La Famiglia : reproduction et collusion de classes dans la République française
Les classes existant sous l’Ancien Régime et au XIXe siècle se sont reproduites. Trois d’entre elles - la noblesse (la classe politique), la bourgeoisie et le clergé (la classe médiatique) - collaborent pour piller le pays, au détriment de la 4e classe, le prolétariat.
Système, société de connivence, bullocratie, berlusconisme, oligarchie mafieuse, Etat UMPS... Les qualificatifs ne manquent pas pour dénoncer une inquiétante évolution de la société française. Mais cette abondance de termes traduit une difficulté à appréhender clairement le phénomène. Il est pourtant intéressant et possible de le caractériser en le replaçant dans une perspective historique utilisant le concept de classe.
La reproduction des classes
La République avait pour ambition de supprimer les classes (Art. 1er de la Déclaration des droits de l’Homme). Dans la seconde moitié du XXe siècle, la droite s’est efforcée, avec l’aide d’une partie de la gauche, de convaincre que la lutte des classes, et les classes elles-mêmes, étaient des notions liées à l’existence des régimes socialistes et de ce fait discréditées et dépassées. Le succès a été complet et, aujourd’hui, presque plus personne n’ose utiliser ces concepts pour rendre compte de la réalité sociale. Pourtant, bien qu’illégitimes en république et donc forcées à la discrétion, les classes existent toujours et sont même de plus en plus apparentes. Ce qui a disparu, c’est la conscience de classe et la solidarité au sein du prolétariat uniquement. Deux manipulations ont permis d’atteindre ce résultat : d’une part la segmentation en sous-classes artificiellement opposées et, d’autre part, un glissement sémantique du concept, qui d’économique est devenu culturel.
Si l’on revient à la définition économique de la classe : un groupe ayant un rôle économique ou social précis, alors le tableau se simplifie, les frontières deviennent plus nettes et la généalogie apparait.
Le prolétariat rassemble tous les gens vivant de leur travail, manuel ou intellectuel. C’était la plus grande partie du tiers état avant la Révolution. Que l’on soit ouvrier sur un chantier, agriculteur, aide-cuisinier, chercheur ou même cadre supérieur, on appartient à cette classe. Le fait de posséder une belle voiture, une résidence secondaire ou d’écouter Bach plutôt que Johnny n’y change rien. Il suffit, pour s’en convaincre, d’imaginer ce qui se passerait si l’on perdait subitement ses capacités physiques ou intellectuelles... Le prolétariat a toujours existé et existe encore, à l’évidence.
La bourgeoisie rassemble les détenteurs des moyens de production. La bourgeoisie existe depuis le XIIe siècle. C’était l’autre partie du tiers état, ordre mal formé pour cette raison. Cette classe se définit par ses moyens d’existence qui proviennent de la détention d’un capital. Elle ne se définit pas par ses mœurs ou par la décoration de ses résidences.
La noblesse avait comme rôle d’assurer la sécurité de la société. Elle a été liquidée alors qu’elle avait rempli sa mission avec succès et que son utilité sociale, du fait même de ce succès, n’était plus aussi perceptible. Cette classe a comme descendance la classe politique, héritière du même rôle de garant de la sécurité, y compris économique. Je laisse le lecteur juge de la façon dont cette mission a été remplie durant les trente dernières années, en matière économique... La classe politique comprend les élus, hormis les maires des petites communes, et les « hauts fonctionnaires ». Pour ceux qui douteraient de sa filiation avec la noblesse, voici une anecdote révélatrice. En 1995, l’ENA célébra son cinquantenaire par une grande fête organisée... au château de Versailles ! Réalisant un peu tard l’effet désastreux du symbole, les « petits marquis » de la République interdirent les photographes au dernier moment.
Le clergé, liquidé en tant que classe de pouvoir en 1790, avait comme rôle social l’encadrement de l’opinion. Il est donc aujourd’hui remplacé par les médias, télévision en tête. Il est frappant de constater que, comme l’ancien clergé, la classe médiatique est très « étirée » socialement. En effet, un curé de campagne, proche de ses ouailles paysannes, était très éloigné d’un cardinal ou d’un archevêque, proches, eux, de la noblesse par le sang et les intérêts. Le même éloignement existe aujourd’hui entre un pigiste de journal et, par exemple, le directeur de TF1. Ajoutons à cette classe les « intellectuels », qui jouent le même rôle de directeurs de conscience et dont certains sont devenus de simples vassaux des médias ; les autres, rejetés et bâillonnés, devenant inaudibles (cf. le sort réservé à deux grands sociologues qui avaient refusé de faire allégeance : Pierre Bourdieu et Gaston Bachelard).
La collusion des trois classes « dirigeantes »
Les intérêts de la classe politique et de la grande bourgeoisie sont communs. Ceci est particulièrement évident pour les détenteurs des sociétés vivant de marchés publics : armement, travaux publics, concessions, etc. La bourgeoisie a besoin des « serviteurs » de l’Etat et des collectivités territoriales pour obtenir les marchés, tandis que les « serviteurs » ont besoin des entreprises pour financer leur classe. Trois entreprises se sont spécialisées dans les marchés et concessions des collectivités publiques : Bouygues, la Générale des Eaux (Vivendi, Veolia, Cegetel) et la Lyonnaise des Eaux (Suez). Quoi de commun entre la distribution d’eau, la construction d’un pont, l’exploitation d’une autoroute ou d’un réseau de téléphone mobile ? Tous ces marchés se négocient avec la puissance publique.
Par ailleurs, la classe politique a besoin des médias pour tenir l’opinion et assurer son maintien au pouvoir. Il est frappant de constater que les 3 chaînes hertziennes privées ont appartenu ou appartiennent encore aux 3 sociétés citées plus haut (TF1 à Bouygues, Canal+ à la Générale et M6 à la Lyonnaise). Ajoutons le Figaro qui appartient à Dassault et de nombreux périodiques à Lagardère. Ainsi, le contrôle sur et par les médias s’est renforcé constamment, au mépris de l’esprit des intelligentes ordonnances de 1944 sur la Presse, ordonnances qui ont d’ailleurs été « aménagées » au cours du processus.
Le contrôle des médias par les deux autres classes est vital. Une image rend compte du spectacle auquel nous assistons : sur la table, une partie de bridge avec des joueurs sages, réfléchis et policés, mais sous la table, les mêmes jouent cyniquement, en voyous, une partie de poker effrénée. La seule règle est de s’enrichir et les mises font tourner la tête. Eva Joly, une des juges de l’affaire ELF/vedettes de Taïwan, a écrit : « la France est une démocratie de façade ». Dans ces conditions, il est hors de question que les médias s’intéressent à ce qui se passe derrière la façade ou sous la table !
L’interdépendance entre les trois classes s’est accrue jusqu’au point où des liens de personnes et même des liens familiaux les unissent. Il est, par exemple, devenu classique que les anciens directeurs de cabinet prennent la direction des plus grandes entreprises. En France, la fusion des trois classes est en cours. En Italie, un homme, Silvio Berlusconi, incarne l’aboutissement du processus.
Corruption, détournement des fonds publics, maintien de façades présentables, loi du silence, liens familiaux : ces caractéristiques sont celles d’une Mafia italienne. Je nomme cette superclasse la Famiglia.
Ainsi la Famiglia fonctionne à la fois comme une classe et comme une organisation mafieuse. Ses membres défendent leurs intérêts de classe avant leur intérêt personnel. Un exemple illustre ce point : pour défendre Suez contre une possibilité d’OPA, Nicolas Sarkozy a dû renier sa promesse de ne pas privatiser GDF, ce qui lui a évidemment nui en début de campagne électorale. Gageons qu’il ne l’a pas fait de gaieté de cœur à ce moment critique pour ses ambitions. Mais l’intérêt supérieur de la Famiglia commande.
De quand date la naissance de la Famiglia ?
Si les premiers signes avant-coureurs remontent à la présidence de Valéry Giscard d’Estaing (« avions renifleurs », favoritisme au profit de Schneider...), la naissance de la Famiglia eu lieu dans les années 80, sous la présidence de François Mitterrand, avec la privatisation des chaînes de télévision hertziennes. De 1986 à 1988, la vague de privatisations du gouvernement Balladur, avec la constitution des « noyaux durs », a considérablement accru la puissance économique de la Famiglia. Depuis lors, tous les actes des gouvernements successifs ont augmenté cette puissance, notamment en mettant à profit les privatisations pour constituer des oligopoles cartellisés, comme cela a été très bien illustré dans ces colonnes.
L’affaire Pineau-Valenciennes a sans doute été la première preuve publique de l’existence de la Famiglia. Rappelons les faits. En mai 1994, Didier Pineau-Valenciennes, président de Schneider, fut incarcéré en Belgique sous l’inculpation de « faux en écriture et usage de faux, escroquerie, faux dans les comptes annuels, abus de confiance et infraction à la loi relative à la tenue de la comptabilité ». En fait, il lui était reproché d’avoir sciemment et frauduleusement lésé des petits actionnaires lors du rachat de deux filiales du groupe. Comme un seul homme, les politiques français lui apportèrent immédiatement leur soutien, en se déclarant scandalisés que la justice belge ait osé l’incarcérer. Par la suite, il fut libéré, quitta la Belgique et ne se présenta pas aux convocations ultérieures du juge. Didier Pineau-Valenciennes fut finalement déclaré coupable en mars 2006, mais aucune condamnation ne fut prononcée à cause de l’ancienneté des faits...
Quel est aujourd’hui le périmètre de la Famiglia ?
Une caractéristique originale de la Famiglia est qu’elle n’englobe pas la totalité des trois classes dont elle est issue.
Dans l’économie, elle possède une grande partie des sociétés du CAC40. Le centre du dispositif est occupé par les groupes vivant des marchés publics (armement et sécurité, bâtiment, travaux publics, délégation de services publics, donc autoroutes, téléphone, eau, gaz, électricité, chauffage et mobilier urbain, parkings, etc.) Ces groupes contrôlent aussi les grands médias. Bien évidemment, toutes les grandes banques participent au système. La Grande Distribution, qui a besoin d’autorisations pour ses implantations, en fait également partie. Il faut ajouter certains industriels, comme Bernard Arnault ou François Pinault, qui sont des amis proches de Jacques Chirac ou de Nicolas Sarkozy. Plus étonnant, Danone semble aussi inclus dans le périmètre, si l’on en juge par la montée au créneau des politiques lors d’une rumeur d’OPA en 2005...
En revanche, la plupart des entreprises de plus petite taille sont exclues de la Famiglia. Cela explique qu’elles ne sont défendues ni par le MEDEF, ni par les politiques. Au contraire même, les arbitrages politiques sont toujours rendus en leur défaveur. Ainsi, l’abaissement des droits de douane dans le textile a fait perdre officiellement plusieurs dizaines de milliers d’emplois en France, mais le sacrifice de ce secteur était nécessaire pour favoriser la vente d’avions et de quelques centrales nucléaires à la Chine.
Dans les médias, presque tous les acteurs majeurs sont déjà aux mains de la Famiglia. Ceux, peu nombreux, qui ne sont pas encore contrôlés par l’actionnariat, le sont de toute façon par la publicité, donc par les principaux annonceurs, donc par la Famiglia. Ainsi, la proposition consistant à interdire la possession des médias par les groupes vivant des commandes publiques ne suffira pas à restaurer l’indépendance médiatique. Aujourd’hui, seul le Canard enchaîné offre des garanties structurelles d’indépendance. Il est le dernier pilier du 4e pouvoir : lourd poids pour ses petites pattes ! Bien sûr, il reste aussi Internet, le « 5e pouvoir ». Mais ce n’est qu’une question de temps : les premières attaques législatives ont commencé et une stratégie se dessine pour l’asservir.
Dans la classe politique, les partis « de gouvernement », c’est-à-dire aujourd’hui essentiellement le PS et l’UMP, sont inclus dans la Famiglia. Quelques hommes de ces partis, naïfs ou courageux, ont refusé de faire allégeance, mais ils en ont payé le prix, tel Nicolas Dupont-Aignan qui a finalement été contraint de quitter l’UMP. L’UDF, du moins la partie qui suit la ligne de son président, François Bayrou, semble s’être progressivement éloignée de la Famiglia depuis la création de l’UMP. Il est vrai que l’UMP avait tenté de liquider l’UDF par absorption. Peu ou pas représentés à l’Assemblée nationale, les autres partis n’intéressent pas la Famiglia, du moins tant que leur pouvoir au niveau national ou régional reste négligeable.
Une part importante et croissante du PIB, la quasi-totalité des médias hors Internet, la grande majorité de la classe politique : la Famiglia représente une puissance considérable, dotée d’une force de frappe redoutable dans tous les domaines.
Le paradoxe est qu’elle ne comprend que quelques milliers de personnes, 10 000 à 20 000 tout au plus si l’on n’y inclut pas les salariés de base de ses sociétés (et il n’y a aucune raison d’inclure ces derniers, vu la façon très « libérale » dont ils sont traités). Numériquement, la Famiglia réelle est donc ultra-minoritaire.
Comment agit la Famiglia ?
Les intérêts de la
Famiglia ne sont pas forcément ceux du pays et de ses habitants. En fait,
ils sont opposés, car un de ses objectifs majeurs est de capter la plus grande
part possible de la richesse nationale.
Pour y parvenir,
tout ce qui peut être utile est instrumentalisé, à commencer par l’idéologie et
les institutions. La Famiglia n’est ni libérale ni européenne par
essence. Simplement, le libéralisme et l’Europe lui sont utiles pour habiller
ses appétits d’un costume légitime (le libéralisme) et légal (les directives
européennes qu’elle a contribué à écrire). Le militantisme de la Famiglia pour le oui au référendum sur
le TCE s’explique ainsi logiquement. Cet épisode a d’ailleurs permis de bien
cerner le périmètre politique de la Famiglia
et la divergence de ses intérêts avec ceux du pays (95% des députés et
sénateurs en faveur du oui, contre seulement 45% des citoyens).
Mais dans un autre
contexte, celui de l’Union soviétique, la Famiglia se serait appelée la Nomenklatura
et aurait été communiste. Par exemple, le projet de vente de GDF à Suez, sans
appel d’offres donc, est contraire à la doctrine libérale, mais comme il semble
le plus profitable pour conserver Suez dans le périmètre, il a été adopté sans
états d’âme excessifs.
Chaque membre de
la Famiglia, à son niveau, décideur
politique ou économique, se lève le matin en se demandant ce qu’il peut faire
pour l’enrichir. La créativité de tous est concentrée sur cet objectif central.
Taïwan veut des vedettes ? Intéressant : les Taïwanais n’ont pas le
choix, donc on peut les faire payer très cher et récupérer une partie (1/3) de
l’argent. Et tant pis si le résultat est de perdre un second marché du même
montant. Les privatisations exigées par l’Europe ? Intéressant, à
condition que nos sociétés achètent le moins cher possible et qu’elles puissent
ensuite constituer des monopoles ou des oligopoles cartellisés...
Ensuite, les
politiques - les partis et les hommes - sont récompensés et nous avons appris,
à l’occasion de la révélation de certaines opérations (« cahiers Delcroix »,
affaires de la ville de Paris, etc.), que le sectarisme n’est pas de
mise : le parti qui n’est pas au pouvoir reçoit aussi sa part. Pourquoi
donc le PS n’a-t-il que faiblement protesté lors de la vente des sociétés
d’autoroutes en février 2006 et pourquoi ne propose-t-il pas de les renationaliser
s’il arrive au pouvoir ?
Maintenant bien rôdé, le système tourne à plein régime et capte chaque année des milliards d’euro de richesse nationale. Les filières d’évasion ne sont pas connues, mais on devine qu’une certaine chambre de compensation internationale y a probablement joué un rôle important...
Où nous mène la Famiglia ?
Avec la Famiglia aux commandes, le pays et ses habitants s’appauvrissent. Les intérêts de la France ne sont plus défendus en Europe et dans le Monde. Dans ces colonnes, un article de Forest Ent sur la crise économique argentine de 1998 met en évidence un complet parallélisme entre la politique économique argentine avant cette date et celle pratiquée en France. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, une crise similaire est donc probable dans un futur plus ou moins proche. Rappelons qu’à l’issue de cette crise, le PIB de l’Argentine avait reculé de 21 %, le taux de chômage était monté à 23 % et le taux de pauvreté à 57 %...
Que faire ?
Si c’est encore possible, casser la Famiglia est un objectif prioritaire et urgent. Mais comment y parvenir ? Une première étape serait de ne pas élire un de ses membres à la présidence de la République. Après cela, remplacer le personnel politique compromis sera indispensable. Ensuite, des réformes institutionnelles devront garantir que les trois classes qui ont engendré le monstre ne puissent plus jamais se coaliser comme aujourd’hui. Enfin, une fois l’indépendance des politiques et de la justice assurée, il sera temps de demander des comptes à la Famiglia et de récupérer le fruit de ses rapines.
Pour finir, savez-vous ce que signifie Mafia ? Une des étymologies probables est l’acronyme italien de « Morte Ai Francesi Indipendenza Anela », « Mort aux Français... » On commençait à s’en douter...
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