La faillite probable de la société capitaliste pourrait favoriser l’installation de la démocratie directe
Le système représentatif est en voie d’atteindre, aujourd’hui, le stade ultime de sa déliquescence. Ses mandataires sont de plus en plus contestés par le peuple. Leur probité, leur compétence et leur crédibilité sont mises en doute. L’abstentionnisme progresse lors des diverses élections, affaiblissant d’autant la légitimité des élus et des hauts fonctionnaires investis. De nombreuses lois votées par le parlement, ainsi que certains décrets pris par les technocrates, sont réfutés par la rue et doivent être retirés, ou retoqués, dans la confusion. Bref, l’angoisse démocratique bat son plein et chaque groupe politique s’interroge sur la façon de faire semblant d’octroyer un peu plus de pouvoir au citoyen par le discours théorique, tout en lui en laissant chaque jour un peu moins dans la réalité concrète.
Dans de telles conditions, il semble donc que notre société soit mûre pour penser une redistribution du pouvoir en faveur du peuple, et que la « démocratie » si remarquablement décrite (puis éliminée) par Sieyès en 1789, soit enfin prête à être désignée en tant que procédure institutionnelle de l’organisation sociale. Mais nous ferions preuve de beaucoup d’optimisme, voire de naïveté, si nous pensions que cette évidence, qui procède pourtant d’une analyse objective de la situation, puisse se transformer facilement et rapidement en conviction opérationnelle dans l’esprit de l’ensemble de nos concitoyens.
Jean-Jacques Rousseau a dit qu’il n’existait que trois systèmes connus d’exercice du pouvoir : la monocratie, qui est celui d’un seul homme, l’oligocratie (également nommée aristocratie), qui est celui d’un groupe restreint, et la démocratie, qui est celui de tous les citoyens. Il a également indiqué que les porosités entre chaque système étaient faibles. De fait, bien que la mise en place d’états intermédiaires entre chacun d’eux ne soit pas inimaginable, l’expérience historique montre que, malgré un éventuel habillage de mixité, c’est toujours l’un des trois qui exerce la réalité du pouvoir.
C’est ainsi que les prétendues combinaisons, ou mélanges de deux de ces éléments fondamentaux entre eux, ne furent jamais, au cours l’histoire, que des farces politiques montées de toutes pièces pour tenter de légitimer le discours démagogique de l’entité détenant le pouvoir réel. Nous pourrions citer de nombreux exemples de cette mascarade, tels les Etats Généraux mis en place en 1302 par Philippe le Bel et qui perdurèrent jusqu’en 1789, mais dont la vacuité trouva sa plus belle illustration lorsque Louis XIV y fit irruption un jour d’avril 1655, en habit de chasse, afin de couper court à des débats qui l’indisposaient et prononça la célèbre phrase : L’Etat c’est Moi. En réalité, la cohabitation de l’institution des Etats généraux et de l’institution royale, du quatorzième au dix-huitième siècle, ne signifiait nullement que le système politique de cette période était une combinaison de monocratie et d’oligocratie. C’était bien une pure monocratie !
A l’opposé, le système de monarchie constitutionnelle encore en vigueur dans certains pays et qui tente de proposer une combinaison similaire, n’est en réalité qu’une décoration monocratique grossière d’une oligocratie devenue toute puissante. Aujourd’hui en France, cette même oligocratie, régnant sans partage mais pressée par les aspirations populaires dont nous avons déjà parlé, semble parfois séduite par une alliance en trompe l’oeil avec la « vraie » démocratie (comprenez la démocratie directe), en proposant un gadget nommé démocratie participative , ou collaborative, ou encore délibérative,… bref, autant de systèmes hybrides et fumeux qui se révèlent être de parfaits dispositifs mystificateurs destinés à faire croire aux citoyens qu’ils sont en capacité de peser sur l’action publique et législative.
Dans la réalité, ces démocraties intermédiaires (!) se révèlent n’être que de sinistres blagues, renforçant d’autant plus le pouvoir des représentants sur les citoyens que les premiers parviennent à convaincre les seconds qu’ils ont participé au processus de décision. Mais si les « vrais » démocrates ne sont pas dupes de ces impostures, la puissance du pouvoir représentatif est, dans la réalité, trop importante pour que ces aspirations citoyennes soient en mesure de peser significativement sur le bon plateau de la balance des rapports de force. Seule la survenue d’un contexte événementiel imprévu et non sollicité par ledit pouvoir en place, pourrait modifier ce funeste déséquilibre en faveur de l’oligocratie. Car les volontés réellement démocratiques sont trop peu nombreuses et éparpillées au sein d’un corps social tout entier occupé à jouir d’un mode de vie opulent et consumériste, lui même pas assez générateur d’insatisfactions internes pour qu’un changement aussi radical, comme celui du passage de l’oligocratie à la démocratie, puisse être raisonnablement envisagé.
Cette rupture majeure dans l’organisation sociale, comparable à celle qui permit, à partir de 1789, à l’oligocratie de s’installer en lieu et place de la monocratie (qui perdurait depuis plus de dix siècles), ne pourra certainement pas s’opérer par un glissement progressif mais uniquement par un processus révolutionnaire intervenant dans le cadre d’une situation socio-économique parfaitement déterminée. En 1789, c’est la bourgeoisie naissante constituée par la caste émergente des riches marchands de la fin du Moyen Age, qui, ayant besoin de nouvelles structures juridiques et politiques pour pouvoir exploiter pleinement les récentes découvertes techniques et créer la future civilisation industrielle, se débarrassa de la monocratie en utilisant habilement la vindicte populaire.
Cette révolution installa donc le pouvoir d’une minorité influente et éclairée, assorti d’un dispositif législatif avancé, qui rendait possible le développement d’une nouvelle forme de conduite de l’économie : le capitalisme. Cette économie nouvelle fut bâtie sur deux piliers principaux : la libération de la création monétaire et l’exploitation intensive des ressources naturelles. C’est ainsi que le système oligocratique, pudiquement dénommé « démocratie représentative », permit à l’oligarchie économico-financière de mettre en place et de développer son outil industriel dont le moteur (et la raison d’être) fut la « croissance », mesurée annuellement par l’évolution du produit intérieur brut, le PIB. Il est de toute première importance de bien comprendre le lien indissoluble qui existe entre la mise en place du système industriel croissant et l’installation du système politique oligocratique, car le second a été spécialement conçu pour permettre au premier d’exister. Cette affirmation pourra sans doute surprendre le lecteur, mais il devra toutefois convenir que la simultanéité de ces deux phénomènes, à défaut d’être suffisante pour qu’ils soient déclarés consubstantiels par l’énoncé d’un théorème indiscutable, entraîne néanmoins une forte probabilité mathématique pour qu’ils le soient réellement.
Un autre élément important doit également être porté au dossier de la rupture de 1789 : celle du progrès immatériel de l’humain. En parlant de progrès immatériel, nous voulons distinguer ce qui ne relève pas de l’amélioration du mode de vie, du confort, de la santé ou de la capacité financière, mais de l’amélioration de l’éthique de l’organisation sociale, c’est à dire du produit de l’équation liberté + égalité + fraternité, que nous re-qualifierons en liberté individuelle + égalité des chances + solidarité.
Ce produit, qui est la résultante de trois forces parfois contraires, fut indiscutablement amélioré à la suite de la rupture monocratie/oligocratie, et, à l’instar de Marx faisant le panégyrique de la bourgeoisie dans le Manifeste du Parti Communiste, nous affirmerons que l’oligocratie, en mettant à bas la monocratie, a apporté un formidable progrès dans l’organisation sociale, du point de vue strict de l’humain. Malheureusement pour l’oligocratie, et, dans la foulée, pour tous les citoyens assujettis, ce système industriel croissant mis en place vers le milieu du dix huitième siècle se révèle aujourd’hui non viable à moyen terme, et ceci pour de simples raisons comptables. En effet, la loi économique la plus triviale, et connue de tous, dit qu’on ne peut pas dépenser plus qu’on ne gagne. Traduit en terme d’entreprise cette loi signifie que la valeur d’une production doit être supérieure à la valeur des charges nécessaires pour l’obtenir. Traduit en terme physique, cette fois, elle signifie que la quantité d’énergie/matière obtenue artificiellement par une transformation industrielle doit être supérieure à la quantité d’énergie/matière mise en œuvre pour l’obtenir. Or, que ce soit de l’un ou l’autre de ces points de vue, notre civilisation industrielle est en déficit structurel depuis la fin des années 1970, et elle se dirige inéluctablement vers une banqueroute comptable.
Cette faillite annoncée de la société capitaliste croissante oligocratique constitue une donnée objectivement révolutionnaire qui va influencer les années à venir et rendre possible l’émergence d’un mouvement populaire de rupture. Cette situation de rupture pourrait alors se matérialiser, d’un point de vue politique, par l’abandon de l’oligocratie au profit de la démocratie. De même que le passage de la monarchie à l’oligocratie après 1789 avait permis un progrès de l’humain dans l’organisation sociale, le passage de l’oligocratie à la démocratie dans la situation de faillite industrielle inéluctable toute proche, pourrait permettre de franchir un nouveau palier dans la maîtrise par l’individu citoyen de cette même organisation sociale.
( Extrait de l'ouvrage "Vers la démocratie directe" )
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