle de sujets rencontrant des difficultés pour lire et écrire
[7] p. 317, op. cité
[8] ® Michel PERRIN, DLVP, Université de Bordeaux 2.
[9] Annexe 6
[10] D’une part, un journal télévisé en L1 n’est pas toujours compris dans le détail. D’autre part, un document d’apprentissage a surtout pour objectif de participer à l’appropriation, non d’être une fin en soi.
[11] Un index thématique, également en ligne sur le site , http://www.vifax-francophone.net permet de se repérer dans la liste des sujets
[12] WOOD, David, BRUNER, Jérôme S., ROSS, Gail, The role of tutoring in problem-solving, Journal of Child Psychology and Psychiatry and Allied Disciplines, Vol. 17, 2, 1976, p. 89-100
[13] VYGOTSKI, Lev, Pensée et langage, éd.
[14] La fonction métalinguistique est la fonction du langage par laquelle le locuteur prend le code qu’il utilise comme objet de description, comme objet de son discours, du moins sur un point particulier. Des membres de phrases comme ce que j’appelle X c’est Y, par exemple, relèvent de la fonction métalinguistique. Dictionnaire de Linguistique et des sciences du langage, éd. Larousse, Paris 1994.
[15] p.19, CULIOLI, Antoine, Pour une linguistique de l’énonciation, tome 2, éd. Ophrys, Paris, 1999
[16] voir chapitre 3.5.1
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