La Conjuration des imbéciles
Dans cette période mouvementée de mémoire imposée, de municipales, de Villiers-le-bel un appel a été lancé par le journal Marianne signé entre autres par la triplette Royal, Bayrou, Villepin (par ordre de galanterie alphabétique) et contresigné par 14 autres conjurés ce titre conviendrait parfaitement à ce qu’en pensent les sarkolâtres : une conjuration d’imbéciles à laquelle l’hebdomadaire veut y associer le péquin moyen. Conjuration d’imbéciles peut-être. Ou de traîtres. Ou d’aigris. Ou de benêts. Ou de perdants. Ou d’anti-républicains. Une sorte de serment de jeu de paumes des anti-démocrates qui se seraient juré de rester unis pour abattre le guide, association malvenue et hétéroclite de bras cassés. Mais... car il y a souvent des mais, c’est de toute autre chose dont je vais vous entretenir.
C’est un triste et curieux destin qu’a vécu - trop peu de temps - un certain John Kennedy Toole suicidé à 31 ans et quelques mois pour ne pas avoir été publié. De sa vie, il n’aura écrit que deux livres. L’un a 16 ans, l’âge auquel Chatterton publia en extraordinaire faussaire des poèmes qu’il attribuait au moine médiéval Rowley, blousant tout le monde et lui aussi se suicidant, mais à 20 ans en août 1770 et non au gaz d’échappement qui n’existait pas à l’époque, mais à l’arsenic, La Bible néon ou en anglais états-unien The Neon Bible, roman publié en 1989 dont Terence Davies fera une adaptation cinématographique en 1995.
John Kennedy Toole se prenait peut-être pour un génie méconnu, reste qu’il s’est trompé. Il n’est plus méconnu, mais il n’est plus là pour récolter les lauriers de sa gloire posthume. Cette gloire il la doit à sa mère qui s’est battue, soutenue sans doute par le chagrin, la culpabilité et la foi en l’œuvre de son fils. Elle dira : "J’avance dans ce monde pour mon fils". Et un homme, un écrivain : Walker Percy. Et un éditeur,(LSU Press) qui croit en ce livre et tire en premier lieu en 1980 à 2 500 exemplaires. Il en vendra 1,5 million, sera traduit en dix-huit langues et remportera en 1981 à titre posthume le prix Pulitzer. Ce livre n’est pas le premier mais le second : La Conjuration des imbéciles ou en langue vernaculaire A Confederacy of Dunces. Toole avait tenté en 1963 déjà de faire publier son roman auprès des éditions Simon & Schuster, mais sans succès ; neuf ans plus tard, se considérant comme un raté, il mettait fin à ses jours. Ce livre, il l’avait écrit durant son service national à Porto Rico où il fut deux ans à partir de 1961, il avait 24 ans.
Je n’aurais à convaincre ici aucun des lecteurs de ce chef-d’œuvre. Beaucoup seraient meilleurs interprètes que moi, mais c’est moi qui m’y colle et je ferai court. Il n’est pas difficile, mais impossible de résumer un morceau de 500 pages dans lequel tout est bon : le style, l’histoire, l’intelligence, l’érudition, la générosité, la satyre juste, les personnages. Je vais me contenter de vous servir quelques-unes de mes réminiscences, car je l’ai lu - et bien que plusieurs fois, ma mémoire est fragile - il y a fort longtemps déjà, et car avec quelques autres ouvrages il est bien placé dans le Panthéon de mes préférés. Je voudrais en somme vous le faire aimer. Non pour que sa mort ne fut pas inutile (ce genre de grande phrase assez creuse et sans aucun sens ici), mais parce que, s’il le mérite, il est aussi une leçon contre les haines ordinaires et extraordinaires.
Toute l’histoire est centrée autour d’un personnage d’une trentaine d’années, assez immonde de prime abord, moustachu gras à souhait (il adore les beignets), inélégant au possible (il a comme panoplie en tout temps une casquette de chasseur avec oreillettes et une parka immonde), quelque peu dérangé, fortement fainéant, aux idées révolutionnaires, mais apparaissant comme terriblement inadaptées aux situations auxquelles elles s’appliquent. Ce personnage qui devient vite attachant pour ne pas dire collant s’appelle Ignatus J. Reilly. C’est un universitaire médiéviste sans emploi et qui fuit le travail pour rester confiné dans sa chambre qui est un "joyeux bordel" (merci pour la seconde fois à Olivia Ruiz). Il vit une grande partie de son temps dans cet antre aux rideaux tirés à la puanteur affirmée où il se venge de l’extérieur par un onanisme forcené. C’est dans ce repère dans lequel sa mère, avec qui il vit, n’a pas accès, qu’il écrit son Journal d’un jeune travailleur signé Daryl sur de cahiers de la célèbre marque Big Chief dans un style médiéval. Ces cahiers sont en fait une histoire dans l’histoire qui fait ressortir la philosophie de John Kennedy Toole.
La mère du héros, alcoolique et dépressive, amatrice des films les plus atroces, ayant eu un terrible et onéreux accident, fait que le pauvre Ignatus se voit contraint de chercher, mais surtout de trouver du travail. Il sera, entre autre vendeur, de hot dogs à triporteur (il mangera le fonds plutôt que de le vendre) et une sorte de gratte-papier dans l’entreprise des pantalons Lévi que le propriétaire ruine pour ses goûts fastueux et sa jeune épouse aussi frivole que dingue. Ce démoniaque Ignatus réussira un exploit lors de l’une des plus belles scènes du livre en déclenchant une révolte dans l’usine où l’on verra les employées danser sur les tables.
Ce délicieux fou est aussi paranoïaque, grossier, sans gêne, dit ce qu’il pense en langage fleuri et fait ce qu’il veut. Il cherche une « géométrie et une théologie convenables pour le monde moderne » en recherchant inlassablement le nombre d’or et veut, en se consolant dans la philosophie de Boèce aboutir à un monde plus sain et "libérer le monde des quasi-mongoliens et des dégénérés qui le peuplent". Il adjoint à son Bel Amanti philosophique Beckett, Zorro, Abélard et l’Apocalypse. Rien de moins !
Tout se passe à la Nouvelle-Orléans d’où est originaire l’auteur. Un texte du reste émaillé de références au français (gloire à nous !). La vie de cet hypochondriaque est rythmée par les facéties de ce qu’il appelle son anneau pylorique. Si celui-ci est ouvert, tout va pour le mieux, sinon c’est la catastrophe et il se plonge dans la claustration jusqu’à ce que "la grande roue tourne". Mais Ignatus n’est pas le seul personnage délirant de ce livre. Il y a Mancuso un policier qui devient amoureux de sa mère et danse le tango avec elle, Mancuso relégué aux tâches les plus absurdes comme de garder des toilettes publiques dans des déguisements extravagants ou la gare à la recherche de pervers sexuels (si je me souviens bien). Il y a Jones un noir exploité par la patronne d’un bar miteux. Il y a bien sûr le couple Lévi des pantalons Lévi. Mais surtout il y a elle, Myrna Minkoff, idéaliste déjantée, qui ne voit la vie qu’à travers la psychanalyse et le sexe. Elle veut faire faire à Ignatus dont elle est l’amie indéfectible cette expérience qu’il n’a jamais connue. Elle est directe, brutale même, mais fort attachante. Ses histoires à elles sont tout aussi extravagantes et hautes en couleur. Elle n’écrit à Ignatus que des lettres tapées à la machine en commençant par Messieurs, racontant ses aventures et terminant toujours par une exhortation à la défloration (dit moins élégamment dépucelage pour les hommes où il n’est plus question de fleur) obligatoire d’Ignatus.
Il me reste encore une image, une sorte de flash, dans un bus où Ignatus est assis aux côtés d’une femme qui a peur de lui. A propos d’autocar, les panoramiques de la marque Greyhound sont la hantise du bébé joufflu et trentenaire, notre héros. Le cauchemar absolu. Cette scène qui est trop vague pour la décrire avec justesse ne m’en a pas moins laissé une forte impression car elle résumait tout le racisme et l’antiracisme qui puisse être. Je vous la laisserais découvrir par vous-mêmes dans le livre.
Il ne sert à rien d’écrire encore et encore. Je préfère laisser la parole à Walker Percy et sa préface, et bien sûr à deux extraits de La Conjuration. Juste un conseil : lisez-le.
Préface de Walker Percy tiré du blog d’Alain Mabanckou.
Mais la mère de Kennedy Toole est tenace. Les coups de téléphone ne marchent pas ? Qu’à cela ne tienne, elle débarque un jour dans le bureau de ce professeur de création littéraire et lance : "C’est un chef-d’oeuvre !". Walker Percy, pour se débarrasser de la présence encombrante de la femme, promet de lire à tête reposée. Il confiera plus tard dans la préface qu’il allait rédiger pour La Conjuration des imbéciles : "Il ne me restait qu’un seul espoir : qu’après avoir lu quelques pages, je les trouverais en toute bonne conscience, assez mauvaises pour ne pas avoir à en lire davantage. D’habitude, c’est ainsi que cela se passe. En fait le premier paragraphe suffit souvent et ma seule crainte est que celui-ci ne soit pas assez mauvais ou qu’il soit juste assez bon pour que je me sente obligé de poursuivre ma lecture". Mais cette fois-ci, c’est le contraire : quelques pages auront suffi pour réaliser qu’il était en face d’un écrivain qui réunissait à la fois "un Oliver Hardy délirant, un Don Quichotte adipeux, un Saint-Thomas d’Aquin pervers".
- extrait 1
"Vous savez, l’inventeur des menottes, des fers et des chaînes ne se serait jamais douté de l’utilisation que ces conceptions d’un âge plus rude et plus simple que le nôtre auraient un jour dans le monde moderne ! Si j’étais à la place des promoteurs immobiliers et des responsables de l’aménagement du territoire en banlieue, j’en prévoirais au minimum une paire au mur de chaque foyer. Quand les banlieusards seraient fatigués de la télévision, du ping-pong ou des autres activités, quelles qu’elles soient, qu’ils pratiquent dans leur foyer, ils pourraient s’enchaîner les uns aux autres, se jeter aux fers pour un moment. Tout le monde adorerait ça. On entendrait les épouses : ’Mon mari m’a jetée aux fers, hier soir. C’était formidable. Le vôtre ne vous l’a jamais fait ?’ Les enfants se hâteraient de rentrer de l’école à la maison car leur mère les y attendrait pour les enchaîner. Cela permettrait aux enfants d’enrichir leur imagination, ce que la télé leur interdit, et je ne doute pas que la délinquance juvénile en serait considérablement diminuée. Quand le père rentrerait à son tour, les autres membres de la famille pourraient se saisir de lui et le jeter aux fers pour lui apprendre à être assez stupide pour travailler toute une journée dans le but de subvenir aux besoins du ménage."
- extrait 2
Monsieur I. Abelman, PDG et quasi-mongolien, nous avons reçu par la poste vos absurdes commentaires concernant nos pantalons, commentaires qui révélaient surtout votre complet manque de contact avec la réalité [...] Si vous nous importunez de nouveau, vous sentirez, Monsieur, la brûlure de notre fouet en travers de vos pitoyables épaules.
Agréez, Monsieur, nos coléreuses salutations. (p.114)
Phrase de Jonathan Swift mise en exergue par l’auteur
"Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui"
En vignette : Le Serment du jeu de paume de David
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