« Causerie » par Paul Félix Brunache devant une loge maçonnique (probablement à Constantine) en 1894.
Paul Félix Brunache (1859 – 1912) est né à Constantine. Il est le fils d’Adolphe Etienne Honoré Brunache, maire de cette ville de 1871 à 1878.
Admirateur et disciple de Pierre Savorgnan de Brazza, en 1891, alors qu’il est administrateur de la commune mixte d’Aïn Fezza, il part rejoindre d’abord l’expédition Dybrowski, puis en 1892 – 93 l’expédition Maistre (4 200 km, à pied bien sûr) deux expéditions d’exploration de l’Afrique Equatoriale.
Il publiera le récit de ces explorations en 1894 dans un ouvrage : " le centre de l’Afrique – autour du Tchad".
Si cet ouvrage est écrit dans le style de la "pensée unique" de l’époque, ses carnets de routes, notes, lettres personnelles, magnifiquement illustrés de dessins, révèlent un observateur attentif et ironique aussi bien des contrées explorées que de la société de son temps. La plume et le dessin ou encore la caricature sont aussi acérés les uns que les autres. En Algérie, il prendra des photographies par centaines : villes, villages, personnages, scènes, paysages, il laisse la trace de l’Algérie française de la fin du XIXème et du début du XXème siècles.
Tous ces documents sont pour l’instant inédits, en voici un premier fragment.
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Ce n’est pas dans la brousse ou dans les marécages de l’afrique centrale que l’on apprend l’art de bien dire et, quand on n’a point connu le Diétri, reçu en naissant le don d’exprimer clairement sa pensée il est plus difficile de raconter un voyage comme le nôtre que de l’effectuer pédestrement.
Notre frère Orateur vous disait naguère que les plus grandes conceptions du siècle les entreprises les plus nobles, les œuvres les plus utiles à l’humanité avaient été muries dans le silence des loges.
C’est là une constatation facile à faire en Europe et dont j’ai eu la confirmation dans ces contrées lointaines.
Ce gouverneur qu’il faut aller chercher en pays inconnu, inexploré à deux ou trois cents kilomètres des limites des dernières régions qu’il vient de donner à la France n’appartient il pas à la maçonnerie ?
Ses collaborateurs, dont l’un d’eux, Gougeon un Tlemcennien rêve de refonder une loge par 7° de latitude nord et de longitude, en plein cœur d’Afrique ! ne sont ils pas des nôtres !
Il est d’ailleurs une constatation autrement agréable à faire au double point de vue Français et maçonnique c’est que ces hommes réussissent là où tant d’autres ont échoué.
Et s’ils réussissent c’est qu’ils mettent en pratique les principes puisés au sein de notre association. Avec eux il n’est pas besoin de fusils pour faire goûter aux noirs les douceurs de la civilisation.
La persuasion, la patience, l’honnêteté voilà leurs seules armes. Il n’est pas donné à tout le monde de savoir s’en servir mais avec un instructeur tel que P.S. de Brazza le succès n’est pas douteux et les résultats ne se font pas attendre.
M. T.C.F. je n’ai pu résister modeste élève au désir de rendre ici hommage au maître qui nous a permis de faire œuvre utile et auquel je dois de me retrouver en aussi aimable compagnie et vous ne m’en voudrez pas, j’en suis sûr, d’avoir songé, en commençant cette causerie, à celui donné dont la devise : « plus fait douceur que violence, la patience est la clef de la réussite » est celle de tous les voyageurs sérieux.
Cette devise assurément fait sourire pas mal d’explorateurs en chambre et je ne dissimule pas que ce sont ceux la qui font loi à l’heure actuelle – mais comme elle nous a aplani la route pendant plus de 5000 kil. en pays inexploré permettez moi de la tenir pour bonne jusqu’à preuve du contraire et de la recommander à nos successeurs. –
Si elle a son bon côté dans la brousse elle présente en revanche en Europe un sérieux inconvénient : pas de récit émouvant, pas d’épisode à faire frémir et surtout pas de combat … dès lors voyage banal, s’il faut en croire le public habituel de ces sortes de conférences.
Certes en compulsant mes notes j’aurais pu trouver des anecdotes susceptibles de faire frissonner agréablement l’épiderme de la parisienne la plus blasée … mais j’ai réfléchi que je m’adressais à des hommes … à des hommes désireux d’apprendre puis j’ai songé que j’étais quelque peu originaire du pays qui a donné le jour à Tartarin et comme le héros tarasconnais a vu, ces temps derniers, croître et multiplier ses rejetons dans des conditions suffisantes pour perpétuer sa race j’estime qu’il est inutile de venir encore grossir la liste.
Plus pacifique que mon demi compatriote je me bornerai pour aujourd’hui à une étude sur
la femme en pays nègre.
Je serais quelque peu tenté à l’heure actuelle de renverser la proposition.
Il faut bien le reconnaître, le sexe auquel appartient francisque Sarcey s’est toujours plu à représenter la femme noire comme le prototype de la laideur et de la veulerie.
J’admets que les modèles présentés en Europe dans les exhibitions foraines et quelquefois officielles ont choisis avec un soin jaloux de prouver que les axiomes de musiques sont quelquefois vrais appliqués à l’esthétique. Ce n’est pas le cas.
En général la femme noire n’est pas laide. Elle est aussi fille d’Eve que ses sœurs d’un autre continent et elle est capable d’une élévation de sentiments que n’atteignent pas toujours les femmes d’une autre couleur.
Les rives de l’Oubangui sont peuplées de tribus absolument sauvages, presque toutes anthropophages, il n’en est pas moins vrai que les femmes de ces régions, n’étaient les déplorables mutilations auxquelles les astreint la mode seraient ma foi fort séduisantes.
Certes le mariage et une maternité précoce ne tarde pas à flétrir leur visage et leurs seins mais leur corps conserve toujours la pureté des lignes généralement fort belles.
Prenez un des charmants croquis du regretté Grévin peignez le en noir et vous aurez le portrait frappant d’une femme Banziri ou d’une femme de Laï, régions situées à plusieurs centaines de kil. l’une de l’autre.
Considérez une majestueuse déesse de Bronze chef d’œuvre de la statuaire antique et vous aurez une femme Bandjia ou une femme Sara.
Rien dans les modèles dont il est question ne rappelle le type de la femme noire telle que l’on se plaît à l’imaginer en Europe.
Voilà pour le physique.
Au moral nous ne connaissions guère la femme noire que par le récit de quelques commerçants des marins des soldats qui nous représentaient comme une courtisane née parfaitement incapable de tenir sa place au foyer domestique.
Ceci est malheureusement exact dans une grande partie des villes du littoral mais j’ai dû faire la pénible constatation que cet état de choses était dû à l’implantation de la civilisation européenne.
Nos informateurs n’avaient certainement étudié la femme nègre qu’à Free Town (Sierra Leone) ou la pudique albion tolère même auprès des chapelles des établissements que la morale nègre réprouve et ignorait d’ailleurs avant l’occupation européenne. Dès que l’on quitte les régions habitées par les européens la femme noire apparaît sous son véritable jour : bonne épouse, excellente mère de famille.
Comment en serait il autrement ?
Chez les Banziris par exemple, la jeune fille est entourée du respect je dirais même de l’adoration, non seulement de ses parents, mais encore de tous les jeunes gens de sa tribu.
Que si un agréable flirtage "à l’américaine" ne lui est pas interdit, malheur à l’insolent qui oserait franchir les bornes des convenances !
Bien qu’elles n’aient pour tout vêtement que leur pudeur elles savent se mettre à l’abri de toute tentative galante et dieu sait si elles soulèvent des tempêtes dans le cœur des jeunes voyageurs dont les offres séduisantes restent toujours sans effet.
Chez un grand nombre de peuplades la jeune fille n’est soumise à aucun travail avant l’âge de la puberté. Mariée la femme devient la compagne, l’amie de son mari qui la consulte dans toutes les circonstances difficiles.
Dire que la femme noire est traitée comme une bête de somme est une exagération qui n’est basée sur rien. Je sais bien des filles de ferme en Europe qui échangeraient volontiers leur sort contre celui de la femme noire.
Cette dernière s’occupe il est vrai des travaux d’agriculture mais il faut voir dans quelles conditions.
Lorsqu’elle a vaqué aux travaux du ménage, donné ses soins à ses enfants elle se rend dans le champ cultivé par son mari et lui aide à esherber ou à récolter les arachides le sorgho ou le manioc.
Elle emporte au logis la provision de la journée là se borne le gros travail même chez les plus misérables. Il y a loin de là aux tableaux poussés au noir qui nous représentent la femme nègre courbée sous le poids des plus lourds fardeaux tandis que le maître se prélasse la gourmandant ou la houspillant à coups de trique. Pendant 3 ans jamais vu frapper ou maltraiter.
L’amour du foyer existe chez les noirs, il est même poussé à l’extrême.
M. T.C.F il se fait tard et le récit de deux campagnes dans le centre Afrique de 3 années de marches et contre marches, toujours dans l’inconnu nous entrainerait trop loin. Plus tard (si mon bavardage ne vous paraît pas trop insupportable) je reprendrai cette causerie et vous dirai les résultats obtenus. Je tenais à vous montrer sous un jour véritable ces nègres que bien peu ont pris la peine d’étudier à vous faire voir qu’il est inutile de gaspiller des forces, de la poudre et des fusils qui trouveront un emploi plus profitable a une autre heure et sur un autre point du globe.
Les moyens les plus simples les plus honnêtes les plus humains sont les seuls qui réussissent avec les noirs ce sont là des points sur lesquels je ne saurais trop insister parce que comme le dit Brazza ils « constituent la clef de la réussite » Ils nous ont donné le succès succès modeste il est vrai, peu tintamaresque mais réel et tangible et profitable à notre pays.
Tels sont les conseils que je ne saurais trop répéter à ceux et ils sont nombreux que la séduction des plaisirs et l’énervement de la vie facile ne sauraient retenir ; à ceux qui brûlent du désir de partir sans autre espoir que de montrer au monde que la France ne saurait abdiquer ce que la noble mission qu’elle a rempli à travers les âges n’est point encore terminée.
* M.T.C.F = Mes Très chers Frères (je pense).
Note : Les illustrations sont tirées des carnets de route rédigés durant ses expéditions.