La destruction du barrage et de la centrale de Kakhovka
Des stations sismiques situées en Roumanie et en Ukraine ont enregistré une explosion de faible intensité le 6 juin à 2 h 54 (heure ukrainienne) avec pour épicentre les coordonnées du barrage de Kakhovka. L'Ukraine et la Russie s'accusent l'une l'autre de la destruction du barrage et de la centrale hydroélectrique (puissance 335 mégawatts). La disparition de trois vannes sur les vingt-sept que compte le barrage (longueur 3.273 mètres, haut de trente mètres), a limité la vague de submersion, on déplore cependant dix morts et quarante personnes disparues. Les eaux du Dniepr ont monté lentement et le lit du fleuve s'est étalé en aval touchant près de quatre-vingts communes. Dix-sept mille civils ont dû être évacués du côté ukrainien et vingt-deux mille du côté adverse. Le réservoir de Kakhovka, long de 240 km et d'une largeur jusqu'à 23 km (superficie de 2.150 km carrés) pour une profondeur de 3 à 26 mètres, retient 18 milliards de mètres cubes d'eau douce.
Selon les experts, 450.000 personnes n'auront plus accès à l'eau potable, 400.000 hectares de terres ne pourront plus être irriguées, les animaux morts font craindre des problèmes sanitaires, les usines de Marhanka, Nikopol et Pokrov risquent la fermeture, et l’effet de « chasse » a dispersé de nombreuses mines fluviales qui protégeaient les berges. Kiev dénonce « le pire désastre environnemental en Europe depuis des décennies » ; plus de 150 tonnes d'huile moteur se sont déversées dans le Dnierp dont le delta abrite le parc d'Oleshky qui couvre une surface de 80 km2. Ce n'est pas le premier barrage ukrainien qui a été détruit. Le troisième jour de l'invasion russe, l'armée ukrainienne avait fait sauter un lac artificiel sur la rivière Irpin à 25 km au nord de Kiev, opération qui avait bloqué l'avancée russe mais provoqué l'inondation de 13 000 hectares ! Une partie est toujours sous les eaux. En 2022 bis repetita avec le réservoir de la rivière Oskile dans la région de Kharkiv.
La destruction du barrage pourrait avoir des répercussions sur le fonctionnement de la centrale nucléaire de Zaporijie située à 130 kilomètres en amont du barrage. Le 8 juin à 6 heures, le niveau du réservoir a atteint le seuil critique de 12,7 m. L'Agence Internationale de l'Energie Atomique a immédiatement rassuré les populations en soulignant que les opérations de pompage devraient « pouvoir se poursuivre, même si le niveau descendait au-dessous de 11 mètres, voire plus bas ». Les six réacteurs étant à l’arrêt depuis plusieurs mois, l'échange calorique reste limité et le refroidissement est assuré par les bassins fontaines et systèmes d’aspersion alimentés par le basin de rétention. Du côté ukrainien : « L’inquiétude aujourd’hui pour la centrale est liée à la tenue de la digue. (...) Le risque, c’est la perte d’étanchéité du bassin, voire l’effondrement de la digue qui l’entoure du fait de la pression exercée par l’eau contenue dans le bassin. La digue n’a pas été dimensionnée pour tenir s’il n’y a pas d’eau de l’autre côté ». Une note de l’IRSN précise : « Si jamais cette digue s’efface, des camions pompe pourraient permettre d’assurer l’appoint nécessaire dans les bassins fontaines à partir de l’eau restante dans le Dniepr ».
Lors de la montée des eaux à la mi-mai, le niveau était à 17,54 mètres dans le réservoir prévu pour 16,5 mètres, l'excédent avait débordé. La fonte des neiges et les pluies abondantes ont gonflé les eaux du Dnierp (le débit à la hauteur de Kherson atteint 1.670 m3/sec, débit équivalent au Rhône). Les cinq barrages établis sur le fleuve ont ouvert leurs vannes afin d'éviter tout débordement, celles du sixième barrage, celui de Kakhovka, sont restées fermées empêchant l'eau de s'écouler jusqu'à la mer Noire. L'ouvrage de béton et de terre construit dans les années cinquante, au sud du pays, long de 3.273 mètres sous le contrôle russe depuis le 24 février 2022 est en phase de vieillissement. Quand l'armée ukrainienne a libéré la ville de Kherson, les Russes ont fait sauter une partie de la voie passant au-dessus du barrage et auraient été incapables d'en réguler le cours, les crémaillères de plusieurs vannes ayant été détériorées.
On a l'impression d'un pat. Les « deux peuples frères » occupent chacun une rive, les Ukrainiens la droite et les Russes la gauche. Le franchissement d'un cours d'eau requiert comme conditions préalables : la supériorité aérienne et de feu - plusieurs points de franchissement (ponts fixes et/ou flottants) - une action rapide ininterrompue. Et au plan tactique : exploration H -10 h, prise des positions par armes d'appui H -3 h, franchissement par un détachement avancé h -2 h, établissement de la tête de pont, heure H, montage des moyens de franchissement H +1 h, établissement de ponts fixes H +3 h. C'est ce que nous disent les manuels militaires. L'Ukraine ne disposant pas de la maitrise de l'air ne peut compter sur une action aéroportée.
Toute société moderne reste très dépendante des sources d'énergies et a un besoin vital de voies de communications, de centres de transmission et industriels. Est-ce un hasard si bon nombre de ces infrastructures nécessaires à ces activités sont souvent et facilement accessibles à partir d'un plan d'eau quelconque : fleuves, canaux, lacs, estuaires, façade maritime ? Il suffit de se promener au « fil de l'eau » pour y voir des aménagements faits de la main de l'homme : balisage pour la navigation, usines marée motrices, stations radio et radars, barrages, mouillages en eaux profondes pour les tankers et méthaniers, centrales nucléaires, raffineries, centres de production d'eau potable, fermes piscicoles, parcs naturels, zones protégées, etc.
Quasiment tous les cours d'eau sont l'objet de variations saisonnières avec pour conséquences la création de zones de retenues artificielles pour ensuite en restituer l'eau en période moins riche, voire sèche. Le premier barrage connu, long de 115 mètres, fut construit dans la vallée de Garawi en Égypte trois mille ans avant notre ère. C'était une levée de terre renforcée par des pierres. Les Romains furent les premiers à utiliser la force motrice de l'eau. Procope de Césarée fait mention en 560 du barrage Daras, premier barrage voûté en amont ancré à ses deux extrémités dans la roche et qui se comportait comme une arche, mais horizontale. Les moulins à eau commencent à se généraliser au Moyen-Âge.
On distingue principalement trois types d'ouvrages hydrauliques : de dérivation ou de captation d'eau - les aménagements - les barrages de retenus (fixe ou mobile). Les barrages hydroélectriques à basses chutes sont construits sur les cours d'eau moyens ou rivières inférieures. Le barrage réservoir se retrouve sur des cours d'eau encaissés ou après le « noyage » d'une vallée permettant la création d'une chute suffisante à l'alimentation de la centrale (faibles débits avec grande retenue et haute chute d'eau).
Le barrage poids est constitué de plusieurs plots juxtaposés les uns aux autres, et l'étanchéité entre chaque plot est assurée par un joint. La stabilité de chaque plot et de l'ensemble repose sur la masse de la structure (ce qui semble être le cas du barrage de Kakhova). Dans le barrage à voûtes, l'arc horizontal transmet une partie de la charge (poussée de l'eau) sur les parois rocheuses des rives ; l'épaisseur du béton augmente avec la clef du barrage et du couronnement vers les fondations. Dans les barrages évidés, des vides disposés dans la masse de l'ouvrage et aux endroits les moins sollicités réduisent la quantité de béton nécessaire à la construction et déchargent le sol qui peut présenter en certains endroits une résistance faible. Le barrage en remblai comprend un massif d'enrochements ou de terre et un joint souple d'étanchéité. Le barrage à aiguilles, une ligne de madriers relevable, ne se rencontre que dans les estuaires et deltas.
Ces grands principes conditionnent la pose des explosifs (charges internes placées dans les galeries du barrage ou externes, immergées ou non) puisqu'il s'agit d'attaquer la ligne de moindre résistance de la construction. Les conséquences d'une rupture d'un barrage de moyenne importance peuvent être estimées H^2 . V (H est la hauteur au-dessus du terrain et V le volume en millions de m^3).
Un barrage comporte de nombreux ouvrages annexes pouvant être la cible d'un sabotage : prise d'eau, vidanges d'urgence, évacuation, puits d'accès aux chambres et aux turbines, canal de fuite d'eau, vidange de fond, etc. L'électricité produite est acheminée par des câbles suspendus sur des pylônes... Pour réduire l'échauffements et les coûts, on préfère limiter la quantité d'énergie transportée (intensité) dans les fils et augmenter la tension. Certainnes installations véhiculent plus de 700.000 volts !
Londres, Bruxelles et consorts parlent d'un Crime de guerre. Il faut toute raison gardée et redescendre sur terre. A la guerre comme à la guerre. Il suffit de lire le livre du major H. Von Dach paru dans les années cinquante pour comprendre l'état d'esprit qui anime tout citoyen désireux de défendre la terre de ses pairs. Tous les États-majors forment d'ailleurs des personnels à la destruction des ouvrages d'art : ponts, barrages, tunnels, écluses, etc. « Si les barrages sautent : l'étendue des catastrophes ainsi provoquées ne peut être exactement évaluée. Des vallées entières, de larges secteurs de notre territoire peuvent être ensevelis sous la masse d'eau et des décombres. (...) Le sol submergé, sera rendu improductif pour un certain temps. D'importantes installations industrielles seront paralysées : les réseaux des communications, rendus inutilisables pendant des mois, des années. L'armée elle-même risque d'être bloquée. (...) De telles catastrophes frappent le moral le plus solide. mais elles ont, pour l'ennemi lui.même, de très graves inconvénients (...) Les cartes d'inondation établies en temps de paix donnent des indications du temps de parcours de la tête de l'onde et l'ampleur possible d'une éventuelle catastrophe ».
Des auteurs et journalistes entretiennent la confusion avec le recours aux armes de destruction massive condamné par le droit international. L'article 52, alinéa 2 des Conventions de Genève (1977) précise : « les objectifs militaires sont limités aux biens qui, par leur nature, leur emplacement, leur destination ou leur utilisation apportent une contribution effective à l'action militaire et dont la destruction totale ou partielle, la capture ou la neutralisation offre en l'occurrence un avantage militaire précis ». En clair, leur destruction reste possible, l'énergie a des usages civils et militaires. « Si la guerre moderne connaît encore une restriction normative quelconque de telle façon que la technique militaire doive se subordonner au droit, ou si cette guerre, de par sa nature, doit être une guerre totale qui dépasse toute norme, jusqu'à ce que le droit soit contraint de capituler devant la technique militaire et de s'y adapter » (rapport de la cinquième commission de l'institut de droit internationale, Genève 1964).
La situation nous invite à un exercice de zététique. Difficile de désigner l'auteur de la destruction sans éléments probants. Plusieurs raisons peuvent être avancées : la route sur le barrage était un passage vers la Crimée - le terrain a été rendu impraticable aux véhicules blindés - les dommages économiques risquent d'être considérables pour l'Ukraine (le sud du pays approvisionne 30 % des céréales et des légumes) - Moscou a fait savoir que les réservoirs en Crimée étaient remplis - Les turbines étaient à l'arrêt depuis plusieurs mois - la plupart des réacteurs de la centrale nucléaire étaient à l'arrêt. Une remarque, une correction, une précision.
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