La démocratie réelle battue à plate couture par ses propres institutions
Comme nous l’avons vu, du plus intellectuel des socialistes Léon Blum, au plus ambitieux des praticiens de droite André Tardieu, en passant par le groupe de travail de haut vol que constituait le Comité Bardoux, l’unanimité règne : pour échapper à l’impact du suffrage universel et à la prééminence, qui en résulte, du pouvoir législatif, il faut absolument - et dans des délais très rapprochés de peur que la puissance du vote ouvrier n’envahisse tout le schéma institutionnel, y compris la sphère étatique - rétablir la prééminence de l’exécutif des époques, ou royale ou impériale, mais sous une apparence républicaine…
L’exercice de la souveraineté doit aussi pouvoir glisser peu à peu dans les mains du président de la république ou du premier ministre, tandis que le vote de la loi échappera très largement au parlement, quel qu’en soit le mode d’organisation.
La première synthèse officielle des différents travaux aura d’abord été fournie par le projet Doumergue, rendu public par le ministre de l’Intérieur Marchandeau en 1934. Jean Gicquel et Lucien Sfez nous en donnent un résumé :
« Le droit de dissolution [de la Chambre des députés] peut s’exercer librement sans nécessité de recueillir l’avis préalable du Sénat. Toutefois, il reste requis pendant la première année de législature. Les autres modifications visent à attribuer au chef du gouvernement la qualité de "Premier Ministre", à limiter le nombre de ses collaborateurs au chiffre de vingt. Un statut des fonctionnaires est adopté, le droit de grève est proscrit. Dans le domaine financier, le projet limite sans l’ôter, le droit d’initiative des députés en matière d’augmentation des dépenses publiques ; la prorogation du budget par décret est décidée lorsque la loi de finances n’a pas été votée à temps. » (page 96)
Ce dernier point mérite qu’on s’y arrête un instant : sans budget, l’exécutif n’est rien ; ainsi le vote du budget - prérogative qui ne peut guère être enlevée à la représentation populaire, puisqu’il s’agit de son consentement à l’impôt - est-il l’arme absolue du pouvoir législatif. C’est sur cette arme qu’était venue se briser la tentative de coup d’État du président de la république, Mac Mahon, le 16 mai 1877 : la Chambre avait refusé de voter le budget. Bien sûr, dans la Constitution de 1958, ce verrou n’existe plus : la route est ainsi ouverte (du point de vue financier) à d’éventuelles aventures…
Revenons à Jean Gicquel et à Lucien Sfez qui nous offrent la synthèse constitutionnelle mise au point, en 1934 elle aussi, par les "Jeunesses Patriotes". On dirait déjà la Constitution de 1958, et non pas seulement, comme le soulignent les deux professeurs, celle de Philippe Pétain. Voyons cela :
« Le pouvoir y est concentré entre les mains d’un "Président de la République d’Empire", le législatif rabaissé au rang de simple organe. On décèle, par certains côtés, une affinité avec la Constitution du maréchal Pétain. Le chef de l’État est élu pour dix ans au suffrage universel (sexe féminin inclus). Il nomme et révoque les ministres. Il a seul l’initiative des lois. Il peut dissoudre l’Assemblée, consulter le pays par voie de référendum. Les ministres ne sont pas solidairement responsables, leur fonction est incompatible avec un mandat parlementaire. Le pouvoir législatif se compose d’un "Conseil d’Empire", qui vote les lois, donne son avis sur les traités, et peut mettre le président et ses ministres en accusation devant la Cour suprême. » (pages 99-100)
Comme on le voit, dans cette dernière mouture, l’empire colonial a une place qui paraît essentielle et qui conditionne, pour partie, le schéma institutionnel général. Ce sera encore le cas - et d’une façon presque démesurée - dans la Constitution de 1958. C’est aussi la partie de celle-ci qui se sera effondrée immédiatement…
Penchons-nous maintenant un petit instant sur le projet de constitution présenté par le Comité Bardoux, du nom du grand-père de Valéry Giscard d’Estaing. Il faut tout d’abord remarquer la présence, au sein de ce Comité, de Joseph-Barthélemy qui aura compté parmi ses élèves Michel Debré, à qui il aura enseigné ce qui est, en fait, le mode principal d’étouffement du pouvoir législatif par le pouvoir exécutif : les modalités de répartition du domaine de la loi et du domaine du règlement. J’y reviendrai.
Pour le Comité Bardoux, et selon ce que nous en disent MM. Gicquel et Sfez :
« Les efforts s’inscrivent dans deux directions :
- restaurer la présidence de la République ;
- fortifier la présidence du Conseil. » (page 130)
Tout pour l’exécutif, donc !
Avant d’entrer dans les détails, contentons-nous de définir la provenance des deux têtes de l’exécutif :
« Le chef de l’État est élu pour dix ans par un collège comprenant les parlementaires, les délégués des "conseils régionaux", et les membres de l’Institut de France. » (page 130)
Nous avons donc là - c’est-à-dire au sommet - le monarque irrévocable pendant dix ans des notables.
Quant au Premier Ministre (puisque tel est ici son nom)…
« Il est nommé par le chef de l’État. » (page 130)
C’est donc le bras droit du monarque…
Mais il lui faut tout de même être reconnu par la foule qui doit alimenter la machine étatique par ses impôts… Et puis comment, désormais, prétendre se passer du suffrage universel, et de l’Assemblée qui en est issue ? Par conséquent :
« La Chambre ne fait que confirmer son choix. Il peut être renversé par un vote de défiance. Le Président de la République ne peut le révoquer. » (page 130)
Mais, si c’est nécessaire, il lui désignera un successeur… Mais encore faudrait-il que la Chambre ait eu véritablement la possibilité de renverser le Gouvernement. Or…
« Le Gouvernement a la possibilité de se défendre en recourant soit à la dissolution [de la Chambre], soit au référendum de consultation. La responsabilité ministérielle est organisée, le budget est prorogé s’il n’est pas voté en temps utile. Enfin le ministère est assuré de demeurer au pouvoir six mois, par la limitation des sessions parlementaires. » (page 130)
Évidemment, ce n’est que le début du processus du combattant qui voudrait se mettre un tout petit peu en travers de la volonté de puissance du pouvoir exécutif. Dans la France de 2015, de ces combattants-là il n’y en a plus un seul : Jean Moulin est donc bien mort pour strictement rien.
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