La démocratie représentative est-elle morte à Sivens ?
Plaidoyer pour une démocratie participative
Comment un petit territoire, avec finalement peu d'enjeux, a-t-il pu non seulement être la cause de la mort d'un jeune militant, mais également un séisme politique dont on a pas fini de mesurer les effets ? Petit rappel des faits : le projet de barrage de Sivens se trouve à Lisle sur Tarn, une commune du Tarn en Midi-Pyrénées. Depuis octobre 2013, un collectif militant en a fait une ZAD, c'est à dire une Zone A Défendre. Un autre collectif tente de discuter avec les pouvoirs publics, mais sans réel résultat. Le 27 février 2014, les forces de l'ordre interviennent pour la première fois, à la demande du propriétaire des lieux, le Conseil Général du Tarn. Tout dialogue semble impossible, les épreuves de force vont s’enchaîner, et le dimanche 26 octobre, aux premières heures, un jeune militant va recevoir une grenade offensive lancée par un gendarme. Ce genre de grenade, qui viennent d'être interdite, sont à base de TNT et provoque un effet de souffle. Ce n'est pas le premier incident mortel avec ce type d'arme (1977). Cela n'a au final que renforcé la détermination des "zadistes" et placé les pouvoirs publics dans une situation extrêmement bancale et surtout très médiatisée. Je ne vais pas me prononcer ici sur le bien fondé d'un barrage ou pas ; je condamne également l'utilisation de la violence dans les deux camps (la violence côté militant serait le fait d'anarchistes... La peur de l'anarchiste sanguinaire véhiculée au XIXème siècle a donc survécu jusqu'au XXIème, faisant appel à l'image d'Epinal...), mais ce que je vais tenter de résumer dans les lignes qui suivent, c'est l'absence de concertation qui a mené à cette situation (qui n'est toujours pas réglée).
Ce projet, dans ces grandes lignes, date de 1969. Soit il y a 46 ans ! A l'époque, un investisseur privé voulait déjà faire un lac pour créer une zone touristique. En fait, il s'agit du maire de l'époque de Lisle sur Tarn, aidé par d'autres élus locaux. L'histoire bien souvent ne fait que se répéter... Le projet est stoppé par les habitants qui se mobilisent contre. En 1976, le Conseil Général achète le terrain de la forêt de Sivens, une partie de la vallée se trouve dans le lot. Le préfet de l'époque, venu la visiter avec les élus propose, vu la géographie des lieux (triangle Albi-Toulouse-Montauban), qu'une zone touristique soit aménagée. Il n'y aura pas de suite. Deux ans plus tard, c'est un groupe d'agriculteurs de la vallée qui imaginent un retenue d'eau à des fins agricoles. Ils sont soutenus par la DDA et la Chambre d' agriculture. Le dialogue est houleux et le projet abandonné. En 1983, cette idée de retenue est de nouveau relancée (puis abandonné) par la Chambre d'agriculture, l'agence pour l'eau et la CACG : Compagnie d'Aménagement des Coteaux de Gascogne.
Cette société d'économie mixte, créée en 1959, est plus exactement une société d'aménagement régional, concessionnaire de l'état. Là, il convient d'ouvrir la focale : la CACG, basée à Tarbes, emploie 200 salariés. Elle intervient principalement à la demande des pouvoirs publics pour réaliser des études d'analyse et d'impact notamment sur les besoins en eau. Et ensuite, il arrive souvent que cette même société soit le maître d'oeuvre du projet... Son Conseil d'Administration est composé uniquement d'élus des Conseils Généraux et Régionaux du sud-ouest. Vous voyez le problème ? Et même le cœur du problème ? Des élus souhaitent aménager un territoire, demande à la CACG (dans laquelle certains de ces élus siègent) de faire l'analyse du projet, et bien sûr, la CACG répond positivement, ne retenant que des arguments qui fortifient son argumentaire. Et qui devient maître d'oeuvre ? La CACG. Avec la "bénédiction" des élus et de l'état, via le préfet. C'est déjà ce qui s'est passé avec le barrage de Fourogue (Tarn) et l'exemple est parlant : alors que le projet est attaqué en justice par des opposants, qui finissent par obtenir gain de cause, ni le procureur de la République d'Albi, ni le préfet, ne feront respecter cette décision ! Aujourd'hui la retenue existe, mais elle est déclarée illégale par la Cour d'appel administrative de Bordeaux. Étonnez-vous aujourd'hui de l'opposition rencontrée à Sivens alors que l'histoire semble se répéter... Bref, pour en revenir à la CACG, nous sommes là devant un incroyable conflit d'intérêt digne d'une république bananière.
De cet épisode de 1983, il faut retenir que si le projet n'a pas eu de suite, c'est que les exploitants agricoles de l'époque ont refusé l'accès aux techniciens de la CACG qui voulaient y faire des relevés. Un autre site est envisagé, mais l'idée sera abandonnée. A l'époque la concertation a consisté à convoquer les habitants concernés en mairie pour leur présenter l'idée, les pouvoirs publics étant venus en nombre...
En 1989, des études sont lancées (par la CACG bien sûr), plusieurs sites envisagés, l'idée suit son cours... Tout s’accélère de nouveau à partir de 1997. Un exploitant décède, un autre suit trois ans après, et c'est son fils qui décide de reprendre l'exploitation, avec dans son projet, le rachat d'une troisième exploitation. Et là, l'idée de retenue ressort étrangement des cartons de la CACG. Nouvelle réunion en mairie, et le jeune exploitant laisse les ingénieurs venir faire des relevés. Quelques années ensuite, le projet est présenté : une retenue d'un million et demi de m3 sur 45 hectares pour un coût de plusieurs millions d'euros (dont 6 millions pour la CACG à qui le marché de l'étude a été attribué, si marché il y a eu).
A partir de 2008 et pendant quatre ans, plusieurs études d'impact environnemental seront menées. En 2012, six jours d'enquête publique seront réalisés (94 personnes entendues dont 10% sont des élus locaux), ainsi qu'une réunion rassemblant 250 personnes. Deux clans sont en présence : les "pour" (associations et collectifs de défense de l'environnement, soutenus par quelques exploitants agricoles) et les "contre" (principalement la majorité des exploitants agricoles). Rien ne sortira de cette réunion, les points de vue étant "inconciliables", dixit les conclusions de la Commission d'enquête. Commission d'enquête qui note aussi dans ses conclusions que le coût du barrage, vu les difficultés techniques, sera de plus de 160% que des ouvrages comparables ! Mais les experts des ministères de l'agriculture et de l'écologie estiment que le taux de rentabilité sera suffisant. Avec quels arguments ? La réponse n'est pas dans le rapport... Ceci dit, la Commission d'enquête rend un avis favorable, mais subordonné à celui de la Commission nationale puisqu'une demande de dérogation relative à la destruction d'espèces animales et végétales protégées est demandée.
Notons qu'en 2013, le Conseil National de la Protection de la Nature (qui n'a qu'un avis consultatif auprès du ministère chargé de la protection de la nature) rend deux avis négatifs sur le projet. Mais la préfecture du Tarn n'en tient pas compte...
La suite n'est qu'affrontements, particulièrement violents, les gendarmes rencontrant une résistance très réactive. Il y aura d'ailleurs plusieurs gendarmes blessés. Au final, la vallée est déboisée et la "petite suisse" n'est plus qu'une terre rase. La résistance ne faiblit pas pour autant et c'est lors d'une nouvelle tentative de dégagement des "zadistes" que Rémi Fraisse, jeune agronome, est tué. Des consignes de fermeté auraient été données par la préfecture, version démentie depuis par Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur, qui estime (tout en finesse) que si Rémi Fraisse est décédé, c'est la faute des casseurs, puisque c'est de leur responsabilité d'avoir tenu tête aux forces de l'ordre. On appréciera la portée du propos...
Et justement, à ce point précis de cette rétrospective, que faut-il retenir en termes d'usage de la démocratie ? Certes, la décision de construire ce barrage est démocratique, puisque votée par une assemblée délibérante. Mais vu les conflits d'intérêts dans cette histoire, ce vote est-il légitime ? Autre question : quand la démocratie n'est pas respectée (une seule consultation en 30 ans d'histoire de ce projet, une absence de stratégie face à une situation relevée comme bloquée, un refus systématique de prendre en compte les différents avis, que ce soit celui du CNPN ou des collectifs citoyens, des recours en justice systématiquement rejetés...), la désobéissance civile est-elle légitime ? Je pose la question.... La désobéissance civile s'inscrit dans les gênes de la démocratie. Si les actes de désobéissance civile ne sont pas codifiés dans la Loi, la Loi prévoit pourtant de les réprimer. Tout désobéissant, pour que son action soit légitime (et renvoyer ainsi l'institution face à ses propres contradictions), doit donc respecter quatre règles (édictées par Martin Luther King) :
- l'acceptation des sanctions
- la réalisation publique de l'acte
- le respect pour la Loi
- l'acceptation des conséquences de l'acte
De fait, les collectifs en présence respectent ces quatre conditions. John Rawls, dans sa Théorie de la Justice donne cette définition de la désobéissance civile :
"La désobéissance civile peut être définie comme un acte public, non-violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement. En agissant ainsi, on s’adresse au sens de la justice de la majorité de la communauté."
Cela justifie-t-il à désobéir ? Il faut pour cela regarder la question sous l'angle de la démocratie représentative : cette dernière, je le rappelle, est celle de la majorité (cela dit, majorité de plus en plus mince faute de participants aux élections). A ce titre, elle doit garantir, et je m'appuie toujours sur les théories de John Rawls, les droits de la minorité. Dans le cas contraire, nous serions dans une tyrannie du plus grand nombre. La liberté d'expression étant alors le même droit pour tous, elle se doit de la respecter. Mais dès lors que les institutions ne respectent pas, et la forme seule ne suffit pas, une certaine forme d'équité symbolique (et là on pensera aux conflits d'intérêts manifestes), la désobéissance civile devient légitime. Si elle n'est pas reconnue, c'est donc une forme de tyrannie qui s'installe, bien loin de tout fondement démocratique. La désobéissance civile devient donc le dernier recours après que les moyens légaux se soient révélés inefficaces ou non reconnus. Je renvoie ici à l'étude très complète de Chloé di Cintio dans son ouvrage "Petit traité de désobéissance civile" où elle en explique les fondements légitimes. Dans le cas de Sivens, et après l'exemple de Fourogue, on conçoit mieux cette opposition et cette absence de confiance dans des pouvoirs publics qui siègent à toutes les instances de décision et se laisse berner par une vision libérale des territoires qui seraient les derniers espaces à exploiter.
Reste la question de la violence de certains "militants". Bien sûr, elle n'est pas compatible avec la désobéissance civile, elle va même jusqu'à la desservir, on le voit bien dans les propos du ministre de l'Intérieur. Mais... Mais il faut bien comprendre que cette violence est structurelle. C'est à dire, selon Johan Galtung, une violence engendrée par les institutions politiques, économiques et sociales qui créent des situations d’oppression. En clair : l'institution en refusant le dialogue, en tentant de passer en force, en niant ses propres principes démocratiques, opère une destruction symbolique de l'individu qui s'oppose à elle. Pour reconquérir une identité niée, voire tuée symboliquement par l'institution, la violence physique répond à la violence structurelle de manière à reconstruire une identité dans le combat. Je n'excuse rien, je tente d'apporter des éléments de compréhension. Compréhension que le ministre de l'Intérieur ne semble pas posséder, car insinuer que la mort de Rémi Fraisse est imputable aux militants est de fait une violence structurelle, surtout quand l'état, via ce ministre, n'a pas pris la juste mesure des événements et gardé un lourd silence d'une semaine après la mort du jeune homme. Cette "petite" phrase ne fera qu'attiser le conflit et faire converger sur le site de Sivens d'autres individus violents décidés à s'en prendre à l'institution (et à la société en général), cela ne rendant service à personne, à commencer par les habitants.
La démocratie représentative est-elle morte à Sivens ? Difficile d'être catégorique, mais ce qui est certain, c'est qu'après ce décès, après le cafouillage (toujours en cours) de l'état, après la division des habitants alimentée par ces tentatives de passage en force, après les révélations sur la CACG, après le rétropédalage effectué par les experts sur le surdimensionnent évident de ce barrage... Je défis n'importe lequel élu de pouvoir dorénavant faire redémarrer ce projet, y compris dans la concertation et la participation. Où alors il faudra un travail de titan et sur du très long terme. Si comme l'a reconnu Jean-Marc Ayrault (lui-même embourbé en bout de piste de Notre Dame des Landes), ce genre de projet ne peut naître et avancer sans démocratie participative, à une époque où cette dernière se fait pressente, il faut aussi tirer un constat : nos hommes et femmes politiques ne savent toujours pas ce qu'est cette forme de démocratie. Ils ont été bercés uniquement dans le sérail de la représentativité et ne savent pas comment faire autrement. La démocratie participative, parce qu'elle est plus proche du consensus, là où la démocratie classique se contente de "pour ou contre, qui s'abstient ?" ; est la seule qui puisse aborder ces grands projets, quitte à les envoyer aux oubliettes. Cela serait un progrès de civilisation, quand certains élus voient cela comme une dépossession... Son avènement n'est donc pas pour demain, même si son évidence finit par nous apparaître ; quand à la représentativité, elle n'a pas finie d'entendre parler de ce fiasco.
Sivens n'est pas une maladresse ou un mauvais calcul, c'est un entêtement aveugle, qui maintenant est malheureusement devenu meurtrier.
PS : aujourd'hui, il existe en France presque une trentaine de lieux qui sont des Sivens en puissance.
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