La démocratie française est-elle devenue un beau coquillage vide ?
La France, un Etat tyrannique ? Vous voulez rire, vont s’indigner certains. Bien sûr, rien dans l’apparence ne ressemble à ce type d’Etat bien répertorié dans ses diverses variantes dont l’histoire ancienne et contemporaine offre tant d’exemples. N’observe-t-on pas, au contraire, en France, les trois piliers bien solides d’une démocratie : 1- la limitation organisée du pouvoir dans le temps comme dans la séparation de ses organes, 2- le pluralisme de l’information permettant la formation et l’expression libre des opinions, 3- et enfin la protection du citoyen par la loi contre les caprices de la jungle ? Nul ne peut le nier, à ceci près qu’il arrive que les plus beaux coquillages qu’on trouve sur une plage gardent tout leur éclat en cessant d’être habités.
Rejetant les uniformes ostensibles des tyrannies d’autrefois ou d’aujourd’hui, l’originalité de cette nouvelle tyrannie ne serait-elle pas de se glisser, ni vu ni connu, dans le prêt-à-porter avenant de la démocratie ? Chacun est à même, par exemple, d’observer comme ces trois piliers démocratiques ne sont pas si bien assurés que cela. Que dire des mandats politiques détenus par les mêmes personnes pendant dix, vingt, trente ans et plus ? Les conditions du clientélisme ne sont-elles pas ainsi garanties ? Doit-on trouver normale la démission collective d’un conseil municipal soucieux de précipiter le retour en son sein de son ancien maire après expiation d’une peine d’inéligibilité temporaire ? Que penser du pluralisme de l’information quand les médias puisent souvent à des sources uniques ou se copient ? Qu’en est-il de la possibilité donnée à chacun de se former librement une opinion quand l’École éduque à la crédulité, en enseignant la théorie promotionnelle de l’information diffusée par les médias, qui fait croire qu’ "une information" est un « fait avéré » et non « la représentation d’un fait » ? Quant à la protection du citoyen par la loi, n’y a-t-il pas à l’évidence des individus et des groupes plus protégés que d’autres ? La chronique judiciaire n’est-elle pas éloquente à cet égard ?
Depuis 2000, il faut ajouter des mesures discrètes, comme d’insensibles piqûres, qui ont, à l’insu de beaucoup, inoculé leur poison au cœur même des institutions démocratiques, paralysant les défenses dont dispose tout citoyen quand les droits de la personne sont violés. Manifestement mûries par des experts en tyrannie, elles ont pour point commun de vider le contenu en préservant l’apparence du contenant : le coquillage est toujours aussi beau, mais la vie qui l’habitait, a disparu.
1- La loi du 12 avril 2000 protégeant les délateurs
L’une d’elles, survenue le 12 avril 2000, est une substitution apparemment anodine d’article dans la loi du 17 juillet 1978 qui avait alors ouvert largement l’accès aux documents administratifs. Un simple jeu de mots entre « la personne » et « l’intéressé » - imperceptible à première lecture - a rendu désormais impossible la communication d’une lettre de dénonciation à la victime qui en fait la demande, au motif que cela nuirait au dénonciateur ; et l’État, a-t-on pu entendre comiquement, ne saurait à son tour se faire le dénonciateur du dénonciateur ! Les conséquences en sont considérables : 1- le débat contradictoire est devenu caduc : ignorant les accusations de son dénonciateur, la victime ne peut argumenter ; ses droits de la défense sont tout simplement entravés. 2- D’autre part, le dénonciateur étant désormais protégé au détriment de sa victime, la délation est devenue sans risques : elle est donc encouragée. 3- Tout citoyen croisé peut être un dénonciateur potentiel, comme dans la République sérénissime de Venise, avec l’usage d’une boîte à lettres de dénonciation au Palais des Doges, « la bocca di leone ». Chacun est sous la surveillance de chacun l’observant au prisme de ses jalousies. 4- Enfin, des dossiers clandestins destinés à recevoir ces dénonciations sont constitués. Cela n’a pas empêché, en octobre 2003, le Conseil d’État d’organiser, en grande pompe, au siège du Sénat à Paris, un colloque pour célébrer le 25e anniversaire de l’avènement de la transparence administrative par la grande loi du 17 juillet 1978. On s’est bien alors gardé de dire que, depuis la loi fourre-tout du 12 avril 2000, cette grande loi avait été vidée de l’essentiel de son contenu. La délation encouragée légalement et les droits de la défense entravés n’appartiennent-ils pas au socle de la tyrannie ? A-t-on oublié le régime de Vichy sous lequel les Français se sont livrés à la délation avec une telle ardeur qu’il fallait embaucher pour écluser le flot quotidien de lettres de dénonciation ?
2- Le délit de dénonciation calomnieuse impossible à prouver
Une deuxième mesure est, un an plus tard, le 24 avril 2001, une simple interprétation restrictive par la Cour de cassation de la loi pénale sanctionnant la dénonciation calomnieuse. Faisant jurisprudence désormais, elle rend impossible l’usage de la loi, au cas où une victime réussirait à détenir une lettre de dénonciation dont la loi du 12 avril 2000 a déjà pris soin de lui refuser la communication. La plainte originelle qu’a définitivement rejetée la Cour de cassation n’était pourtant pas fantaisiste, puisque sur renvoi de la Chambre de l’instruction, un Tribunal correctionnel avait condamné sévèrement les calomniateurs en première instance. Mais, avec une célérité peu fréquente, six mois plus tard, la Cour d’appel les avait relaxés. Et la Cour de cassation saisie a confirmé l’arrêt. Il fallait y penser : il ne peut y avoir de dénonciation calomnieuse devant une autorité compétente que si est établie la preuve que le dénonciateur savait au jour de la dénonciation que les faits dénoncés étaient faux ! Il ne suffit donc pas à la victime de prouver que les faits rapportés sont faux ; encore faut-il démontrer que le dénonciateur savait, en les dénonçant, qu’ils étaient faux ! Les protagonistes de « l’affaire Clearstream », accusés de dénonciation calomnieuse, peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Le scanner divin qui « sonde les reins et les cœurs » n’est pas près d’être inventé ! Même l’allégation de faits que le dénonciateur reconnaît n’avoir pas vérifiés ne permet pas de présumer son intention de nuire ! À défaut de cette preuve quasi impossible à apporter, le dénonciateur n’a jamais fait montre que de légèreté ou de témérité. Cette interprétation de la loi protège de préférence le dénonciateur contre la réparation légitime du préjudice qu’il a infligé à sa victime.
3- La soustraction de l’administration à la loi commune
Une troisième mesure, rappelée par deux affaires récentes en cours, très différentes, est plutôt une simple procédure - byzantine pour le profane - systématiquement adoptée par l’administration : elle vise à lui épargner l’obligation de respecter le droit commun au détriment de sa victime. Quand un administrateur ou un texte législatif sont menacés de sanction par un tribunal judiciaire, le préfet demande systématiquement que le tribunal de droit commun se déclare incompétent au profit du tribunal administratif. Cette stratégie présente deux avantages : a) l’un est que l’administration a plus de chances d’être comprise du tribunal administratif ; b) l’autre est qu’à défaut de rencontrer cette compréhension - car la juridiction administrative a acquis tout de même une certaine indépendance -, l’administration sait que l’encombrement inouï des tribunaux administratifs renverra la décision supposée défavorable aux calendes grecques, dans trois, quatre, cinq ans et plus : une condamnation si lointaine n’empêche pas un acte litigieux de s’appliquer tout de suite et de produire ses effets nocifs attendus qu’il ne sera plus possible ensuite de corriger ; tout juste sera-t-il alors question si tardivement de dédommager symboliquement la victime. Le Droit ainsi violé par le calcul politique, ne présente plus qu’un intérêt moral, vaguement archéologique.
- Une violation de la loi "légalisée" ? -
Ainsi, le 19 juillet dernier, le préfet de l’Essonne a demandé à la Cour d’appel de Paris de se déclarer incompétente, le 22 septembre prochain, au profit de la juridiction administrative, pour examiner un jugement des Prud’hommes de Longjumeau déféré devant elle par un employeur et le procureur, sous prétexte que le contrat nouvelle embauche (CNE) avait été créé par une ordonnance et non par une loi ! Le tribunal en première instance s’était déclaré compétent et avait estimé illégal le licenciement d’une salariée aussitôt après avoir signé un CNE qui faisait suite à un CDD. Le motif était que « l’ordonnance du 2 août 2005 instituant le CNE est contraire à la convention 158 de l’Organisation internationale du travail. » La manœuvre du préfet visant à porter le litige devant la juridiction administrative est dictée par la certitude de voir la Cour d’appel (judiciaire), puis éventuellement la Cour de cassation, confirmer l’illégalité du licenciement en application d’une convention internationale qui s’impose au Droit interne du seul fait de la hiérarchie des textes juridiques. La juridiction administrative, elle, peut ne pas être aussi respectueuse du Droit, puisque l’ordonnance créant les CNE a déjà été validée par le Conseil d’État en octobre 2005.
- Un acte délictuel érigé en moyen normal d’administration ? -
L’autre affaire, déjà évoquée sur AgoraVox à l’occasion d’une audience d’appel qui s’est tenue le 12 septembre dernier, a vu un président de Cour d’appel emboîter le pas du préfet qui demandait que la Cour confirme son incompétence à juger un principal poursuivi par un professeur qui lui reprochait d’avoir adressé à un président de parents d’élèves une lettre secrète qui le dénigrait. Le préfet soutenait qu’il s’agissait d’ « un acte du service » et non d’ « une faute personnelle détachable du service ». On voit que si, suivant le sentiment manifesté en toute partialité à l’audience par son président, la Cour d’appel se déclare incompétente, un acte de dénigrement, loin d’être un acte attentatoire aux droits de la personne, sera considéré comme un acte normal d’administration ne relevant plus du droit commun qu’est le Code civil.
Dans les deux affaires, l’administration s’ingénie à user de simples procédures pour échapper indûment à la loi commune, sans égard pour ses victimes qui au mieux, après des années , ne pourront prétendre qu’à une réparation symbolique du préjudice subi. Mais ce faisant, si les deux cours suivent l’avis des préfets, une violation de la loi peut devenir légale et un acte délictuel, un moyen normal d’administration.
Délateurs protégés et donc encouragés, droits de la défense entravés, violation de la loi « légalisée », conduite attentatoire aux droits de la personne érigée en moyen normal d’administration, impossibilité pour une victime d’obtenir réparation d’un préjudice dans un délai raisonnable, tous ces symptômes ne sont-ils pas les indices d’une tyrannie quotidienne discrète, déjà tapie dans les bureaux de l’administration de la République française ? La démocratie reste sans doute officiellement sa raison sociale, mais quelques mesures discrètes de nature tyrannique ont suffi pour neutraliser le Droit protégeant les droits de la personne ou les droits du travailleur, qui font précisément tout le prix d’une démocratie. Les citoyens pour la plupart l’ignorent tant qu’ils n’y ont pas été confrontés. Le coquillage est, en effet, toujours aussi beau, mais il est vide. Les acteurs de l’élection présidentielle prochaine, candidats et électeurs, vont-ils s’en soucier ? Rien n’est moins sûr. Paul Villach
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